Débutant cette thèse en 2012, j’ai commencé à présenter mon sujet autour de moi, à mes collègues et à mon entourage. Les réactions, surprenantes, sont restées les mêmes jusqu’à maintenant. Alors que je pensais qu’il s’agissait d’une pratique très peu connue, j’ai constaté que la notion de « direction de conscience » était en réalité assez familière. Certain·es se souvenaient du directeur Tartuffe de Molière, étudié à l’école ; d’autres évoquèrent la supposée collusion entre le confesseur et les femmes, ou encore la manipulation des consciences par le clergé. Ce dernier motif, récurrent, semble aujourd’hui encore un scorie de la pensée anticléricale républicaine du XIXe siècle. La pratique a ainsi laissé une trace dans les imaginaires, à défaut d’avoir trouvé sa place dans la littérature scientifique. Michel Foucault, dans une leçon au Collège de France de 1980, déplorait ce manque :
Je crois que la pratique, la technique de direction est quelque chose de très important et dont, malheureusement, l’histoire n’a jamais été faite, en tout cas, n’a pas été faite directement pour elle-même .
Cette « direction » met en présence un directeur spirituel ou « de conscience », prêtre ou moine , et une personne « dirigée » qui place volontairement les mouvements de son âme et de sa pensée sous son contrôle. Le directeur guide la personne dirigée afin qu’elle puisse progresser sur le plan moral et spirituel, et l’aide à discerner le projet de Dieu pour elle. C’est un dispositif qui vise le perfectionnement d’une personne via un tiers librement choisi . Pour cela, la personne dirigée doit accepter de parler d’elle et de décrire sa vie intérieure à son directeur. Le récit de soi et la recherche des points faibles sont au cœur de la direction.
Des premiers intérêts de recherche qui rendent la direction de conscience invisible
Jusqu’à la fin des années 1980, les travaux d’histoire et de sociologie religieuse se sont attelés à cartographier les pratiques religieuses : ils se sont attachés à décrire, mesurer, produire des représentations mettant en évidence l’attachement différencié des Français au catholicisme selon leur région. Le focus a été placé sur cette question de la sortie du religieux, de l’éventuel délitement ou revivification des pratiques dominicales de la messe ou de la confession pascale. Cette approche s’est adossée aux travaux de Gabriel Le Bras . Cette logique, fondée sur une démarche quantitative évaluant les pratiques religieuses à partir de critères objectivables, a délaissé les formes moins visibles de manifestations d’attachement religieux. Il en est ainsi de la direction de conscience, qui constitue une forme d’envers de la dévotion extériorisée puisqu’elle relève de la régulation du for interne des individus. Elle n’est pas obligatoire et n’apparaît nulle part dans les sources qui enquêtent sur l’investissement des catholiques dans l’Église.
La rencontre avec l’histoire sociale et l’histoire des femmes. De nouveaux objets, et pourtant…
L’intérêt pour le catholicisme des élites catholiques au XIXe siècle émerge lors d’une nouvelle phase de l’histoire du fait religieux : sa rencontre avec l’histoire des femmes. Dans le sillage du livre fondateur de Claude Langlois sur les congrégations féminines (1983) s’installe une génération d’historien·nes s’intéressant à la place des femmes dans le catholicisme, que ce soit du côté des spiritualités, des fondations, des associations, autour des différentes formes de « maternités sociales » portées par les femmes. Claude Langlois conclut son ouvrage le Catholicisme au féminin en montrant que le catholicisme a offert aux femmes des perspectives inédites : la possibilité d’acquérir une autonomie, des compétences, de prendre des initiatives, de mener des carrières professionnelles, de voyager. Les travaux de Bonnie Smith (1989), de Sylvie Fayet-Scribe (1990), d’Anne Cova (1997) révèlent tous trois la manière dont les femmes des élites ont investi des formes d’associations prolongeant dans la sphère publique le rôle maternel tenu dans la famille, en étroite collaboration avec l’Église. C’est à ce moment que l’on commence à percevoir plus nettement la silhouette du directeur de conscience, figure incontournable de la vie spirituelle de la plupart d’entre elles. Il est indispensable lors de la fondation des congrégations puisque seul son accord et son soutien légitiment l’initiative féminine: Claude Langlois ne propose pourtant pas de réflexion approfondie sur la place du lien entre initiatives congréganistes et direction de conscience dans l’élan congréganiste qu’il décrit. Omniprésence des directeurs de conscience aussi dans l’élaboration des associations charitables féminines et plus généralement dans l’animation spirituelle des paroisses élitaires. En dépit de ce poids du lien directeur/dirigée dans le tissu catholique de la société française du XIXe siècle, l’historiographie en reste à la fin des années 1990 à ce constat sans approfondir la question. Si, on l’a vu, ce silence tient en partie aux choix d’objets opérés par les historien·nes du fait religieux, les raisons de ce silence relèvent aussi d’autres logiques.
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Table des matières
NOTE D’INTENTION
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. DE LA DIRECTION SPIRITUELLE À LA DIRECTION DE CONSCIENCE, « SUIVRE UN OBJET DANS SES TRANSFERTS »
I Une histoire ancienne: naissance, formalisation et affaiblissement de la direction (XVIe-XVIIIe siècles)
II Le glissement de la direction spirituelle à la « direction de conscience » du XIXe siècle
III Le poids de l’imaginaire. La résurgence de la légende noire de la direction de conscience
CHAPITRE 2. UN HOMME AU CENTRE DU DISPOSITIF :LE DIRECTEUR DE CONSCIENCE
I Directeur de conscience, homme, autre ?
II. Choisir un directeur de conscience
III. Échanger : « Il faut toujours se faire pardonner d’écrire »
CHAPITRE 3. LA DIRECTION DE CONSCIENCE :GOUVERNER LES ÂMES POUR RECONQUÉRIR LA SOCIÉTÉ
I La place de l’Église dans la définition des rôles de genre entre 1848 et 1914
II Guider le geste. Reconquête des âmes et direction de conscience
III Etre missionnaire dans la famille : le projet spirituel comme lieu de subjectivation
CHAPITRE 4. ÉCHAPPER AUX NORMES DE GENRE
I Entrer en religion. L’espoir d’un destin différent
II Lire et écrire : repousser l’horizon intellectuel
CHAPITRE 5. DES AFFECTIONS BIEN DIRIGÉES ? VIES CONJUGALES & DIRECTION DE CONSCIENCE
I « L’important dans un mariage est que l’amour soit possible et l’estime bien assurée» : la perception du mariage dans les couples étudiés
II Le directeur de conscience arbitre et médiateur des conflits conjugaux
III Protéger la famille patriarcale ou les intérêts de l’Église ?
CHAPITRE 6. LA DIRECTION BIEN TEMPÉRÉE. UNE PRATIQUE AMBIGUË À LA FRONTIÈRE DU SPIRITUEL ET DU SOCIAL
I L’économie d’une relation
II Une ambiguïté entretenue par les directeurs : l’exemple des négociations de mariage
CHAPITRE 7. LA PÉDAGOGIE DU SPIRITUEL (1850-1880)
I Un Dieu miséricordieux qu’il convient d’aimer sans excès de sensibilité
II La « dose de religion nécessaire » : l’évolution des pratiques
III Le genre d’un catholicisme du devoir
CHAPITRE 8. LE SOUCI DE SOI ET LES NOUVEAUX USAGES DE L’AVEU (ANNÉES 1880 – 1914)
I Le soin et la connaissance de soi
II. Réguler l’intimité : l’affaiblissement de l’autorité du directeur
III La direction de conscience, une pratique thérapeutique comme une autre ?
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
ANNEXES
I Présentation du corpus documentaire
II Bibliographie
III Glossaire
IV Tableau de synthèse des correspondances
V Transcriptions
VI Quelques billets de carnet en ligne
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