La division sexuelle du travail, les contrats entre les sexes, « l’exception française »

Longtemps considérée comme une profession masculine, la profession comptable libérale française se féminise de plus en plus à partir des années 1980. Le nombre de femmes experts-comptables s’inscrit sur une trajectoire de lente ascension de 9% au début des années 1980 (Hantrais, 1995) jusqu’à environ 19% aujourd’hui. Pourtant, en comparaison avec d’autres professions libérales françaises, le processus de féminisation a démarré plus tardivement et avance plus lentement. Par exemple, en termes d’effectifs professionnels en exercice en 2009, les femmes représentaient quasiment 22% des architectes, 50% des avocats et 57% des magistrats.

La rareté des femmes dans la profession comptable libérale s’accompagne de la présence d’un autre phénomène, observé également dans d’autres pays : la rareté des femmes à des positions élevées au sein des cabinets. Ainsi, conformément aux données de 2009, le taux de féminisation des associés dans les Big 4 en France varie de 10 à 18% . La rareté des femmes dans des positions élevées en cabinets s’inscrit dans une problématique plus large de rareté des femmes dans des positions à responsabilité. Ainsi, en France les femmes représentaient 10,2 % des membres des conseils d’administration des sociétés du CAC 40, selon une étude de l’agence de conseil en communication Capitalcom (2008). Cette situation est comparable avec celle de la Grande Bretagne, où les femmes représentaient 11,7% des membres des conseils d’administration des sociétés du FTSE 100 (Sealy et al., 2008).

La division sexuelle du travail, les contrats entre les sexes, « l’exception française » 

La construction de la division sexuelle du travail 

Le marché du travail contemporain est souvent défini comme étant caractérisé par une division sexuée importante, tant horizontale que verticale (Alvesson & Billing, 1997, p. 54). Le concept de division (ou de ségrégation) renvoie à l’existence d‘inégalités durables de salaires et de perspectives de progression inégales entre hommes et femmes. Le fait de considérer un travail comme étant féminin ou masculin réside dans des intérêts et suppositions qui changent au cours du temps. Dans ce sens, l’exemple de l’industrie laitière en Suède – qui devient vers 1930 une occupation masculine, après avoir été pendant des siècles un domaine de compétence par excellence féminin – est très parlant. En effet, l’introduction des méthodes scientifiques dans le processus de production du lait a déterminé une reconstruction de cette occupation comme étant masculine, c’est-àdire qui relève des qualités généralement attribuées aux hommes (Ferrand, 2004, p. 5). Par ailleurs, le monde contemporain témoigne de l’existence des différences entre les pays dans la construction d’une même profession. Par exemple, dans certains pays excommunistes (Pologne, Roumanie, Russie), la profession comptable est très féminisée, à la différence de pays comme la France où la profession reste encore très masculinisée. Pourtant, en Pologne, la féminisation a eu des conséquences négatives sur le prestige et la rémunération des professionnels (Czarniawska, 2008). En Roumanie, comme d’ailleurs dans d’autres pays à l’est du rideau de fer, c’est le régime communiste qui a eu une influence importante sur la féminisation de la profession comptable. D’une part, ce régime obligeait tous les citoyens aptes à travailler . D’autre part, comme la comptabilité de l’économie planifiée était un exercice fort monotone et routinier, les femmes étaient encouragées à s’y investir. Après la chute du régime communiste en 1989 et la recréation de la profession, les femmes constituaient déjà la majorité des personnes détenant des connaissances en comptabilité et aussi la majorité des étudiants en sciences de gestion . C’est ainsi que la profession s’est trouvée très féminisée. Pourtant, même en dépit d’un manque de prestige similaire à la profession polonaise, la profession d’expert-comptable est assez lucrative et offre une autonomie qui est très attirante pour les femmes . Les raisons de telles différences ne constituent pas l’objet de la présente recherche, mais elles seront sans doute investiguées lors d’une prochaine étude.

Comme je viens de le montrer, la même occupation peut être construite comme féminine ou masculine dans des périodes historiques différentes, mais aussi à la même époque dans des pays différents. Ainsi, Leidner (1991) note qu’à peu près tous les emplois peuvent être construits comme masculins ou féminins en insistant sur certaines dimensions et en les étiquetant d’une certaine façon. La différenciation entre sexe et genre, dont je traiterai en détail dans la section suivante, est à l’origine des explications offertes pour l’apparition de la division sexuelle du travail (Lehman, 1992).

Féminisation des professions supérieures 

Depuis les années 1960, la féminisation du marché de travail s’est accélérée. En France, le taux d’activité des femmes de 25-49 ans a doublé passant de 41,5% en 1962 à 81% en 2005 (INSEE, 2005). La représentation des femmes dans les professions libérales a connu, elle aussi, une importante progression, de 19% en 1962 à 36,3% en 2004 (Lapeyre, 2006, p. 10) . Pourtant, l’évolution du statut des femmes dans la société ne s’est pas faite de manière linéaire, mais sinueuse, avec des accélérations, des fluctuations et même des retours en arrière (Bloss & Frickey, 2001, p. 7) . A partir de la révolution industrielle, deux facteurs changent le statut de la femme : la rémunération et le travail à l’extérieur de la famille. Par ce travail, la femme commence à gagner son indépendance et son autonomie financière. Simone de Beauvoir a bien saisi l’importance de cet aspect dans « Le deuxième sexe » :

C’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la différence qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète (Beauvoir, 1949, p. 521). 

Parallèlement à ce progrès, et en le nourrissant, les femmes ont rattrapé, puis dépassé le niveau scolaire des hommes, enregistrant globalement de meilleurs taux de réussite que ces derniers. Ainsi, en 1971, en France, les bachelières ont dépassé en nombre les bacheliers et, en 1975, les étudiantes ont dépassé les étudiants, toutes disciplines et cycles universitaires confondus. Mais ces évolutions ne se retrouvent que partiellement dans la configuration du marché du travail, car « les progrès considérables des performances scolaires des filles ne se sont pas accompagnés d’une amélioration proportionnelle de leur statut professionnel et familial » (Baudelot & Establet, 2007). Ainsi, selon ces auteurs, à diplôme équivalent, au bout de dix ans d’activité, la probabilité d’occuper un poste de cadre est plus faible pour les femmes que pour les hommes. Ces écarts restent semblables entre les deux sexes selon le diplôme obtenu dans l’enseignement supérieur : 76% contre 57% pour les diplômés du deuxième et troisième cycle universitaire et 88% contre 76% pour les diplômés des grandes écoles (Collin, 1999, p. 166 ).

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre I : Perspective sur le genre comme facteur d’inégalité et de ségrégation
1 La division sexuelle du travail, les contrats entre les sexes, « l’exception française »
1.1 La construction de la division sexuelle du travail
1.1.1 Féminisation des professions supérieures
1.1.2 La division horizontale et verticale du marché de travail dans le monde contemporain
1.2 Les contrats sociaux entre les sexes
1.2.1 Les politiques familiales de l’Etat Français
1.2.2 Positions des femmes dans la sphère familiale
1.3 L’exception française
2 Différentes perspectives sur l’existence des inégalités de genre dans les organisations
2.1 Le genre comme construction sociale
2.2 Perspectives théoriques sur la rareté des femmes au sommet des organisations
2.2.1 Les explications sociales
2.2.2 Les explications organisationnelles
2.2.3 Les théories centrées sur l’individu
Conclusion : d’une approche par niveaux à une approche plus intégrative en termes d’identité
Chapitre II : Féminisation de la profession comptable libérale : un phénomène en cours et plein d’aspérités
1 Professionnalisation et féminisation de la profession comptable libérale française
1.1 Profession comptable et modèles professionnels
1.1.1 Histoire de la féminisation de la profession comptable
1.1.2 Le modèle professionnel anglo-saxon vs. le modèle professionnel français
1.2 Structure de la profession et gouvernance
La construction de l’identité des femmes experts-comptables en France
1.3 Le marché professionnel comptable en France
1.4 Le modèle professionnel des Big 4
2 Le statut actuel des femmes dans la profession comptable libérale française et les enjeux de la féminisation
2.1 Un accès à la profession plus difficile pour les femmes
2.1.1 Déperdition des femmes pendant le cursus
2.1.2 Des écarts de salaire persistants entre femmes et hommes
2.1.3 De l’obtention du DEC à l’inscription à l’Ordre : ce no man’s land des diplômés d’expertise comptable
2.2 Accès récent et concentré en région parisienne
2.3 Modalités d’exercice de la profession : déclin de l’exercice en indépendant104
2.4 Les initiatives concernant les femmes et l’équilibre vie professionnelle et vie personnelle
2.4.1 Initiatives institutionnelles
2.4.2 Les initiatives des Big 4 concernant l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale
Conclusion du chapitre II
Chapitre III : Une approche réflexive et sociologiquement ancrée
1 Le positionnement épistémologique et méthodologique
1.1 Le choix d’une perspective interprétative comme positionnement épistémologique
1.2 Oser l’innovation : une méthodologie innovatrice et personnelle
2 La mise en œuvre de la démarche méthodologique
2.1 La grounded theory (GT) constructiviste comme méthode de recherche
2.2 Préparation et réalisation du terrain
2.2.1 Le recours à l’entretien comme méthode principale de recueil des données
2.2.2 Le choix des interlocuteurs
2.2.3 Le déroulement des entretiens
2.3 L’interprétation et l’écriture du terrain
2.3.1 Une étape plus soumise aux normes académiques
2.3.2 De l’extérieur vers l’intérieur : une méthodologie réflexive comme moyen de se connaître soi-même
2.4 La validité de la recherche
2.4.1 Le voyage d’avant voyage. Fragment autobiographique
2.4.2 La validité de la recherche comme résultat de l’interaction entre subjectivité et réflexivité
3 Les référents théoriques mobilisés
3.1 Positionnement de la thèse dans la littérature comptable sur l’identité
3.2 Structure et agence : entre déterminisme et volontarisme
3.3 Perspectives sur l’identité
3.3.1 L’identité pour soi comme projet réflexif
3.3.2 La socialisation comme incorporation de la société
3.3.3 Identité : une approche par le discours
Conclusion du chapitre III
Conclusion générale

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