DE LA SOCIETE NAISSANTE OU DE LโETAT PREPOLITIQUE
ย ย La logique que Rousseau suit (de lโรฉtat de nature ร lโinstitution du contrat) semble ร la premiรจre impression contradictoire et un peu obscur. Du moins ร en croire certaines interprรฉtations รฉmises sur sa conception. En effet, lโon a voulu reprocher ร Rousseau un certain manque de rigueur et de cohรฉrence. Car, disent certains, si Rousseau plaide en faveur dโun รฉtat paisible caractรฉrisรฉ par une bontรฉ naturelle des hommes, pourquoi serait-il nรฉcessaire de passer un contrat. Autrement dit, รฉtant donnรฉ que les hommes vivaient dans cet รฉtat en dehors de tout souci et en parfaite harmonie avec leurs pairs, nโest-il pas ridicule et insignifiant dโimaginer lโidรฉe de contrat social. Parmi ceux qui accusent Rousseau dโรชtre incohรฉrent et obscur on peut citer Yves Vargas. Ce dernier dรฉveloppe ses critiques contre la thรฉorie contractuelle chez Rousseau principalement dans son ouvrage intitulรฉ Rousseau. Economie politique. Il nie lโexistence du contrat chez Rousseau. Il pense que Rousseau ne fait allusion quโร la rรฉvolution menรฉe par une masse combattante dans lโunion des forces individuelles. Il justifie cette nรฉgation en se rรฉfรฉrant aux thรฉories classiques du contrat social. Il estime, au mรชme titre quโHobbes, que ยซ si les hommes ont renoncรฉ ร la libertรฉ absolue qui les caractรฉrisait dans lโรฉtat de nature au profit de la vie en sociรฉtรฉ, cโest que cette libertรฉ illimitรฉe devenait cause de la discorde ou de la guerre de tous contre tous. Mieux, le rapport intersubjectif spontanรฉ menaรงait la survie de lโespรจce humaine. ยปAlors que, selon lui(Vargas), cette thรจse se trouve รชtre catรฉgoriquement rรฉfutรฉe par Rousseau dans le Discours sur lโorigine et les fondements de lโinรฉgalitรฉ parmi les hommes et dans certains endroits de lโEconomie politique. Il estime que Rousseau pense que la guerre gรฉnรฉralisรฉe de tous contre tous, qui menace la disparition de lโespรจce humaine, a plutรดt pour source dans lโinรฉgalitรฉ des richesses. Cette incohรฉrence, supposรฉe chez Rousseau ร cause de sa conception de lโรฉtat de nature et de sa thรฉorie du contrat, sort de la comparaison que lโon fait entre sa position et celle de Hobbes. Ce dernier pense que lโhomme est un animal orgueilleux et vaniteux par nature et que cet orgueil et cette vanitรฉ seront les causes principales de la guerre de chacun contre tous. Selon Hobbes lโhomme primitif fut toujours animรฉ par ce sentiment dโorgueil et se voit toujours supรฉrieur ร ses semblables ; ses premiers sentiments furent de chercher comment subjuguer ses semblables afin de se les servir comme vassaux ou serfs. Cโest ce qui, selon lui, donnera par consรฉquent de lโimportance et de la pertinence au contrat social. Robert Dรฉrathรฉ nous interprรจte les causes principales de lโidรฉe de la guerre de tous contre tous, tant soutenue par Hobbes, en ces termes : ยซ Vivant au milieu de ses semblables, lโhomme est naturellement amenรฉ ร comparer son sort au leur, et ne peut รชtre heureux que si cette comparaison est ร son avantage. Son bonheur est fait pour une large part du sentiment de sa supรฉrioritรฉ : โil nโest pas absolu, mais relatif. โLโรฉtat de guerre est inรฉvitable parce que tout homme a lโillusion dโรชtre supรฉrieur aux autres et veut avoir plus que les autres. Il se sent diminuรฉ, blessรฉ dans son orgueil par tout ce quโun autre possรจde et quโil nโa pas. Chacun devient de ce fait pour tous les autres un rival, un adversaire, un obstacle dans la poursuite du bonheur. De lร une hostilitรฉ constante, โune rivalitรฉ perpรฉtuelle pour les honneurs, les richesses et lโautoritรฉ. โยป Cette interprรฉtation dont la thรฉorie de lโรฉtat de nature de Rousseau fait lโobjet tient plus ร la surface quโร la profondeur de ses idรฉes. Cette obscuritรฉ tient de la faรงon dont certains, comme Vargas, interprรจtent sa pensรฉe philosophique et politique selon leurs vues et non telle quโelle a รฉtรฉ thรฉorisรฉe par lui-mรชme. Lโon sera toujours hantรฉ par les questions de ce genre, tant quโon sโen tient ร la surface et non au fond mรชme de sa thรฉorie de lโรฉtat de nature. Car, selon Rousseau, le contrat social est la seule solution ร lโรฉtat de nature transitoire caractรฉrisรฉ par lโenvie et le besoin. Cet รฉtat (de la sociรฉtรฉ naissante) a engendrรฉ chez les hommes, dรฉsormais regroupรฉs, une situation de conflit ou de mรฉfiance mutuelle, tandis que lโhomme primitif fut naturellement bon, puisquโil รฉtait indรฉpendant et se suffisait ร lui-mรชme. Le primitif vivait hors de la communautรฉ et abandonnรฉ ร lui-mรชme. Il รฉtait sujet ร peu de besoins. Dโaprรจs Rousseau ยซ le premier sentiment de lโhomme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation. Les productions de la terre lui fournissaient tous les secours nรฉcessaires, lโinstinct le porta ร en faire usage.ยป Dรจs lors, nโayant aucun besoin de ses pairs, nโayant pas le sens de la justice, il ne pouvait รชtre que ce flegme, doux et innocent que la mauvaise socialisation a dรป sombrer dans lโinimitiรฉ mutuelle ou rรฉciproque. Selon Hobbes, cet รฉtat de haine et de guerre mutuelle a pour source dans lโexistence primitive de lโhomme. Alors que Rousseau pense quโil devrait รชtre pris, plutรดt, pour effet de la mauvaise socialisation des hommes. Il (Rousseau) dรฉcrit lโรฉtat naturel de lโhomme comme suit : ยซ Il parait dโabord que les hommes dans cet รฉtat nโayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient รชtre ni bons ni mรฉchants, et nโavaient ni vices ni vertus, ร moins que prenant ces mots dans un sens physique, on nโappelle vices dans lโindividu les qualitรฉs qui peuvent nuire ร sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer(โฆ) ยป
DE LA NATURE ET DE LA NECESSITE DU CONTRAT SOCIAL
ย ย Le contrat social est vu par certains, entre autres par Hobbes, Locke et Rousseau comme une solution ร une situation ingรฉrable ร laquelle le primitif est confrontรฉ. Si les hommes se sont retrouvรฉs en sociรฉtรฉ aprรจs une longue vie dโerrance, cโest, comme le dit Kant, que la nature ne fait rien en vain, cโest-ร -dire tout ce qui est, est en vue dโune chose. Donc la sociabilitรฉ des hommes, bien que tardive, sโรฉtait dโemblรฉe inscrite dans lโordre naturel des choses. Si les hommes ne sont pas sociables par nature ils ne sont pas pour autant moins destinรฉs ร le devenir, soutient Rousseau. Selon ce dernier, les hommes se sont passรฉs un contrat malgrรฉ eux car lโรฉtat actuel de leur nature ne permet point une vie solitaire. Par contre la guerre naturelle de tous contre tous dont parle Hobbes nโest point un motif suffisant de la sociabilitรฉ des hommes dira Rousseau. Les hommes nโรฉtant plus disposรฉs ร vivre selon leur รฉtat primitif, ร cause des changements successifs intervenus au cours de leur รฉvolution, commencรจrent alors ร former des sociรฉtรฉs. Ces sociรฉtรฉs naissantes constituรจrent le pont entre lโรฉtat de pure nature et lโรฉtat civil. Arrivรฉs ร ce stade de vie oรน la pitiรฉ naturelle ne fait point sa preuve, les hommes se mรฉfiant les uns les autres, Rousseau soutient quโil serait mieux de se constituer en une force commune oรน chacun se verra protรฉgรฉ par chacun. Le plus fort, par souci du bien-รชtre se voit obligรฉ de se liguer aux plus faibles autour dโun idรฉal commun qui est la libertรฉ et lโรฉpanouissement. Car il est conscient que la force ne fait pas le droit et tout droit acquis par la force sera nรฉcessairement ravi par la force. Et il nous explique les raisons de ce contrat entre les hommes ainsi : ยซ โUnissons-nousโ, leur dit-il, โpour garantir de lโoppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer ร chacun la possession de ce qui lui appartient : instituons des rรจglements de justice et de paix auxquels tous soient obligรฉs de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui rรฉparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant รฉgalement le puissant et le faible ร des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous mรชmes, rassemblons-les en un pouvoir suprรชme qui nous gouverne selon de sages lois, qui protรจge et dรฉfende tous les membres de lโassociation, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde รฉternelleโ. ยป Lโargumentaire des partisans de la thรฉorie du contrat social est certes marquรฉ par des approches discordantes, mais leur unitรฉ se trouve dans le seul fait de soutenir lโidรฉe que les hommes ne sont parvenus ร se socialiser que par le biais du Contrat quโils ont passรฉ entre eux et quโils sont tenus de respecter. Robert Dรฉrathรฉ nous explique la nature de ce contrat en ces termes : ยซ Tout contrat, quelles quโen soient les clauses, est un engagement mutuel, et doit comporter de part et dโautre une promesse rรฉciproque. Il est clair que le contrat social ne peut faire exception ร la rรจgle et sur ce point tout le monde est dโaccord. ยป Mais il nous met en garde de tenir pour unanimes, les opinions de ces penseurs sur les termes ou clauses du Contrat, car dit-il : ยซ mais lorsquโil sโagit de prรฉciser quelles sont les personnes qui prennent cet engagement mutuel et sโobligent ainsi les unes envers les autres, les auteurs se divisent ยป.La rรฉserve de Dรฉrathรฉ sur lโidรฉe de la nature universelle des conventions sociales sโexplique par les faits de lโhistoire. Lโhistoire de la thรฉorie du contrat social est marquรฉe par des controverses et des polรฉmiques autour de la lรฉgitimitรฉ dโun type de contrat dit contrat de soumission que Rousseau apostrophera sous le nom de โ contrat de gouvernement โ. Ce type de contrat thรฉorisรฉ par Hobbes tiendra ร accorder tous les droits individuels et collectifs des individus ร une seule personne ou une assemblรฉe de personnes qui fera office de souverain, ร lโimage du seigneur des cieux et de la terre. Ainsi ce pouvoir absolu confรฉrรฉ au souverain nโengagera en rien ce dernier puisquโil nโa jamais รฉtรฉ lโauteur dโaucun engagement conclu vis -ร - vis des contractants et il nโa rien promis en retour ร ces individus. Donc le pouvoir qui, rรฉsulte de ce pacte de soumission que Hobbes met en exergue dans son Lรฉviathan, est assimilรฉ au pouvoir divin que le souverain aurait reรงu des mains de Dieu. Cโest pour cette raison quโun bon nombre de thรฉologiens se font partisans et dรฉfenseurs de cette idรฉe qui nโa rien de positif et de soutenable aux yeux de Rousseau. Rousseau se montrera trรจs critique ร lโรฉgard de cette conception du contrat social faite par Hobbes. Pour Pufendorf, lโhistoire de lโhumanitรฉ est marquรฉe par lโavรจnement de deux types de contrat sur terre reliรฉs entre eux par un dรฉcret, en guise dโune prรฉmisse propice ร la formation dโun gouvernement en vue de faciliter lโinstitution dโun Etat vรฉritable, exempte de toute sorte de manลuvres secrรจtes visant ร dรฉstabiliser les pouvoirs publics. A ses yeux, pour que ce type de contrat puisse avoir lieu, les hommes ont dรป sโaccorder dโabord unanimement sur lโinstitution dโun cadre de vie commun et profitable ร tous et qui sera, dโailleurs, ร lโorigine de lโEtat. Ensuite il faut, dit-il, que cette convention sociale soit suivie dโun dรฉcret qui ne sera validรฉ que par la majoritรฉ des voix des contractants. Enfin une autre convention, oรน une personne ou une assemblรฉe de personnes est choisie, sera instituรฉe pour conduire ร bon port la destinรฉe de lโEtat et de veiller scrupuleusement sur la joie, le bonheur des gens, et ร la bonne gestion des biens publics. Pour cela les convenants sโassujettiront ร obรฉir et rester fidรจles au souverain par le simple fait de leur confiance tรฉmoignรฉe en faveur du souverain. De lร , on se retrouve avec un pacte de soumission oรน toutes les volontรฉs individuelles et collectives des contractants se rรฉsument ร la seule volontรฉ du souverain. Cette thรฉorie attribuรฉe ร Pufendorf est connue sous le nom de double contrat. Elle est considรฉrรฉe comme fausse par Rousseau, car reposant sur des bases insoutenables puisque caractรฉrisรฉes par la soumission aveugle ร lโautoritรฉ souveraine. Cette thรฉorie tant rรฉfutรฉe par Rousseau est expliquรฉe par Dรฉrathรฉ comme suit : ยซ Ces deux pactes sont bien diffรฉrents. Par le premier chacun sโengage envers tous et tous envers chacun : cโest un pacte dโunion qui lie les citoyens entre eux et leur impose des obligations mutuelles. Le second est une convention par laquelle les citoyens se soumettent ร lโautoritรฉ des chefs quโils ont choisis et leur promettent sous certaines conditions une fidรจle obรฉissance : cโest un pacte de soumission. ยป Donc, selon Pufendorf, les hommes se sont accordรฉs volontairement sans obligation, en premier temps, ร sโassocier pour construire un cadre de vie idรฉal et en deuxiรจme temps, par souci de paix durable, ร confรฉrer tous leurs droits ร une seule personne ou assemblรฉe de personnes. Ce type de contrat, bien quโil attribue au souverain le pouvoir absolu sur ses sujets, ne proscrit pas le pouvoir ou la volontรฉ de mettre fin aux exactions de ce dernier. Autrement dit, les sujets ne sont tenus de se soumettre au souverain que dans le bon sens, cโest-ร -dire dans le droit et dans le bien de tous. Cette idรฉe se clarifie davantage en ces termes : ยซ Les citoyens [Nous dit Pufendorf], en soumettant leurs volontรฉs et leurs forces ร la volontรฉ du souverain, ne sont pas pour cela devenus des troncs immobiles ; ils ne lui ont mis en main le pouvoir, quโร condition quโil en servirait pour le Bien Public, qui est la fin des Sociรฉtรฉs Civiles ; et cโest ร eux de juger, sโil a rempli la condition, faute de quoi ils peuvent reprendre ce quโils ont donnรฉ.ยป Cโest dans ce sens que Dรฉrathรฉ souligne lโinconsistance ou lโinconsรฉquence de Pufendorf, dans ses principes ci-devant posรฉs. Il dit ร ce propos : ยซen rรฉsumรฉ, malgrรฉ certaines formules libรฉrales, malgrรฉ son plaidoyer en faveur dโune monarchie limitรฉe, Pufendorf reste un absolutiste, mais un absolutiste inconsรฉquent dont les conclusions sont en dรฉsaccord avec les principes qui servent de base ร son systรจme. ยป
DE LA VOLONTE GENERALE COMME SOUBASSEMENT DE LโETAT
ย ย La citรฉ (ou Etat) est dรฉfinie commeโ un corps moral et collectifโ. Ici chacun se dit : jโaliรจne ma libertรฉ naturelle ainsi que tous mes biens au profit du bien de tous ร condition que toi aussi tu fasses de mรชme. Cette volontรฉ de substituer une existence prรฉcaire et incertaine ร une autre oรน la sรฉcuritรฉ et la prospรฉritรฉ seront garanties par tous, prend le nom de contrat social. Nรฉanmoins, pour sโassurer de la survie et de lโeffectivitรฉ de ce contrat, Rousseau supposera un engagement mutuel de la part des contractants. Cet engagement mutuel des contractants pour le bien de tous ne peut รชtre effectif que sous la direction de la volontรฉ gรฉnรฉrale. Cette derniรจre est lโรขme de lโEtat, selon Rousseau. Son รฉtiolement, chez les convenants, entrainera nรฉcessairement la destruction du contrat et par la suite la crise de lโEtat. La gรฉnรฉralitรฉ de cette volontรฉ sort plutรดt du motif qui anime les รชtres ou de la finalitรฉ visรฉe que du nombre des volontaires. Autrement dit, la volontรฉ nโest gรฉnรฉrale que lorsquโelle est motivรฉe par le sentiment naturel de vaincre les passions au bรฉnรฉfice du bien de tous, pour tous et par tous. De lร la volontรฉ gรฉnรฉrale suppose, dans toute son รฉtendue, le bien- รชtre du corps moral et collectif. La volontรฉ gรฉnรฉrale chez Rousseau nโest pas la somme des volontรฉs particuliรจres mais plutรดt une volontรฉ qui a pour fin et mesure le bien-รชtre gรฉnรฉral et lโintรฉrรชt commun. La volontรฉ nโest gรฉnรฉrale chez Rousseau que lors quโelle veut le bien commun, lโintรฉrรชt gรฉnรฉral du peuple en corps. Donc cette volontรฉ nโest pas le rรฉsultat dโun calcul arithmรฉtique, cโest-ร -dire la somme arithmรฉtique des volontรฉs particuliรจres. En ce qui concerne la nature et la caractรฉristique de cette volontรฉ lโauteur Du contrat social nous dit : ยซ On doit concevoir par-lร que ce qui gรฉnรฉralise la volontรฉ est moins le nombre des voix que lโintรฉrรชt commun qui les unit ;car, dans cette institution, chacun se soumet nรฉcessairement aux conditions quโil impose aux autres :un accord admirable de lโintรฉrรชt et de la justice, qui donne aux dรฉlibรฉrations communes un caractรจre dโรฉquitรฉ quโon voit รฉvanouir dans la discussion de toute affaire particuliรจre, faute dโun intรฉrรชt commun qui unisse et identifie la rรจgle du juge avec celle de la patrie.ยป Le vouloir du peuple se gรฉnรฉralise moins par son caractรจre pluriel que par sa finalitรฉ, cโestร -dire son but. Mais, dira-t-on, dans la mesure oรน une rรฉsolution est prise par le peuple en corps grรขce ร un rรฉfรฉrendum qui lui est soumis sans pour autant que lโensemble du peuple ne sache le motif ou le bien-fondรฉ de cette rรฉsolution, est-il juste de dire que cette volontรฉ du peuple est gรฉnรฉrale ? Rousseau nous rรฉpondrait, dans cette mesure, que la volontรฉ nโy est point gรฉnรฉrale, car elle est fondรฉe sur lโignorance ; et de mรชme que la parole dโun fou ne mรฉrite pas dโรชtre รฉrigรฉe en rรจgle de justice, de mรชme cette volontรฉ ignorante du peuple ne sera jamais รฉrigรฉe en loi du seul fait quโelle nโest pas gรฉnรฉrale, mais la somme des volontรฉs particuliรจres. Rousseau refuse toute gรฉnรฉralitรฉ ร une volontรฉ prise dans lโignorance en ces termes : ยซ Si, quand le peuple suffisamment informรฉ dรฉlibรจre, les citoyens nโavaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites diffรฉrences rรฉsulterait toujours la volontรฉ gรฉnรฉrale, et la dรฉlibรฉration serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dรฉpens de la grande, la volontรฉ de chacune de ces associations devient gรฉnรฉrale par rapport ร ses membres, et particuliรจre par rapport ร lโEtat : on peut dire alors quโil nโy a plus autant de votants que dโhommes, mais seulement autant que dโassociations. ยป De ce qui prรฉcรจde est-il possible que la volontรฉ dโun seul individu soit gรฉnรฉrale ? Pourquoi pas, nous aurait dit certes Rousseau, si lโintention de cet individu ne se dirige uniquement que vers le bien de tous sans exception. Donc, le vouloir du peuple tient sa nature propre de volontรฉ gรฉnรฉrale moins de son volume que de sa finalitรฉ. Car dit-il : ยซ Il y a souvent bien de la diffรฉrence entre la volontรฉ de tous et la volontรฉ gรฉnรฉrale ; celleci ne regarde quโร lโintรฉrรชt commun, lโautre regarde ร lโintรฉrรชt privรฉ, et ce nโest quโune somme de volontรฉs particuliรจres : mais รดtez de ces mรชmes volontรฉs les plus et les moins qui sโentre dรฉtruisent, reste pour somme des diffรฉrences de la volontรฉ gรฉnรฉrale. ยป La volontรฉ gรฉnรฉrale est-elle toujours droite ? A cette interrogation, on se permettra de rรฉpondre par une autre interrogation : lโhomme sensรฉ peut-il se faire le mal ร lui-mรชme ? Non. Lโhomme sensรฉ se veut toujours le bien mรชme sโil ne le voit pas toujours. Dans la mesure oรน lโhomme raisonnable se veut toujours le champion dโun acte bรฉnรฉfique et honorable, aussi infime soit-il, on dira que la volontรฉ gรฉnรฉrale est toujours droite. A ce propos Rousseau รฉcrit : ยซ [โฆ] la volontรฉ gรฉnรฉrale est toujours droite et tend toujours ร lโutilitรฉ publique : mais il ne sโensuit pas que les dรฉlibรฉrations du peuple aient toujours la mรชme rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et cโest alors seulement quโil parait vouloir ce qui est mal. ยป Lโhomme, avons-nous dit, veut toujours son bien mรชme sโil est dans lโincapacitรฉ, ร cause de sa nature dโรชtre fini et imparfait, cโest-ร -dire corruptible, de le voir toujours. Par consรฉquent ses actes et dรฉlibรฉrations ne pourront se tourner que vers son bien propre. En tant quโune partie du tout, lโรชtre qui se choisit le bien le choisit pour ce tout. Donc, la volontรฉ gรฉnรฉrale est un concept dont Rousseau use dans sa thรฉorie politique, en particulier dans sa thรฉorie du contrat, pour assurer au peuple une bonne cohรฉsion sociale exempte de toutes sortes de sentiments personnels et รฉgoรฏstes. La sortie de lโรฉtat de nature vers un รฉtat civil est conduite par la volontรฉ gรฉnรฉrale des particuliers de vivre ensemble selon les rรจgles que le peuple en corps aura ร formuler dans le but dโune existence humainement bonne. Elle est ce qui donne ร lโEtat sa vie et sa subsistance. De plus, si on analyse profondรฉment sa philosophie politique, jusque dans ses lois, on constaterait quโil fait de la volontรฉ gรฉnรฉrale la mesure de la justice et du bien. Elle sโest intรฉgrรฉe dans tous les rapports humains oรน le salut public demeure le seul objectif ou but. Elle sโest transformรฉe en ADN de la justice et du bien dans toute la philosophie politique de Rousseau. Tout ce que lโEtat รฉdictera, sโil nโest pas endossรฉ sur la volontรฉ gรฉnรฉrale du peuple, est nul et non avenu. Donc, on dira que les lois ne seront rien de plus que les actes de la volontรฉ gรฉnรฉrale. La loi ne requiert sa nature propre de loi que lorsque la volontรฉ qui statue est gรฉnรฉrale et que lโobjet sur lequel on statue est aussi gรฉnรฉral. Dans ces deux rapports, la gรฉnรฉralitรฉ est prise comme dรฉnominateur commun. Rousseau nous montre cette subordination de la loi ร la volontรฉ gรฉnรฉrale en ces termes : ยซ Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considรจre que lui-mรชme ; et sโil se forme alors un rapport, cโest de lโobjet entier sous un point de vue ร lโobjet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matiรจre sur laquelle on statue est gรฉnรฉrale comme la volontรฉ qui statue. Cโest cet acte que jโappelle une loi.ยป Dans cette mesure, toutes les individualitรฉs seront mises de cรดtรฉ ; on ne considรฉrera que lโunion des hommes autour dโun idรฉal commun. On sera plus attachรฉ ร ce qui unit les hommes quโร ce qui les divise. Tout ce qui fera lโobjet de loi sera prรฉsentรฉ dโabord par โle corps moral et collectif โ et ensuite validรฉ par la volontรฉ gรฉnรฉrale de ce corps. Ici ceux qui proposent les lois et lโacte qui les valide ne font quโun seul tout. La loi sโidentifie ร lโacte de la volontรฉ gรฉnรฉrale du peuple en corps, cโest-ร -dire ร celui des citoyens en tant que membres de ce Souverain quโest lโEtat. Ici il ne sera plus question de qui il appartient de droit de faire des lois. Sโil sโavรจre bien que les lois ne sont rien dโautre que les actes de la volontรฉ gรฉnรฉrale, il est facile de deviner que seul le peuple en corps possรจde la prรฉrogative de faire des lois. Rousseau nous le dit plus clairement dans ces lettres : ยซ Sur cette idรฉe, on voit ร lโinstant quโil ne faut plus demander ร qui il appartient de faire des lois, puisquโelles sont des actes de la volontรฉ gรฉnรฉrale, ni si le prince est au-dessus des lois, puisquโil est membre de lโEtat ;ni si la loi peut รชtre injuste, puisque nul nโest injuste envers luimรชme ;ni comment on est libre et soumis aux lois, puisquโelles ne sont que des registres de nos volontรฉs. ยป La volontรฉ gรฉnรฉrale est assimilรฉe, par Rousseau, au ressort de lโEtat. Elle est le ressort principal qui assure ร lโEtat son mouvement ou son mรฉcanisme. Elle assure ร lโEtat son maintien et sa vie. De la mรชme maniรจre que le sang qui circule dans les veines assure ร lโorganisme sa vitalitรฉ, de mรชme la volontรฉ gรฉnรฉrale assure ร lโEtat son harmonie et sa survie. Elle nโest pas pour Rousseau une simple hypothรจse ร laquelle aurait recouru un philosophe politique pour bien assoir sa thรฉorie de lโEtat, mais elle est plutรดt une rรฉalitรฉ qui sโimpose ร tout systรจme politique qui se veut, bien sรปr, comme rรจgle universelle : le bien-รชtre gรฉnรฉral, la paix et la sรฉcuritรฉ commune. Donc on ne saurait concevoir, selon Rousseau, un Etat cohรฉrent et libre sans prรฉsupposer la rรฉalitรฉ de la volontรฉ gรฉnรฉrale du peuple. Elle est ce qui fonde et maintient lโEtat dans son fonctionnement. On nous adressera certes cette objection ร savoir que la volontรฉ gรฉnรฉrale est insuffisante pour garantir ร lโEtat sa sรฉcuritรฉ ainsi que son fonctionnement durable ; quโelle est insignifiante devant les passions et penchants humains. A cette objection nous dirons, sous le contrรดle du penseur de Genรจve, que de la mรชme faรงon que la loi morale ne sโรฉteint jamais en lโhomme, de mรชme la volontรฉ gรฉnรฉrale est toujours en lโhomme, car elle nโest rien dโautre que le bien-รชtre gรฉnรฉral et lโintรฉrรชt commun. En effet, bien que les sentiments dโorgueil, de haine, de colรจre, dโenvie et de glorification personnelle soient liรฉs ร la nature humaine, cela nโempรชche pas lโhomme dโรชtre une crรฉature spรฉciale parmi tant dโautres du rรจgne animal. Lโhomme est capable de bien et de mal, mais quand il sโagit de son intรฉrรชt il nโa pas besoin de conseils ni de stimulants. Il est naturellement un animal qui recherche et dรฉfend ses intรฉrรชts. A cet effet, quel intรฉrรชt serait plus cher ร lโhomme que la paix et la sรฉcuritรฉ publique ? Lโhomme veut toujours son bien mรชme sโil ne le voit pas toujours avons-nous dรฉjร dit dans ce qui prรฉcรจde. Le sentiment de bienveillance mutuelle charriรฉ par la volontรฉ gรฉnรฉrale trouve sa source dans la nature primitive de lโhomme. On se rappelle que lโรฉtat de nature est dรฉfini par Rousseau comme un รฉtat de paix et de bontรฉ naturelle, et par Locke celui de bienveillance et dโassistance mutuelle. Donc la volontรฉ gรฉnรฉrale peut toujours prรฉvaloir dans lโEtat malgrรฉ les particularitรฉs ou les individualitรฉs dont les hommes sont caractรฉrisรฉs. On dira certainement sur quelle base pourrions-nous soutenir une telle idรฉe ? Et on rรฉpondra parce quโelle est indestructible, puisque quโelle sโorigine dans la conscience elle-mรชme. Rousseau nous dit : ยซ Tant que plusieurs hommes rรฉunis se considรจrent comme un seul corps, ils nโont quโune seule volontรฉ qui se rapporte ร la commune conservation, et au bien-รชtre gรฉnรฉral. Alors tous les ressorts de lโEtat sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses, il nโa point dโintรฉrรชt embrouillรฉs, contradictoires, le bien commun se montre partout avec รฉvidence, et ne demande que du bon sens pour รชtre aperรงu.ยป
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PARTIE 1 : DE LโETAT DE PURE NATURE A LโETAT POLITIQUE
CHAPITRE 1 : DE LโETAT DE PURE NATURE
CHAPITRE 2 : DE LA SOCIETE NAISSANTE OU DE LโETAT PRE POLITIQUE
CHAPITRE 3 : DE LA NATURE ET DE LA NECESSITE DU CONTRAT SOCIAL
PARTIE 2 : DE LA FORMATION DE LโETAT A LโINSTITUTION DโUN GOUVERNEMENT
CHAPITRE 4. DE LA VOLONTE GENERALE COMME SOUBASSEMENT DE LโETAT
CHAPITRE 5 : DE LA NOTION DโETAT ET DE GOUVERNEMENT CHEZ ROUSSEAU
CHAPITRE 6 : DE LA DEMOCRATIE ET SES PRINCIPES
PARTIE 3 : LA DEMOCRATIE DANS LA PRATIQUE : DES PRINCIPES AUX EFFETS PERVERS
CHAPITRE 7 : DE LA NOTION DE SOUVERAINETE POPULAIRE CHEZ ROUSSEAU
CHAPITRE 8 : LES PRINCIPES DEMOCRATIQUES DE ROUSSEAU A LโEPREUVE DE LA REALITE POLITIQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE
CHAPITRE 9 : DE LA DEMOCRATIE REPUBLICAINE COMME UNE SOLUTION A LA PROBLEMATIQUE DE LA TYRANNIE DE LA MOJORITE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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