LA DIALECTIQUE DU mAîTrE ET DE L’ESCLAVE DANS JACQUES LE FATALISTE ET SON Maître DE DENIS DIDEROT

Le pouvoir autoritaire du maître

   Dans ce premier sous point, il sera question de montrer que, le maître acquiert un énorme pouvoir vis-à-vis de son valet. Et qu’est qui pousse le narrateur à l’appeler maître ? Comme nous l’avons si bien rappelé dans l’introduction, Jacques le Fataliste et son maître(1796) est une œuvre qui relate l’aventure de deux cavaliers qui chevauchent ensemble : l’un présenté comme maître et l’autre comme valet. Le but affiché du roman ne définit pas clairement le dessein de leur voyage. A l’image de François Rabelais qui place savamment le mariage de Panurge au centre du Tiers Livre(1546), le voyage n’estque l’arbre qui cache la forêt et permet donc à Denis Diderot de dérouler tranquillement son roman. Dans ce sens, Marie Hélène Huet disait que : « le fait du récit prime le sujet du récit ». Autrement dit, les faits évoqués prennent le dessus sur le sujet central lui-même. Ainsi, l’œuvre reste-t-il remarquable non pas du point de vue de la signification mais de la fabrication ? Il est important de noter que, la littérature est un atelier sur l’écriture et son unité de base est essentiellement les mots. En ce sens, Diderot saisit cette occasion pour établir les relations qui régissent entre le maître et son valet. Comme pour la plupart des romans de Diderot, on a un dialogue comme dans le Neveu de Rameau (1805): le philosophe nommé encore « moi » converse incessamment avec le neveu de Rameau appelé aussi « Lui ».Il confronte leurs idées sur l’art, la morale, l’éducation et sur l’existence. Dans Jacques le Fataliste également, ce même dialogue apparaît. Partant de ce bref rappel qui campe le décor, nous nous évertuerons à montrer dans ce sous-point comment se manifeste le pouvoir autoritaire du maître dont il est question dans l’œuvre. En effet, pour tuer le temps ou pour réduire l’ennui et la fatigue, le maître est bien placé pour ordonner à Jacques de conter l’histoire de ses amours. Dès l’incipit, il se montre très attentionné au récit du valet. Donc, nous pouvons retenir que, la parole est le premier élément qui met en jeu la relation des deux protagonistes. Et cette parole est attribuée au valet qui doit prendre en charge toute l’ennui et la fatigue du voyage. Dès lors, ce pouvoir du maître sur son valet commence à trouver ses premières prémices. Toutefois, le maître lui demande de conter l’histoire de ses amours afin d’abréger toutes les difficultés du voyage. Loin de se cantonner à ordonner à son valet d’entreprendre l’histoire de ses  il lui rappelle à chaque instant le fil de son récit comme lorsque Jacques décide de reprendre parce qu’il se sent égarer dans les méandres de son récit ; le maître, qui lui voue une attention particulière, lui dit gentiment « Non, non. Revenu de ta défaillance à la porte de la chaumière, tu te trouvas dans un lit, entouré des gens qui l’habitaient ».Il accorde une importance capitale au récit de Jacques du moment qu’il réclame incessamment les histoires d’amour de ce dernier. Etant autoritaire, il est très remonté contre Jacques qu’il traite de tous les noms « Le bourreau ! le chien ! le coquin ! où est-il ? que fait-il ? Faut-il tant de temps pour reprendre une bourse et une montre ? Je le rouerai de coups ; oh ! celà est certain ; je le rouerai de coups ». Par-dessus tout, le maître mène son valet à sa guise comme lorsqu’il lui demande d’interrompre l’histoire de ses amours pour lui faire le point sur le voyage de son Frère Jean à Lisbonne. Ce que le valet exécute sans gronder. Dans un autre registre, le maître ordonne son valet de se taire avec fermeté et avec autorité comme « Tais-toi, nigaud » ou quand il lui reproche d’être « un dangereux vaurien ». Dans ce sillage donc, Blaise Pascal avait raison de dire que : « La force est la reine du monde ».Dans cette perspective, cette force du maître réduit le valet au néant car n’ayant pas un pouvoir de décision, obligé plus que jamais de satisfaire les souhaits de son maître. L’autorité du maître paraît en filigrane à travers son statut parce que le maître lui-même rappelle qu’il est issu d’une famille bourgeoise et possède donc des privilèges aristocratiques. Bref, quand il donne des ordres, le valet est tenu de les exécuter. A côté du maître, on note toujours la présence prépondérante du valet, d’où l’entrée en scène de ce dernier.

Les rapports d’opposition entre Jacques et son maître

   Les rapports d’opposition entre Jacques et son maître se manifestent de prime abord par leur rang social. En effet, tout porte à croire que ce maître est un noble dans la mesure où il porte « l’épée », privilège réservé à l’aristocratie. Il a également comme nous l’avons mentionné quelque part dans notre travail « un nom, un état, des prétentions ». Cependant, on sait pertinemment que l’appellation Jacques renvoie depuis le moyen âge à un type social et littéraire c’est-à-dire celui du domestique et du rustre. Jacques, pour tout dire est un paysan. D’ailleurs, le maître rappelle clairement à son valet qu’ « un Jacques n’est point un homme comme un autre » . Donc, nous pouvons dire que, le valet est matériellement dépendant de son maître. Son rang social l’oblige irrémédiablement à se soumettre aux ordres de ce dernier. De surcroît, leurs divergences transparaissent dans leurs relations avec d’autres personnages. Jacques de son côté fréquente les petits artisans tels que Bigre et le maître lui reste attaché à de riches bourgeois comme Desgland, seigneur de Miremont. Toutefois, la hiérarchie est bien respectée car même pour le dîner, il se présente comme suit : Le maître de Jacques dine avec le Marquis des Arcis qui à priori a la même hiérarchie sociale que lui et Jacques le valet est obligé de partager son diner avec le jeune homme. Leurs références culturelles divergent parce que le maître fait référence à l’Emile de Rousseau, à la mort de Socrate tandis que Jacques évoque une vieille fable des écraignes de son village. Tout au plus, leur jugement sur l’attitude et la situation du Marquis diffère dans la mesure où Jacques compatit et s’apitoie sur le sort du marquis et le maître quant à lui reste indifférent. Cela laisse entendre qu’il ne porte pas le même jugement sur les faits. Toujours dans cette logique d’idées, des différences notoires résident dans leurs caractères, leurs comportements et leurs idées. Il convient de souligner que, Jacques est courageux et n’éprouve aucune peur à tenir tête aux brigands qu’il neutralise avec une aisance singulière et pendant ce temps son maître tel un poltron s’inquiète sur le dénouement de l’a venture et de surcroît laisse son corps exprimer sa peur froide . Mais aussi, le maître, saisi d’une peur intense, veut rapidement quitter les lieux par contre Jacques qui affiche une sérénité certaine prend courageusement et aisément tout son temps. Du reste, le narrateur attribue à Jacques des qualités remarquables « bon homme franc, honnête, brave, attaché, fidèle ». Nous pouvons dire d’ores et déjà que nous n’avons pas ici un valet ordinaire car, dans le théâtre de Molière, les valets sont toujours des poltrons et les maîtres courageux. D’ailleurs, le Marquis des Arcis s’adressant au maître de Jacques, lui signale clairement que Jacques est loin d’être un valet ordinaire. Quant au maître, il est ridiculisé par le narrateur qui le discrédite de façon remarquable : « il a peu d’idées dans la tête ; s’il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c’est de réminiscence ou d’inspiration ». A propos de leurs aventures amoureuses, le maître affiche une naïveté débordante alors que Jacques lui, réussit avec brio toutes ses initiatives amoureuses. Même si la fidélité est mise à mal dans l’œuvre, Jacques dépasse largement son maître dans toutes ses tentatives amoureuses. L’exemple le plus manifeste est Denise qui cède aux avances du valet au détriment de celles du maître. Ayant l’esprit vif et subtil, Jacques est tout de même bavard et le maître, bien qu’étant fade et ennuyeux, reste très discret et aime par-dessus tout écouter. Ces propos du maître l’authentifient parfaitement : « Tu aimes mieux mal parler que te taire…Et moi, j’aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre ». Ce qui à priori les met tous deux très à l’aise.

La dépendance du maître

   A présent, nous venons au chapitre le plus intéressant de notre travail car dans le premier chapitre nous avons clairement évoqué d’une soumission feinte de Jacques, qui est par excellence le valet. Comme nous l’avons plusieurs fois rappelé, l’autorité demeure très contestée dans ce siècle. De surcroît, Diderot met en valeur le couple maître-serviteur afin de ressortir cette réalité sociale. Cela laisse entendre qu’il s’agit de la partie la plus amère pour le maître dont il est question dans Jacques le Fataliste. Il s’y ajoute également le fait que Diderot n’invente la figure du maître que pour le narguer en soulignant la dépendance de ce dernier. Pour aborder cette question de dépendance du maître, il faut qu’on se pique un peu de philosophie pour ressortir toute la quintessence que revêt cette notion fondamental de dépendance. En d’autres termes, il est important de mettre en relief les impasses de la domination. En effet, l’impasse est double. Le moment privilégié de l’affirmation par le maître qu’il est conscience de soi, réside dans la jouissance des fruits du travail de l’esclave. En plus, étant une opération de négation, le maître consomme des produits du travail de l’esclave et, en se faisant, il les détruit. Il est tout aussi vrai que, le maître est doublement dépendant de l’esclave. D’une part, il dépend de ce dernier pour sa subsistance. A titre illustratif, nous avons l’exemple du maître de Jacques qui souffre et reste inexistant quand ce dernier s’absente momentanément comme le note le narrateur : « il ne savait pas que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques ». Autrement dit, parmi ses grandes occupations : il y a la montre qu’il consulte sans cesse, sa tabatière dont il prise souvent, et Jacques dont les récits lui sont indispensables. Ce qui autorise à conclure que Jacques fait partie des trois grandes ressources de sa vie au même titre que la montre et la tabatière. D’autre part, il en dépend pour une façon essentielle, celle de confirmer son véritable statut. Quand on parle de maître, on met en valeur le valet parce que sans celui-ci, il ne serait pas maître. En outre, le fait qu’ils soient en route explique l’absence d’autres valets, en ce sens que Jacques demeure et reste son unique serviteur. Cela donne donc un caractère spécifique aux fonctions et au statut de Jacques. Dans leurs discussions permanentes, le maître et le valet gardent des relations d’égal à égal au point de nous faire oublier la distance sociale qui les sépare. Quoique son maître se met parfois en colère quand Jacques manque à son service, ce ne sont pas ses qualités qu’il recherche et apprécie chez son valet, ni ses fonctions qu’il exige avant tout. Il faut surtout préciser que le rôle essentiel de Jacques est celui de conteur et dans ce sens il n’est pas subordonné à son maître mais il est plutôt son partenaire. Force est de souligner que, le maître est tel que parce que l’esclave reconnaît son pouvoir et accepte de s’y soumettre. C’est dans ce sillage que, Hegel écrivait : « En conséquence ; la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile ». Il faut tout simplement préciser que, l’expression « conscience indépendante » connote celle du maître. Par conséquent, le maître n’existe qu’à travers la figure emblématique du valet, qui ne fait que ressortir et confirmer le vide de l’existence de celui-ci. Quand on défile les premières pages de Jacques le Fataliste, on reconnaît nettement que, le maître de Jacques est non seulement anxieux et peureux mais il doit pardessus tout supplier Jacques dans les moindres initiatives à prendre. L’exemple le plus apte et propice pour concrétiser cet état de fait est, qu’après la correction des brigands par le valet, le maître craint une probable révolte de ces derniers et supplie Jacques de se lever. Ce qui nous pousse à lui coller l’étiquette de poltron de première envergure. Du reste, le maître fonctionne comme un automate et est toujours réduit à l’ennui et à la passivité quand Jacques n’est plus en mesure de continuer son récit comme le précise le maître lui-même : « Ah ! la parole t’est enfin revenue. Je me réjouis pour tous les deux, car je commençais à m’ennuyer de ne pas entendre, et toi de ne pas parler. Parle donc… ».

Les relations conflictuelles entre le maître et le valet

   Force est de constater qu’à la base de la relation conflictuelle, on observe toujours une rivalité comme l’a si bien rappelé l’hôtesse du Grand Cerf dans Jacques le Fataliste et son maître de Diderot : « Il faut se méfier des valets ; les maîtres n’ont point de pires ennemis… ». L’opposition maître-valet est très souvent utilisée au théâtre, et même dans le roman, comme une source comique, car elle met en scène l’écart considérable des conditions sociales contemporaines de l’auteur. Il faut surtout préciser que cette opposition est due au fait que chacun tente d’imposer son pouvoir sur l’autre comme le constate d’ailleurs Hegel : Deux personnes (« deux consciences »dit Hegel) s’affrontent dans une lutte de pur prestige. Chacun cherche la reconnaissance, c’est-à-dire veut que l’autre s’incline devant lui, admette sa valeur, renonce à la contester. Le combattant qui a été jusqu’au bout de son désir, sans faiblir devant la peur de la mort, devient le « maître » de celui qui n’a pas su faire la même preuve de sa liberté. Mais du coup, le maître est doublement lié à son esclave ; par le désir de se faire durablement reconnaître comme libre, et par la nécessité d’interposer, entre lui et le monde, son serviteur dont le travail lui assure les moyens de se maintenir au-dessus des contingences de la vie. Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est : 1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-poursoi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) immédiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore ». Mais également, dès que le serviteur acquiert les caractéristiques d’un héros, il se rapproche du maître jusqu’à devenir son rival, se confondre avec lui, être son complément, son double social et affectif. Par exemple, quand le maître s’aperçoit qu’on lui a volé son cheval, il décide d’infliger une correction au valet et ce dernier adresse une menace qui fit aussitôt tomber la fureur et les ardeurs du maître : «Monsieur, je ne suis pas d’humeur à me laisser assommer ; je recevrai le premier coup, mais je jure qu’au second je pique des deux et vous laisse là… ». Tout au plus, le valet défend sa propre cause et s’oppose au maître au nom de son propre intérêt. Derrière cette relation conflictuelle, se cache le plus souvent une rivalité identitaire et même amoureuse. D’ailleurs, le maître ne peut s’empêcher de déplorer l’attitude de Denise : « préférer un Jacques ! ». En revanche, le valet se défend parfaitement en répliquant au maître (qui stipule qu’un Jacques n’est qu’un Jacques et n’est pas un homme comme les autres) que : « C’est quelquefois mieux qu’un autre ». L’attitude de Jacques fait écho à celle de Figaro, le valet de Le mariage de Figaro de Beaumarchais. En effet, Figaro possède la suprématie de la parole et gagne son maître sur tous les duels verbaux.

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Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE : Les rapports entre le maître et l’esclave
Chapitre 1 : La soumission feinte de l’esclave au maître
1.1 Le pouvoir autoritaire du maître
1.2 L’assujettissement du valet
1.3 Les rapports d’opposition entre le maître et le valet
1.4 Les rapports de complémentarité
Chapitre 2 : La satire de l’autorité
2.1 La dépendance du maître
2.2 L’inversion des rôles
2.3 Les relations conflictuelles entre le maître et le valet
2.4 La liberté de Jacques
DEUXIEME PARTIE : Les perspectives narratives
Chapitre 3 : La narration : prise en charge du rapport maître-valet
3.1 Les particularités du discours du valet
3.2 L’approche philosophique du valet
3.3 Le discours et la philosophie du maître
3.4 Le couple maître-valet : une dimension philosophique
Chapitre 4 : Diderot et la mise en scène du couple maître-valet
4.1 Les perspectives du dialogue entre le maître et le valet
4.2 Une inspiration théâtrale
4.3 Le reflet des idées des Lumières
4.4 La liberté de création chez Diderot
Conclusion
Bibliographie

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