Les forêts tropicales font partie des écosystèmes les plus riches de la planète. Pour Leigh Jr. et al. [2004] : « Tropical forests are clearly museums of diversity ». Elles pourraient concentrer jusqu’à 90 % de l’ensemble des espèces terrestres [Burley 2002]. Un seul hectare de forêt tropicale peut par exemple contenir plus de 250 espèces d’arbres et des parcelles de 25 ou 52 hectares en Équateur ou à Bornéo rassemblent plus de 1100 espèces différentes, soit autant que pour la zone tempérée comprenant l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie [Wright 2002].
Or, du fait des activités humaines, la sixième extinction de masse est en cours [May 1999 ; Chapin et al. 2000] et les forêts tropicales font partie des écosystèmes les plus menacés.
La demande internationale pour une gestion durable
Depuis quelques dizaines d’années, l’opinion publique ainsi que les instances internationales ont pris conscience des menaces qui pèsent sur l’ensemble des forêts tropicales. Celles-ci sont en effet soumises à une déforestation intense due en grande partie à la pression des populations et de l’exploitation forestière et à l’extension des terres agricoles. C’est l’équivalent de la surface boisée de la France métropolitaine qui disparaît chaque année. Dans les forêts tropicales humides, la disparition de la couverture arborée signifie à court terme des phénomènes de dégradation des sols [Bruijnzeel 2004], dont la pauvreté naturelle ne permet de soutenir que quelques années de culture. Il se développe en général sur ces milieux des phénomènes d’érosion massive.
Le premier pas marquant vers des politiques raisonnées de conservation et de valorisation des espaces naturels a été la réunion de la CNUED (Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement) qui s’est tenue à Rio-de-Janeiro en 1992. Cette conférence a officialisé l’importance du concept de développement durable, datant des années 60, et a fait adopter la Convention sur la Biodiversité. Le concept de durabilité, associé à la gestion forestière, est en fait un élargissement à l’ensemble des fonctions et usages de la forêt du concept de « rendement soutenu », bien connu des forestiers, mais qui ne concernait que la production de bois [Barthod 1993]. Une deuxième conférence s’est déroulée dix ans plus tard à Johannesburg. Ces différents sommets ont amené les États à s’engager à améliorer leurs politiques environnementales, notamment en matière de gestion forestière. Dans un tel contexte, la France a un statut particulier. C’est un des seuls pays industrialisés, avec l’Australie, à posséder une part importante de ses forêts dans la zone tropicale. En effet, un tiers de sa surface boisée est constituée par des forêts tropicales. Cette situation unique au sein de la communauté européenne est essentiellement liée à la forêt guyanaise, domaine privé de l’État, qui couvre plus de 8 millions d’hectares soit 90 % du territoire guyanais [Inventaire Forestier National 2006]. Au niveau mondial, la Guyane, comprise entre l’état brésilien de l’Amapá à l’est et au sud, le Suriname à l’ouest et limitée au nord par l’océan atlantique (voir carte 1 en Annexe A), représente ainsi la présence de l’Europe au sein de la plus grande forêt tropicale au monde : la forêt amazonienne. Aussi les pressions sont elles nombreuses et l’attention internationale ainsi que celle des partenaires européens est tournée vers le territoire guyanais.
A partir du sommet de Rio (1992), la France s’est donc engagée à mettre en œuvre des méthodes de gestion durable en Guyane et c’est à l’Office National des Forêts (ONF.) qu’il revient de « gérer de manière exemplaire » [Office National des Forêts 1998] le domaine forestier de l’État.
Gestion forestière en Guyane
Tenus de développer des méthodes de gestion durable, les forestiers en Guyane voient leur possibilité d’action limitée par deux types de difficultés : de fortes contraintes économiques et politiques et d’importantes lacunes dans la connaissance du fonctionnement de la forêt. La contrainte économique peut s’énoncer simplement : la forêt guyanaise n’est actuellement pas rentable pour la production de bois. Cela tient d’abord à son potentiel naturel : à l’échelle mondiale, les forêts denses humides tropicales d’Amérique du sud sont les championnes de la biodiversité, mais n’ont pas d’essences commercialement intéressantes aussi abondantes que sur les autres continents (diptérocarpacées du sud-est asiatique, Okoumé du Gabon…). Leur exploitation nécessite donc des frais d’ouverture de pistes et de prospection beaucoup plus élevés. Cela tient aussi à la situation économique et démographique de la Guyane : les entreprises forestières de Guyane ont un marché intérieur très limité, et sont concurrencées par les pays voisins, le Brésil en particulier, où le coût de la main d’œuvre est très inférieur. Il en résulte une filière bois locale constituée de petites entreprises, faiblement réactives aux évolutions du marché mondial du bois, et économiquement fragiles. Par ailleurs, les exportations sont rendues difficiles par le faible développement des zones portuaires [Valeix et Mauperin 1989]. Comme le développement économique et la stabilité sociale sont des priorités majeures de la Guyane, une pression politique forte est exercée sur l’ONF pour que le prix du bois vendu sur pied reste à un niveau extrêmement bas. En outre, toute modification des règles d’exploitation visant à une gestion plus durable fait l’objet d’âpres négociations…
Le manque de connaissances sur le fonctionnement de la forêt dense tropicale humide est l’autre contrainte majeure qui limite la mise en œuvre d’une gestion plus durable. En attendant que la recherche apporte des réponses précises aux nombreuses questions posées, la gestion s’appuie sur l’extrapolation des connaissances actuelles, l’intuition et le principe de précaution. La première étape vers une véritable maîtrise de l’espace forestier en Guyane a été l’abandon des permis de type « minier » et la mise en place, dès 1993, d’aménagements simplifiés. Pour assurer une gestion « durable et multifonctionnelle » de la forêt [Dutrève et al. 2001], qui prenne véritablement en compte la biodiversité, l’ONF a développé une démarche précise d’aménagement. La méthode utilisée procède par étapes successives. Dans les forêts à aménager, le milieu est stratifié à partir des données disponibles (géologie, topographie, réseau hydrographique,…), selon un protocole inspiré des travaux de Paget [1999]. Ainsi sont identifiées des unités homogènes du point de vue géomorphologique. Afin de préserver la biodiversité, une série, dite « série écologique » est systématiquement définie par les gestionnaires. Elle doit regrouper un maximum d’unités géomorphologiques et d’hétérogénéités du milieu. Cette démarche s’appuie sur l’hypothèse que la biodiversité est liée à la diversité des habitats et des milieux [Fuhr et al. 2001]. Les zones de forêt délimitées de cette manière sont situées loin du réseau de desserte et ne font l’objet d’aucun prélèvement.
Dans les séries destinées à l’exploitation, des inventaires par échantillonnage de la ressource en bois commercialisable sont effectués avant la vente aux exploitants. La rotation (durée entre deux passages en coupe d’une parcelle) a, quant à elle, été estimée à partir des travaux réalisés sur le dispositif expérimental de Paracou, installé par le CIRAD-Forêt en 1984. L’hypothèse a été faite d’une généralisation possible des données de croissance et de renouvellement extraites de ce dispositif à l’ensemble des forêts aménagées. De nombreux travaux suggèrent toutefois que la composition floristique, la structure et la dynamique des peuplements sont fortement influencées par les conditions stationnelles. Or, les forêts aménagées par l’ONF couvrent une diversité de types de sols qui pose le problème de l’extrapolation des vitesses de renouvellement calculées à Paracou. Les gestionnaires en sont parfaitement conscients, mais, dans un souci et un besoin d’agir, il leur a fallu passer outre en attendant d’avoir davantage de données pour mieux programmer le deuxième passage en coupe des premières parcelles exploitées. Ils sont donc fortement demandeurs de résultats concrets de la part des chercheurs concernant les effets du milieu sur deux points : la distribution des espèces et la dynamique du peuplement [Ashton et Brunig 1975]. Ces points sont essentiels pour assurer les missions de conservation de la diversité et de production de bois.
Les forêts tropicales, le défi de la diversité
La question de l’assemblage des communautés végétales et du lien entre la diversité et le fonctionnement de l’écosystème intéresse en fait à la fois les gestionnaires et les chercheurs. Pour le forestier, il s’agit notamment d’adopter des stratégies efficaces de préservation de la biodiversité [Ashton et Brunig 1975]. Pour l’écologue, il s’agit de questions majeures, dont certaines ne sont toujours pas résolues à l’heure actuelle [Loreau et al. 2001 ; Hooper et al. 2005].
Pourquoi les forêts tropicales sont-elles si riches en espèces et comment s’organise cette richesse dans le temps et dans l’espace ? Il y a, en fait, deux aspects dans cette question : le premier touche à la compréhension des mécanismes de coexistence des espèces et constitue une question centrale en écologie, quel que soit le règne étudié et le lieu d’étude ; le second touche à la spécificité de la forêt tropicale, ensemble de plantes vasculaires d’un même niveau trophique, dans un contexte climatique particulier, et qui se distingue de la plupart des autres modèles par son extraordinaire richesse, le modèle le plus proche étant sans doute celui des barrières de corail [voir par exemple Connell 1978 ; Hubbell 1997 ; Dornelas et al. 2006].
Le principe d’exclusion compétitive (PEC), formalisé par Gause [1934], stipule que si plusieurs espèces sont en compétition, toutes, sauf une, seront éliminées. Le PEC semble donc aller à l’encontre de ce qui est observé dans la nature, à savoir le maintien d’un grand nombre d’espèces coexistant en un même lieu. La recherche des conditions de ce maintien a suscité de nombreux travaux. Palmer [1994] en a ainsi listé plus de 120. Selon lui, tous ces travaux sont basés sur des hypothèses qui ont en commun de violer au moins une des conditions nécessaires pour que le PEC s’applique. Ces conditions sont au nombre de 7 [Palmer 1994] :
1. Le temps a été suffisant pour parvenir à l’exclusion ;
2. L’environnement est constant dans le temps ;
3. L’environnement est constant dans l’espace ;
4. La croissance est limitée par une seule ressource ;
5. Les espèces rares ne sont pas favorisées en terme de survie, de reproduction ou de croissance ;
6. Les espèces peuvent véritablement entrer en compétition ;
7. Il n’y a pas immigration de nouvelles espèces.
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Table des matières
Introduction générale
A. La demande internationale pour une gestion durable
B. Gestion forestière en Guyane
C. Les forêts tropicales, le défi de la diversité
C.1. La théorie de la niche écologique
C.2. La théorie neutre
C.3. Bilan
D. Les effets du milieu sur la dynamique du peuplement
E. Problématique et plan du mémoire
F. Outils statistiques
Chapitre 1 – Présentation des données
1.1. Introduction
1.2. Historique du site
1.3. Contexte climatique
1.4. Contexte édaphique
1.4.1. Contexte géologique et géomorphologique
1.4.2. Caractéristiques générales des sols
1.4.3. Cartes des facteurs édaphiques sur le dispositif
1.5. Mesures des arbres
1.5.1. Précisions des mesures
1.5.2. Mortalité et recrutement
1.6. Identifications botaniques
1.6.1. Une identification par étapes
1.6.2. À la recherche d’espèces abondantes
1.6.3. Le cas de Symphonia
1.6.4. Bilan
Chapitre 2 – Effets du sol sur la répartition spatiale des espèces
2.1. Introduction
2.2. Synthèse des connaissances actuelles
2.2.1. Influence du sol : principaux facteurs
2.2.2. Échelles de travail
2.3. Gradient floristique induit par le milieu
2.3.1. Principe
2.3.2. Matériel et Méthodes
2.3.3. Résultat
2.3.4. Conclusion
2.4. Affinités édaphiques des espèces
2.4.1. Problématique
2.4.2. Matériel et Méthode
2.4.3. Résultats généraux
2.5. Regroupement des espèces selon leurs affinités au sol
2.5.1. Matériel et méthode
2.5.2. Résultats
2.6. Discussion : Peut-on généraliser les résultats obtenus ?
2.6.1. Problèmes spécifiques liés à la carte de l’hydromorphie de surface
2.6.2. Lien entre héliophilie et tolérance à l’engorgement
2.6.3. Comparaison avec les résultats de la littérature
2.6.4. Lien avec les théories de la diversité
2.7. Conclusions
Chapitre 3 – Effets du sol sur la performance des espèces
3.1. Introduction
3.2. Croissance radiale
3.2.1. Matériel et méthode – Construction de modèles de croissance en diamètre
3.2.2. Résultats
3.2.3. Discussion
3.3. Du jeune arbre recruté au vieil arbre déjà en place
3.3.1. Matériel et méthode
3.3.2. Résultats
3.3.3. Discussion
3.4. Du jeune plant à l’arbre adulte [Baraloto et al. 2007]
3.4.1. Matériel et méthode
3.4.2. Résultats
3.4.3. Discussion
3.5. Bilan : croissance et sélection par le sol
Chapitre 4 – Effets du sol sur la structure et la dynamique du peuplement
4.1. Introduction
4.2. Structure du peuplement et effets du sol
4.2.1. Structure diamétrique
4.2.2. Densité et surface terrière
4.2.3. Composition floristique
4.2.4. Loi d’autoéclaircie et forêt tropicale
4.3. Dynamique du peuplement et effets du sol
4.3.1. Mortalité
4.3.2. Recrutement
4.3.3. Accroissement en surface terrière et production du peuplement
4.4. Bilan : structure et dynamique du peuplement en et hors bas-fond
4.4.1. Les bas-fonds, un milieu plus dynamique
4.4.2. Comparaison avec les résultats de la littérature
Chapitre 5 – Discussion générale
Conclusion générale