La démarche de haute qualité environnementale (HQE) des bâtiments
C’est au début des années 1990 que le problème de la Qualité Environnementale (QE) des Bâtiments a été mis à l’agenda par les autorités publiques françaises. En 1992, le Plan Construction et Architecture (PCA) et l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) lancent des travaux d’exploration et de test pour les produits, procédés et techniques respectueux de l’environnement. Parallèlement des réalisations expérimentations en haute qualité environnementale (REX HQE) débutent dans les logements sociaux puis au niveau des bâtiments tertiaires. Pour tirer des enseignements et capitaliser sur les différentes expériences en cours de réalisation, le Plan Construction et Architecture (PCA) crée l’Atelier pour l’Evaluation de la Qualité Environnementale des bâtiments (ATEQUE). Cet atelier, qui regroupe une vingtaine d’experts du domaine, essentiellement des consultants et chercheurs, est chargé de suivre les différentes expérimentations et de travailler à l’émergence d’une méthode commune d’évaluation de la QE des Bâtiments. En 1996, dans la lignée des travaux de l’ATEQUE, le PCA crée l’Association de la Haute Qualité Environnementale (HQE), en s’associant avec le ministère de l’Environnement, le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB), l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME), la Fédération Française du Bâtiment (FFB), l’Agence régionale de l’environnement et des nouvelles énergies d’Île-de-France (ARENE) et l’Association des Industries de Produits de Construction (AIMCC). Grâce à la création de l’association, la démarche HQE quitte l’espace confiné des spécialistes et des quelques pionniers, pour être reconnue et utilisée par des cercles de plus en plus étendus de partenaires. D’autant que dans la lignée des travaux de l’ATEQUE, un premier référentiel officiel présentant le contenu de la démarche HQE est publié en 1997.
La première spécificité de la HQE est d’aborder de manière plus complexe et systémique la QE des bâtiments. Outre les performances énergétiques, la démarche HQE intègre les dimensions d’éco-conception (l’implantation du site, les déchets de chantier et les matériaux utilisés), d’éco-gestion (la réduction des consommations d’eau, l’adaptabilité des systèmes et la facilité d’entretien) mais également les aspects sanitaires (notamment la qualité de l’eau et de l’air) et de confort des bâtiments (les performances hygrothermiques, les nuisances acoustiques et olfactives, etc.). Elle tend ainsi à marginaliser les approches monocritères, comme le courant de l’architecture bioclimatique essentiellement centré sur les performances énergétiques des bâtiments. La seconde spécificité de la démarche HQE est son approche managériale. Elle encourage le plus en amont possible, idéalement dès la phase de conception du bâtiment, l’échange et la coordination entre l’ensemble des acteurs impliqué dans la construction (maîtres d’ouvrage, architectes et bureaux d’études techniques, entreprises, etc.).
A partir du milieu des années 2000, la HQE change de scène pour enclencher une collaboration avec les organismes de normalisation et de certification. Les demandes accrues et conjointes des maîtres d’ouvrage publics et privés, mais aussi des administrations publiques vont accélérer cette transition. D’autant que la France accuse un retard par rapport à ses pays voisins, notamment le Royaume-Uni qui possède depuis 1990 une méthode de certification des performances environnementales des bâtiments . En même temps que la HQE gagne en audience en France, ses détracteurs se font plus nombreux. La publication en février 2005 du premier référentiel de certification de la démarche HQE est l’élément catalyseur des crispations. Cette annonce entraine le retrait immédiat du Conseil National de l’Ordre des Architectes (CNOA) de l’association HQE. Les deux citations placées en exergue montrent l’importance des tensions et désaccords engendrés par l’institutionnalisation de la démarche HQE en France et sa traduction en référentiel de normalisation et de certification.
La première citation est de Catherine Parant, il s’agit d’une architecte, présidente de l’Institut des Conseillers pour l’Environnement et le Bâtiment (ICEB). L’ICEB a été créé en 1996 par les anciens membres de l’ATEQUE, pour capitaliser et mettre en commun leurs savoir-faire et expériences sur la QE des bâtiments. Cet institut leur sert de tribune pour valoriser leur domaine d’expertise et spécialisation en démarche HQE en se rendant visible par rapport aux acteurs et professionnels du bâtiment. Ses membres exercent une forte influence au sein des différents réseaux d’expertise. Ce sont les partenaires privilégiés de l’association HQE sur les questions techniques de la démarche HQE. Ils sont très présents au sein des comités de normalisation et auprès des organismes de certification et sont souvent sollicités par les agences publiques (ADEME, CSTB, etc.) pour réaliser des prestations de conseil. Enfin, ils interviennent dans de nombreuses formations professionnelles et sont des prescripteurs et conseillers particulièrement sollicités par les maîtres d’ouvrage publics et privés. Au fur et à mesure que la démarche HQE a gagné en visibilité et en légitimité leur place a été confortée en tant que partenaires incontournables au sein du nouveau dispositif de construction.
La seconde citation fournit un contrepoids à la première, puisqu’il s’agit de la charge très forte contre la HQE du Président de la commission « Développement Durable » du Conseil National de l’Ordre des Architectes (CNOA). Le CNOA est resté en marge des travaux sur la QE des Bâtiments et n’a pas participé aux travaux du PCA qui ont donné naissance à la démarche HQE en France. A travers cette charge s’exprime aussi l’inquiétude d’une profession qui n’a pas su se faire entendre lors du débat et qui se retrouve aujourd’hui marginalisée et en position de faiblesse face à la généralisation de la démarche HQE dans le secteur de la construction.
Derrière ces luttes entre acteurs autour de la normalisation technique, l’enjeu est de première importance puisqu’il s’agit de bâtir la nouvelle « architecture » du marché (Fligstein 2001) de la qualité environnementale (QE) des bâtiments. Les acteurs qui ne parviennent pas à défendre leur vision (et intérêt) lors du processus de fabrication des règles, encourent le risque de se retrouver marginalisés une fois les nouvelles règles mobilisées (et parfois exigées) par les acteurs sur les marchés. L’histoire de la fabrication et de l’institutionnalisation de la démarche HQE pose ainsi la question de la capacité des dispositifs de normalisation technique à s’imposer aux acteurs politiques, sociaux et économiques. Elle souligne également le rôle moteur exercé par un collège d’experts sur la création et la promotion de la haute qualité environnementale (HQE) des bâtiments en France .
La normalisation technique : contenus et usages d’un terme polysémique
Après être revenu sur l’historique du phénomène de la normalisation technique (1.1), l’objet de cette section est de me positionner quant à la polysémie du terme, son contenu et ses usages (1.3) en le distinguant préalablement du domaine relatif aux normes sociales et juridiques (1.2).
Une petite histoire de la normalisation
Les origines de la normalisation technique remontent au début de la révolution industrielle. Le premier stade, que l’on peut qualifier de « protohistoire », est concomitant au développement de la production manufacturière (Frontard 1994). Au départ le client, ou plus précisément son évocation comme figure de rhétorique, est largement absent du débat et des enjeux autour de la normalisation. En effet, « la normalisation fut d’abord une méthode promue par des industriels pour les industriels » (Cochoy 2000, p. 66). Afin de pouvoir remplacer rapidement et au moindre coût chaque pièce défectueuse d’un objet manufacturé, les différents types de pièces devaient être « interchangeables » et donner lieu à la constitution d’un stock minimal au sein de l’unité de production. Avec l’essor prodigieux de l’économie industrielle, le développement de la division du travail et la multiplication des manufactures, l’accent est progressivement mis sur la « compatibilité » des pièces entre elles, afin d’assurer cette fois-ci leur circulation au sein des différentes unités de production (Maily 1946). La véritable institutionnalisation de la normalisation remonte au début du 20ème siècle, on passe alors « du bricolage, d’un empirisme initial dans l’élaboration des normes à une formalisation progressive » (Galland 2001, p. 7). Ce phénomène s’explique par le fait que « la production des règles de coordination et le contrôle de leur application impliquaient que fût accordée une délégation d’autorité à des instances d’expertise et de certification adéquates, lesquelles furent en réalité de nature très diverses selon les époques et le type de problèmes à traiter » (Benghozi & al. 1996, p. 18). C’est ainsi que les premiers organismes nationaux de normalisation voient le jour. Tout d’abord en Angleterre avec l’Engineering Standards Committee en 1901 , en Allemagne avec le Deustches Institut fur Normung (DIN) en 1917, puis en 1918 aux Etats-Unis avec l’American National Standards Institute (ANSI) et en France avec la Commission Permanente de standardisation (CPS). Puis progressivement des instituts internationaux de normalisation voient également le jour, parmi les plus influents l’International Federation of Standardizing Associations (ISA) en 1928 et bien plus tard le Comité Européen de Normalisation (CEN) en 1961 .
L’originalité du nouveau métier de normalisateur réside alors tout entier dans sa capacité à engager les parties intéressées à discuter et à collaborer dans le cadre d’une « diplomatie des techniques » (Hawkins 1995). Ce premier pas a pour corollaire de faire passer progressivement la normalisation de la sphère industrielle (les seules préoccupations techniques des ingénieurs de production) à la sphère marchande (en direction des marchés), notamment du fait de l’invocation de la « figure du client » (Cochoy 2000). De fait, « invoquer l’intérêt du consommateur permettait de s’écarter des purs intérêts industriels, ou plutôt d’orienter ces derniers vers une nécessaire prise en compte du marché » (Cochoy 2002a, p. 364). Le pas décisif vers une « marchandisation de la normalisation » est franchi lors de la création de « marques de certification » qui garantissent aux consommateurs le respect par le producteur d’exigences consignées dans le cahier des charges d’une norme (Cochoy 2000). Ce dernier point achève la mutation marchande de la normalisation, en plaçant le client et le marché au cœur de la logique normative.
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Table des matières
INTRODUCTION
Présentation de l’objet d’étude : la démarche de haute qualité environnementale (HQE) des bâtiments
Les questionnements de recherche
1 – LA NORMALISATION TECHNIQUE : CONTENUS ET USAGES D’UN TERME POLYSEMIQUE
1.1 Une petite histoire de la normalisation
1.2 La normalisation technique et les normes sociales et juridiques
1.3 Les différents dispositifs de la normalisation technique
2 – COMMENT SAISIR SOCIOLOGIQUEMENT CE PHENOMENE ?
2.1 L’approche théorique
2.1.1 La normalisation technique et la rationalisation des sociétés
2.1.2 La normalisation technique, la hiérarchie et le marché
2.1.3 La normalisation technique et le travail du collège d’experts
2.1.4 Les questionnements de recherche
2.2 La démarche méthodologique et empirique
3 – PRESENTATION DE L’ECONOMIE GENERALE DE LA THESE
CHAPITRE 1 – CHRYSALIDE DES ENJEUX QUALITATIFS ET ENVIRONNEMENTAUX RELATIFS AUX BATIMENTS
INTRODUCTION
1 – LE BATIMENT, D’UN PROBLEME A L’AUTRE
1.1 – L’ère du quantitatif : la planification et les politiques d’industrialisation orchestrées par l’Etat (1945-1973)
1.2 – La transition qualitative des années soixante-dix et le rejet de la politique des « grands ensembles »
2 – LE RENOUVELLEMENT DES ENJEUX AUTOUR DE LA QUALITE ET DES FORMES D’ACTION PUBLIQUE FACE A LA
CONCURRENCE INTERNATIONALE
2.1 – Le virage de la qualité : une arme de compétitivité économique face à l’échéance du marché unique européen
2.2 – La reconfiguration du pouvoir politique et les nouveaux territoires et instruments d’action publique
2.2.1 – L’influence de la commission européenne sur l’essor de la normalisation technique
2.2.2 – Les effets de l’internationalisation sur la réforme du système national de certification
3 – LA MISE EN AGENDA PAR LES AUTORITES PUBLIQUES DES ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX DANS LE SECTEUR DE LA CONSTRUCTION ET DE L’HABITAT
3.1 – L’émergence en France des enjeux autour de l’environnement
3.2 – De la qualité à une nouvelle représentation de l’environnement du bâtiment
3.3 Appropriation par le Ministère de l’équipement, du logement et des transports des problématiques environnementales
CONCLUSION
Notes et documents du chapitre 1
CHAPITRE 2 – FABRICATION D’UN NOUVEAU DOMAINE D’EXPERTISE SUR LA QUALITE ENVIRONNEMENTALE DES BATIMENTS
INTRODUCTION
1 – LA CREATION D’UN COLLEGE D’EXPERTS AUTOUR D’UN ENJEU EMERGENT
1.1 – L’enjeu émergent de l’évaluation de la qualité environnementale des bâtiments
1.2 – La mission de l’ATEQUE : fabriquer l’« architecture marchande » de la qualité environnementale des bâtiments
1.3 – La méthode pionnière de certification des britanniques (BREEAM)
2 – LES TENSIONS AUTOUR DU CHOIX DES METHODES D’EVALUATION AU SEIN DE L’ATEQUE
2.1 – Les deux « cultures épistémiques » au sein de l’ATEQUE
2.2 – Infléchir les débats par l’occupation de postes stratégiques
2.3 – Un « environnement purifié » contre une « vision plurielle » de la qualité environnementale des bâtiments
2.4 – La stratégie de porte-parole des « généralistes » et l’intéressement des publics: les enquêtes auprès des professionnels et acteurs du bâtiment
2.4.1 La première étude du CSTB
2.4.2 La deuxième étude du CSTB (et celle d’un consultant de l’ATEQUE)
3 – LA FERMETURE DU DEBAT SUR LA QE DES BATIMENTS
3.1 – Le relais territorial des activités de l’ATEQUE par la maîtrise d’ouvrage publique
3.1.1 La politique de déconcentration et de décentralisation
3.1.2 La construction d’« éco-lycées » dans les régions Île-de-France et Nord-Pas-de-Calais
3.2 – L’expertise, un espace composite entre science et politique
CONCLUSION
Documents et notes du chapitre 2
CHAPITRE 3 – LA CONSTRUCTION D’UN « MONDE COMMUN » AUTOUR DE LA DEMARCHE HAUTE QUALITE ENVIRONNEMENTALE (HQE)
INTRODUCTION
1 – FEDERER LES ACTEURS ET LES RESSOURCES
1.1 – Quitter l’espace « confiné » des experts
1.2 – Intégrer ses rivaux pour faire taire les divergences autour de la QE des bâtiments
1.2.1 Les rivalités entre l’Association Qualitel, l’ADEME, le Ministère de l’Environnement et les experts de l’ATEQUE
1.2.2 La grande liberté d’interprétation de la démarche HQE par le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais (CRNPdC)
1.2.3 Les derniers marchandages des membres fondateurs et le renforcement du lien avec l’héritage de l’ATEQUE
2 – LA FABRICATION D’UNE REPRESENTATION COMMUNE DE LA QUALITE ENVIRONNEMENTALE (QE) DES BATIMENTS
2.1 – Le référentiel des 14 cibles de la démarche HQE comme un « objet-frontière »
2.2 – L’engouement de la maîtrise d’ouvrage publique pour la démarche HQE
2.3 La protection du standard de la démarche HQE
CONCLUSION