La démobilisation culturelle de Jacques Gogois. Une enfance maintenue dans la guerre ?

Projection et dépassement

Les enfants jouent à la guerre, même en l’absence de conflit, ils reproduisent les combats des adultes, se font les acteurs de la violence des affrontements des soldats sur le front. En temps de guerre, ces jeux n’ont rien d’étonnant dans un contexte où de nombreux jouets rendent possible de tels comportements, encore moins dans un pays où la guerre est omniprésente. Jouer au soldat n’est pas anodin dans le cadre de la Grande Guerre et il doit être analysé pour ce qu’il est.

Un petit soldat de l’arrière

Dans le cadre de la Première Guerre mondiale, Rolland Beller et Manon Pignot, soulignent que l’« on trouve transposé dans le jeu de guerre, une analogie entre gamins de l’arrière et soldats du front très présente dans le discours de guerre scolaire. Jouer à la guerre devient une forme d’entrainement paramilitaire. » . Une première analyse doit être mise en lien avec la thématique obsédante d’une guerre faite pour les enfants, un discours culpabilisateur qui fait naitre chez les enfants de 1914-1918 un profond sentiment de culpabilité auquel le jeu de guerre répond en partie. Dans leur jeux, Jacques et Paul se projettent dans un avenir guerrier, dans un futur rôle de défenseur de la patrie. On imagine qu’ils reproduisent les combats de leurs aînés, ceux qu’ils découvrent à travers la propagande bien sûr, mais aussi ce qu’ils en savent de leur réalité. Par le jeu, les petits garçons s’entraînent déjà pour assurer leur avenir de combattant et ainsi se déculpabilisant momentanément de leur dette envers ces soldats. Le jeu est le meilleur moyen de mettre en pratique ce qu’on leur apprend à l’école et partout. Cette projection de soi, Jacques ne la manifeste explicitement qu’une seule fois, bien plus tard, en septembre 1918 : « J’ai appris à laver. J’en ai fait 4h ½ de lessive (pour quand je serai soldat) ! ». S’il ne concerne pas le jeu, cet extrait témoigne de la véracité de cette hypothèse. Le jeu de guerre confirme l’intériorisation de ce discours culpabilisateur, cette projection de soi dans un rôle guerrier.

S’approprier, dédramatiser la guerre

Le jeu est l’expression de l’imaginaire. Jacques crée, invente, imagine – il s’approprie l’espace et les objets à sa disposition et les transpose dans ses jeux. Or, à partir 1914 tout son univers est imprégné par la guerre, tout l’invite à penser, à vivre, a participer à la guerre. Le jeu de guerre peut aussi être lu comme un moyen de s’approprier les événements et le monde qui l’entoure. A la lecture de son journal, on s’aperçoit que le jeu de guerre apparaît surtout au cours de l’année 1915. Une date charnière de son expérience de guerre puisqu’elle marque la séparation d’avec son frère aîné, Jean. A partir de ce constat il est possible de voir le jeu de guerre comme un moyen d’imiter, de reproduire ce que ce frère-combattant fait au front.
Face à la peur de ne jamais le retrouver, à l’angoisse permanente de la mort, le jeu de guerre peut être analysé comme un « moyen d’abolir la distance avec le front et donc la tentative de s’approprier l’expérience que vit son frère » . Jouer au soldat, imiter son aîné permet à Jacques de faire tomber la barrière de la distance et de se rapprocher un peu de lui. Pour les enfants, le jeu est aussi un moyen de dédramatiser la situation d’un proche parti au front, de l’euphémiser . Le jeu est expression de l’imaginaire. En jouant, Jacques crée, imagine, il récupère les images, les discours qui l’entourent et se les approprie. La guerre fournit à Jacques une nouvelle imagerie, de nouvelles idées à transposer dans ses jeux, de nouvelles armes à faire vivre. Pour les enfants de la guerre « même les jeux destructeurs visent à satisfaire chez l’enfant un besoin de s’approprier l’espace et les objets, de les soumettre à sa volonté et à sa fantaisie » . L’existence de jouets tels que les avions et aéroplanes miniatures indique certainement que Jacques reproduit la guerre aérienne et les bombardements qu’il vit régulièrement. L’enfant invente des scénarios à partir de son expérience de la guerre.
Le choc, l’effroi provoqué par les bombardements trouve peut-être dans le jeu un exutoire, en jouant, en reproduisant Jacques remanie son expérience pour « reprendre le contrôle sur ce qu’il a subi et assimiler ses propres réactions et sentiments » , pour s’en dégager. Jouer à la guerre, imiter les adultes, reproduire ce qu’il voit tous les jours et partout permet aussi à Jacques de dédramatiser l’expérience réelle, parfois choquante et douloureuse de la guerre.

Signes d’usure

Toutefois, si elle est immédiate, cette imprégnation de la guerre dans les jeux n’est pas durable. En effet, à partir de l’année 1917, des signes s’usure se font jour. Comme l’a démontré Stéphane Audoin-Rouzeau, la propagande a échoué « à maintenir durant tout la durée du conflit la tension initiale dans l’encadrement de l’enfance. » . En effet, on assiste à une décontamination guerrière à la fois dans les loisirs et à l’école dès l’année 1916 : la place qu’occupe la guerre fléchit. Cet échec s’explique aussi par une forme de lassitude croissante des enfants eux-mêmes. Le journal de Jacques atteste d’un même phénomène. S’il recevait en quantité des jouets de guerre en 1914 et 1915, il n’ y fait plus allusion à partir de 1916. Bien qu’il continue de jouer avec ceux qu’il possède déjà, il semble qu’il n’en achète plus et que ses proches de lui en rapporte plus. A l’occasion des fêtes de Noël, Jacques ne fait plus mention de souliers remplis de canons et de soldats de plomb. L’entrain et l’engouement qu’exerçaient ces beaux jouets cède peu à peu la place à l’ennui et à leur banalisation. On peut aussi y lire une forme de désapprobation des adultes qui l’entourent : en effet, ces jouets étaient avant tout des cadeaux de la part des siens : face à l’embourbement des combattants dans les tranchées, au dépassement des seuils de violences, peut-être l’entourage de Jacques a pu éprouver un « sentiment de malaise » vis-à-vis de ces pratiques.
Enfin, le jeu de guerre disparaît à son tour : en 1917, les mentions se font plus rares et disparaissent définitivement au cours de l’année. Si on peut y voir aussi un phénomène lié à son âge, Jacques recommence à évoquer des jeux plus ordinaires, sans rapport avec le conflit : le cerceau, la bicyclette, le « spiro-ball » etc. Pourtant docile, pourtant bien intégré à la guerre, la disparition des jeux de guerre trahit sans doute un sentiment plus profond de lassitude. Peu à peu, l’enfant exprime sa tristesse de la guerre, son chagrin face à l’absence d’un frère, son angoisse de la mort liée à la généralisation des bombardements, en somme sa lassitude de cette épreuve. Aussi, la monotonie du discours de guerre et de la guerre elle-même entraîne un phénomène de banalisation. Si les armes d’un genre nouveaux – les avions et les canons – fascinaient Jacques au début du conflit, elles n’exercent plus le même intérêt à la fin de la guerre. Jacques semble peu à peu se désintéresser, se libérer du cadre que l’on avait forgé pour lui.
La quantité de jouets dont Jacques dispose, la récurrence des mentions du jeu de guerre l’atteste : Jacques, comme bien d’autres enfants, est profondément imprégné du discours de guerre. On peut ici lire une véritable transposition de l’univers guerrier dans l’univers ludique de Jacques : un « phénomène d’imprégnation ou de « contamination » qui doit être analysé comme un signe de l’efficacité du discours de guerre » . Pour Jacques comme pour tant d’autres enfants de sa génération le jeu est le lieu idéal de l’appropriation des va leurs guerrières. Jacques transpose et met en pratique ce qu’il apprend à l’école. Tandis que la guerre lui offre en retour de nouvelles images, de nouvelles idées pour réinvestir les formes de jeu traditionnel.

La guerre « rêvée » de Jacques Gogois

Pour Jacques, comme pour tant de ses contemporains, la guerre revêt un sens. Nous l’avons vu, l’enfance constitue un « auditoire particulièrement recherché par la propagande française qui lui adresse un discours spécifiquement conçu pour elle : un discours de foi patriotique et de haine xénophobe taillé à sa mesure. » . Ce discours de guerre à destination des enfants a pour fonction d’expliquer, de justifier la guerre à leurs yeux en alternant entre exaltation patriotique et dénonciation des crimes ennemis. Dans leurs dessins, dans leurs journaux, dans leurs lettres, les enfants retranscrivent avec précision ce discours de guerre.
La voix de Jacques est à l’unisson avec celle de sa génération. Dans son journal, le petit garçon imagine, rêve et pense la guerre. Une guerre toujours idéale, où les Français sont toujours braves et les Allemands toujours cruels. Pas un instant, il ne doute de la légitimité de cette guerre ni de la culpabilité de l’Allemagne. Jacques exprime son patriotisme et sa haine de l’ennemi par l’écrit bien sûr mais aussi par le dessin et la caricature. La guerre retranscrite par Jacques est une « guerre rêvée », une « guerre idéale ».

Haïr l’ennemi

« La culture de guerre fut profondément chargée de haine et de réflexes d’animalisation de l’adversaire chez tous les belligérants, à commencer par les Français. C’est un des volets essentiels du sens de leur combat. » . Pour Jacques la guerre prend sens parce qu’elle est une lutte de la Civilisation contre la Barbarie, du Bien contre le Mal. Le discours de guerre à destination de l’enfance repose tout particulièrement sur cette haine de l’ennemi, partout et tous les jours on leur apprend à haïr l’ennemi . En leur enseignant, à coup d’images violentes et simplistes leur démesure, leur lâcheté, leur gloutonnerie animale, leur goût du pillage, le discours de guerre fait naître une véritable haine de l’autre. Particulièrement réceptif à ce genre d’images, les enfants n’ont que très peu d’échappatoire. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans les dessins et le journal de Jacques les mêmes images, les mêmes stéréotypes à l’égard de l’ennemi. Dans son journal, l’Allemand ne cesse en aucune circonstance d’être un ennemi. La facilité avec laquelle il dépeint et caricature l’ennemi indique bien qu’il est aussitôt et durablement imprégné par ce discours de guerre.

« Les barbares de boches »

Cette haine repose d’abord sur la conviction que l’Allemand est un être inférieur. Pour les contemporains, la « supériorité de la race a balayé tout scrupule et autorisé le manichéisme. Il y a désormais l’Allemand et les autres, le barbares et les civilisés » . Le discours de guerre à destination des enfants reprend les mêmes stéréotypes : le principe étant de  stigmatiser l’ennemi à travers des traits de caractères physiques et moraux supposés relever de « l’être allemand » et de la « culture germanique ». Des stéréotypes que l’on retrouve dans le journal de Jacques. L’Allemand y est lâche, vil et stupide. Il est aussi laid, ce « qui amène logiquement à le comparer à un animal » . En novembre 1914, Jacques intègre à son journal un dessin représentant le Kaiser, Guillaume II sous les traits d’un animal, plus précisément à ce qui ressemble à un chien, peut-être même à un cochon . L’objectif est clair, il s’agit d’animaliser l’ennemi, de lui retirer son humanité, de mettre en évidence sa bestialité. Sous ces traits le Kaiser est ridiculisé, grotesque. Le fait que Jacques représente non pas un Allemand anonyme mais Guillaume II n’est pas anodin. En effet, « l’empereur concentre à lui seul la plupart de ses traits, il est une sorte de condensé des travers allemands. ».
Jusqu’à la fin du conflit et même au-delà l’empereur allemand fait l’objet de toute la haine de Jacques, à ses yeux il est un criminel, c’est à lui plus encore qu’au peuple allemands que l’enfant impute la responsabilité de la guerre : le 29 mars 1918, il écrit : « Aujourd’hui, un obus du canon monstre allemand a détruit une église de Paris, au moment ou des femmes, des enfants, des vieillards priaient pour la fin de la guerre. Il y a 75 morts et 90 blessés. Guillaume qui a toujours sur le bout de la plumes, le nom de Dieu, vient encore d’ajoutait un crime à tout ceux qu’il avait fait ! ». Cette haine de l’ennemi est particulièrement visible au début du conflit. Son premier carnet (1914 – octobre 1916) est rempli d’images de propagande, de coupures de presse et de caricature antiallemande. Chacune d’entre elles est choisie par Jacques, il découpe et collectionne celles qui lui parle le plus, celles qui le frappe le plus. On retrouve notamment des caricatures de l’empereur et de son allié autrichien, François-Joseph par exemple dans une caricature se moquant de l’incompétence militaire allemande. D’autres jouent sur la présupposé voracité allemande, comme celle où l’on voit un Allemand, d’une laideur extrême, monstrueux, enlacer la Terre de ses bras tandis qu’à l’arrière-plan on peut voir des villes en flammes . Ces images jouent sur la présupposée stupidité, la démesure de l’ennemi. Dès 1914 et jusqu’en 1915, Jacques croit en l’infériorité de l’ennemi qu’il se plait à exprimer et à dessiner. Il intègre parfaitement bien le discours germanophobe. Toutefois, en 1915, l’enfant est confronté à l’ennemi « réel » : lorsque les prisonniers de guerre allemands, épuisés et assoiffés traversent les rues de sa ville, Jacques écrit : « Ils sont pareils à nous ». L’enfant reconnait une part d’humanité aux Allemands.
Cette prise de conscience, cette indulgence reste pourtant exceptionnelle et momentanée. Plus jamais au cours de la guerre il ne ferait référence à cette humanité, toutefois, ce genre d’images et de dessins sont bien moins présent au cours des années 1916-1917. Jacques évoque mois l’ennemi. On peut y lire le signe d’une lassitude à l’égard du discours de guerre, le rencontre d’un ennemi « réel » fait naître de nouvelles réflexions sur son humanité. Pourtant l’année 1918 est marqué par une résurgence du sentiment allemand. Jacques recommence à dessiner l’ennemi. Au printemps 1918, il dresse une série de portraits de combattants allemands qu’il intitule « Têtes de boches : souvenirs de guerre par Jacques Gogois » . Le titre s’inspire encore une fois de celui de certaines caricatures antiallemandes.
L’enfant dessine quatre combattants d’âges et de statuts différents. Ils prennent tour à tour un air terrifiant, cruel ou stupide. Le personnage de droite, un officier, est représenté sous des traits sévères et terribles, droit dans son uniforme, le regard au loin, c’est son arrogance et son mépris que Jacques dessine. Les trois autres hommes sont quant à eux ridiculisés. Le premier d’entre eux regarde dans le vide, les lunettes posées sur le nez, signe de sa déficience physique. Le second est aveuglé par son casque qui lui tombe sur les yeux, le troisième semble hésitant, idiot, les épaules levées, presque enfantin. L’ennemi est laid et stupide.
Dans ce dessin, Jacques, avec une grande précision et un goût du détail affirmé – notamment pour les uniformes – tourne l’ennemi au ridicule. Tous ces dessins sont inspirés d’images et de caricatures trouvées dans la presse. Jacques se contente très certainement de recopier ce qu’il voit tous les jours et partout. Des copies conformes aux images de la propagande qui révèlent l’efficacité de cette dernière sur l’enfant, mais aussi la part de conformisme de l’enfant à son égard. Déjà dans les premières années de la guerre se pose les limites de la réelle intériorisation de ces stéréotypes. Si Jacques nie dans ses dessins l’humanité de l’ennemi, s’il l’animalise et s’amuse de sa présupposé stupidité, il faut sans doute plus y voir une soumission, un conformisme plutôt qu’une conviction sincère et profonde que l’autre est un être inférieur. Ainsi, les sentiments antiallemands varient selon les années. Cette haine connait des usures et des résurgences qui s’expliquent par la confrontation « réelle » à la guerre : que ce soit à son humanité en 1915 ou à sa cruauté en 1918.

« Leur façon de faire la guerre »

La haine de Jacques à l’égard de l’ennemi s’appuie davantage sur la croyance sincère qu’il est un barbare sanguinaire et cruel. Pour comprendre la haine des populations envers les Allemands, il faut prendre en compte le rôle des « atrocités » commises par les troupes allemandes dans les premières semaines de la guerre en Belgique et dans le Nord de la France . En effet, « le sens donné à ces « atrocités » est considérable dans l’engagement et l’investissement des populations [car] les faits avaient confirmé, et au-delà souvent des pires craintes initiales, que la signification du combat résidait décidément dans une lutte entre civilisation et barbarie. » . Il est bien difficile cependant de savoir avec exactitude ce dont Jacques fut témoin au cours de cette période. Rappelons qu’en 1914, il n’a que sept ans, il écrit très peu et beaucoup de choses sont absentes de son journal. Peut-être, à Amiens , a t’il vu les réfugiés du Nord et de la Belgique fuir l’avancée de l’ennemi, peut -être a t’il entendu les récits terrifiants qu’ils colportent alors, peut-être a t’il lu dans la presse les articles amplifiant et diffusant ces témoignages. Quoi qu’il en soit, ces « atrocités » sont présentes dans son journal. Pour Jacques la barbarie de l’ennemi se manifeste dans ce qu’il appelle « leur façon de faire la guerre ». Une expression tirée d’une reproduction du célèbre dessin de Georges Scott – publié dans l’hebdomadaire L’Illustration, le 29 août 1914 – qu’il insère à la fin de son premier carnet . On peut y voir un soldat allemand coiffé du casque à pointe prenant la pose comme un chasseur devant le gibier qu’il vient d’abattre, le pied posé sur le corps ensanglanté et sans vie d’une jeune fille. On distingue autour de lui le corps d’un enfant et d’un prêtre. Derrière lui, une ville en flammes ainsi qu’une scène d’exécution d’otages. Ce dessin de propagande illustre les crimes d’« atrocités » perpétrés par les Allemands en Belgique quelques jours plus tôt . Jacques a donc bien connaissance des rumeurs qui circulent sur les « atrocités ennemies ». En insérant cette image de propagande à son journal, Jacques Gogois manifeste malgré lui son efficacité. En effet, les enfants comme Jacques, sont particulièrement réceptifs à ce genre de rumeurs : s’il ne la dessine pas, s’il ne l’évoque pas explicitement, la seule présence de cette image, sa conservation témoigne de la réception de son contenu. Jacques intériorise avec elle l’idée que les Allemands sont bel et bien des brutes sanguinaires tuant sans distinction femmes et enfants, incendiant les villes et exécutant sommairement des innocents pour leur seul plaisir. Tout au long de la guerre, Jacques recense les « crimes odieux » de l’ennemi. En particulier tout ce qui concerne la destruction et le pillage. A ses yeux, le signe de la barbarie de l’ennemi se trouve dans « leur façon de faire la guerre » : une guerre de destructions qui ne respecte ni les civils, ni les édifices religieux. Suite aux bombardements de la ville d’Albert et de sa basilique, Jacques fait un dessin de ces ruines qu’il intitule « Ce que font les allemands » . La légende de ce dessin est révélatrice ; pour Jacques la façon dont les Allemands mènent la guerre est odieuse et marque définitivement le caractère barbare de leur nature.

Vivre la permission

Une fois le permissionnaire arrivé – de manière attendue ou non – la vie quotidienne est brutalement bouleversée par le retour de l’absent. Comment se déroulent ces permissions ? Quels en sont les enjeux ?
Pour Jacques, la permission est avant tout une expérience familiale. La venue du permissionnaire entraîne un bouleversement du quotidien familial, ce retour est toujours un moment d’émotion, de part et d’autre, après de long mois d’angoisse. Le journal de Jacques exprime ce bonheur de retrouver un frère, un oncle qui n’existait depuis des mois qu’à travers les lettres. La joie de Jacques se manifeste dans les nombreuses exclamations qui accompagnent  la mention de l’arrivée du permissionnaire, « Cela a été une belle surprise pour tous ! ». Pour les permissionnaires, le retour à l’arrière est l’occasion de retrouver une routine civile . Lorsqu’il revient, Jean renoue avec ses habitudes d’avant-guerre : il passe du temps avec ses frères et sa sœur, ensemble ils se promènent, jouent, vont au cinéma comme en témoigne cette entrée de décembre 1916 : « Jeudi nous avons tous été au cinéma ». Pour le jeune Jacques, ce retour est donc le moyen de retrouver la vie d’avant, la normalité du temps de paix. Ensemble, on rattrape le temps perdu pour « ne pas perdre une minute pour des projets longtemps préparés » . A l’occasion d’une permission de Jean, il écrit : « Je n’ai pas été en classe. Le matin papa m’a conduit avec Thérèse, canoter ; Jean, Marcel, Gontrant été dans une autre barque. », le lendemain tous vont au cinéma : « Cette après-midi nous avons été au cinéma » (26 et 27 Mai 1917). « La permission est aussi, à plus d’un titre, une occasion festive » . Si les combattants espèrent rentrer pour les fêtes de fin d’année, la venue des siens le jour de Noël ou celui de l’An semble très importante pour le petit garçon :
« C’est aujourd’hui le jour de l’an. Quel malheur que Jean soit partit la veille ! La fête de la nouvelle année 1918 aurait été encore meilleure. ». La venue du permissionnaire est aussi « l’occasion de festivités privées » , notamment celle du repas de famille qui rassemble oncles, tantes, cousins et grands-parents. Pour Jacques, ces moments sont une occasion de se réjouir, il les mentionne toujours : à l’occasion d’une permission de Jean, il écrit : « nous avons été dîner dans le jardin de tante marie Roze, boulevard de Bapaume. » (mai 1917).
Ces moments de joie, de retrouvailles semblent avoir profondément marqués le jeune diariste. Le retour de frères et d’un oncle est l’occasion pour le jeune garçon de retrouver une impression de normalité. Enfin, la venue du permissionnaire entraîne des perturbations scolaires : « Le matin je n’ai pas été en classe, Madame Dufour n’a rien dit car elle s’est que Jean et Marcel sont venu. » (23 Mai 1917), « Je ne vais pas en classe parce que Jean est là » (8 Juillet 1918). On sait que les permissions ont participé –entre autres facteurs – à l’absentéisme scolaire, au cours de la Grande Guerre.

Les combattants étrangers : la découverte de l’autre

La présence militaire à Amiens offre au jeune diariste l’occasion de voir les combattants de la Grande Guerre mais aussi, plus exceptionnellement, de les rencontrer, d’échanger avec eux. Cette rencontre se fait d’abord à l’extérieur dans la ville, au coin d’une rue, à l’occasion d’un passage de troupes. Dans les premières années du conflit, le jeune diariste ne manque pas une occasion de mentionner le passage de troupes dans les rues de sa ville, des troupes qu’il observe avec enthousiasme et curiosité : « Sur les boulevar il est passer 25 mille écossés et anglais se matin », « Il est passer sur les boulevar 80 mille anglais » (24 Septembre 1915), visiblement impressionné par la masse de ces troupes qui traversent la ville, Jacques est confronté à la réalité de la guerre dans toute son ampleur, il met ainsi des visages, des costumes sur ces hommes qu’il a imaginés, rêvés. Jacques découvre ces soldats souvent au coin des rues, dans le centre-ville ou au cours de promenades. Là encore, il s’enthousiasme à évoquer ces rencontres : « en revenant j’ai vu des s’englais et des français » (11 Février 1915) ou encore « On a été sur les boulevars. Arrivez au petit Saint Jean un sodat qui monter la garde, mais il nous à laissé passé à condition de ne pas passe sous le pon de Metz, car il y avait des jendarmes qui eu ne laissé pas passer. » (21 Février 1914). Il est certainement impressionné par la vision de ces combattants si souvent exaltés. Leur présence est aussi l’occasion de découvrir un monde différent du sien. La présence de combattants coloniaux, indiens et sénégalais, constitue une autre découverte pour Jacques. Il les évoque souvent : « Avant, nous alons chercher notre lélépassé, en y allant, nous avons vuent un train d’Indoux qui s’enalait vers la gare Saint Roc » (19 Décembre 1915). La découverte  de ces hommes venus de loin, de couleurs, aux coutumes et aux costumes très divers est certainement une grande nouveauté pour Jacques et leur présence attise la curiosité de l’enfant. Plus rare mais aussi plus frappant, la découverte des combattants peut se faire au sein du foyer. En effet la demeure familiale est aussi une « pension », gérée par Augustine, la mère de Jacques, une pension où transitent tout au long de la guerre des dizaines d’individus : des enfants et adolescents dont les parents sont en voyage, des épouses venues retrouver un mari le temps d’une permission, des soldats permissionnaires en transit etc. Parmi eux, quelques soldats, trouvent refuge pour un repas, une nuit ou même quelques jours dans l’intimité de Jacques. En 1915, l’enfant évoque un dîner partagé avec deux soldats britanniques : « Le soir enéfait des soldats sont venu ils été trois, et j’ai été très sage pendant le diner, paul et ma tante été partis. On a bue une tasse de café et moi aussis, on ses dépécher car les soldats devez senaller à 8 heures. Papa les à un peu conduit pour leur fairvoir le chemin qui devez prendre. » (8 Février 1915), ou encore : « A la veiller nous avons inviter l’Anglais a entendre le piano, un autre Anglais est venu, s’est un ami de mon oncle, nous avons buent du Thé avec des biscuits et des bonbons. » (30 Décembre 1915). L’irruption de ces hommes constitue l’objet d’une découverte mutuelle entre le combattant et le jeune diariste ; une découverte de l’autre. Ainsi, Jacques découvre de nouvelles coutumes, celle du « Thé » par exemple, des petites découvertes qui semblent l’amuser et l’enthousiasmer. La présence des soldats britanniques lui offre aussi l’occasion de parler anglais, comme à l’occasion d’une promenade en bateau avec Guvennie, une jeune anglaise en pension chez lui : « J’ai été sur la rivière en bateau, sur nôtre chemin on à rencontrer deux barque remplit de soldats Anglais, Guvennie leur à parler anglais pendant tout le long du chemin et les soldats nous reparlé anglais »  (été 1915).

 

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Table des matières
Introduction
Partie I. La « guerre rêvée » de Jacques Gogois
Chapitre I. L’entrée en guerre de Jacques Gogois : 31 août-octobre 1914
I. L’invasion : 31-août-11 septembre 1914
A. Le choc
B. L’occupation
II. Prendre conscience de la guerre
A. « Le coup de paine » : la mobilisation de l’oncle Jules
B. La nouvelle réalité de la guerre
Chapitre II. Jacques Gogois, un écolier dans la Grande Guerre
I. La mobilisation intellectuelle de Jacques
A. Apprendre la guerre, apprendre par la guerre
B. L’excellence scolaire, une arme à la disposition de Jacques
II. La mobilisation matérielle : participer à la victoire
A. Les journées de charité : soutenir les éprouvés
B. L’emprunt national : souscrire pour la victoire
III. « Mon filleul de guerre », la mobilisation affective de Jacques
A. « Soutenir les troupes
B. « Mon filleul, Antoine Léja » : responsabilité et attachement
Chapitre III. Jouer à la guerre
I. Les jeux de Jacques
A. Les jouets de guerre, un intérêt immédiat
B. « J’ai joué au soldat avec Paul »
II. Projection de soi et dépassement
A. Un petit soldat de l’arrière
B. S’approprier, dédramatiser la guerre
C. Signes d’usures
Chapitre IV. La « guerre rêvée » de Jacques Gogois
I. Haïr l’ennemi
A. « Les barbares de boche »
B. « Leur façon de faire la guerre »
II. Une guerre idéale
A. Une guerre juste
B. « Nos vaillantes troupes »
C. Imaginer et dessiner les combats
Chapitre V. L’investissement familial et personnel de Jacques : entre autonomie et conformisme
I. Une enfance docile ?
A. La mobilisation familiale
B. Les petits sacrifices de Jacques : une générosité sincère ?
II. Les limites de l’investissement
A. Conformisme et mise en scène de soi
B. Une lassitude croissante
Partie II. La « guerre réelle » de Jacques Gogois
Chapitre I. Vivre l’absence, une expérience affective de la guerre : 1915-1918
I. Recevoir et donner des nouvelles : une fratrie dans le Grande Guerre
A. L’attente de nouvelles
B. Les relations fraternelles à l’épreuve de la guerre
C. Ecrire aux siens
II. Espérer, imaginer, vivre la permission
A. De l’annonce à l’apparition du permissionnaire
B. Vivre la permission
Chapitre II. Découvrir les combattants : 1914-1915
I. Les combattants étrangers : la découverte de l’autre
II. Les blessés de guerre : la découverte de la violence
III. L’humanité de l’ennemi : les prisonniers allemands
Chapitre III. L’expérience du bombardement : 1914-1918
I. Les bombardements de 1914-1915 : entre curiosité et fascination
A. La curiosité de Jacques
B. Le spectacle du bombardement
II. Vivre et appréhender le bombardement : 1915-1917
A. Appréhender le bombardement
B. Vivre l’alerte
III. Le printemps 1918
A. L’inquiétude de Jacques
B. L’effroi des derniers jours de mars
Chapitre IV. « L’exil »
I. L’exode (23-27 mars 1918)
A. De l’inquiétude à la peur
B. Le choc du départ
II. La « tristesse de l’exode » (27 mars-mai 1918)
A. « Comment retrouverons-nous tout cela ? »
B. « Notre dure vie de chemineau »
C. « Nous nous ennuyons tout le temps. »
III. La guerre, une aventure ? (mai-septembre 1918)
A. Un nouvel équilibre
B. Rire de l’exode
C. La guerre comme aventure ?
Chapitre V. La distance à la guerre. (1914-printemps 1918)
I. La vie continue
II. La guerre à distance
Partie III. Sortir de la guerre : 1918-1921
Chapitre I. Les derniers mois de la guerre : de la lassitude à la délivrance
I. Finir la guerre (juillet-novembre 1918)
A. Entre lassitude et désinvestissement (mars-juillet 1918)
B. Rentrer chez soi (8 août-novembre 1918)
C. « La victoire ne sera pas longue à venir »
II. La délivrance : novembre 1918
Chapitre II. La guerre prolongée : 1918-1921
I. Le retour des frères (novembre 1918-automne 1919)
A. Une séparation prolongée
B. Un retour sans heurts ?
II. Les conséquences de la guerre
A. Les « pays dévastés »
B. La « faim » et le froid : une expérience physique de l’après-guerre
III. Attendre la paix : entre inquiétude et impatience. (1919-1921)
A. Les menaces allemandes
B. « La guerre n’avait pas fait encore assez de victimes ? »
Chapitre III. La démobilisation culturelle de Jacques Gogois. Une enfance maintenue dans la guerre ?
I. Le maintien du discours de guerre : la haine de l’ennemi
A. La barbarie allemande
B. Le poids des morts
II. Le maintien de l’investissement
A. Reconstruire
B. Les éprouvés et l’orphelin : une enfance charitable ?
III. L’injonction mémorielle
A. Honorer les morts
C. « Souvenons-nous »
D. Une enfance épargnée ?
Conclusion
Bibliographie
Tables des illustrations

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