La dégradation forestière, définitions et état de l’art sur son évaluation
La dégradation de la forêt est un concept qui comporte plusieurs dimensions et qui fait l’objet de diverses définitions. nous en reprendrons certaines pour préciser le phénomène sur lequel porte notre analyse. Nous verrons également quel est l’état de dégradation des forêts tropicales, sachant que les évaluations divergent fortement selon les auteurs et les méthodes qu’ils emploient. Nous préciserons justement ensuite les méthodes développées dans la littérature scientifique pour mesurer la dégradation des forêts tropicales, et les indicateurs qu’elles visent à obtenir.
La définition de la dégradation des forêts fait encore l’objet de débats. Il est difficile de choisir une définition spécifique de la dégradation des forêts puisqu’elle dépend des différences de perspectives et des objectifs de gestion des acteurs (Morales-Barquero et al. 2014). L’élaboration de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) en 2003 sur la réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation des forêts a ainsi été accompagnée d’une controverse sur la définition de la dégradation (FAO 2011a; Penman et al. 2003; Putz et Redford 2010; GOFC-GOLD 2009). Les critères euxmêmes sont l’objet de discussions entre la qualité des forêts (état de la forêt), la densité du couvert végétal (biomasse), les services écosystémiques, la diversité biologique et la fourniture de biens et services marchands. (Lund 2009) a ainsi recensé plus de 50 définitions de la dégradation des forêts.
La dégradation des forêts est un processus temporaire ou permanent conduisant à la réduction de la densité, à un changement de la structure du couvert végétal ou de la composition de ses espèces (Grainger 1993). C’est un changement dans les attributs de la forêt qui conduit à une réduction de la capacité de production de bois à valeur économique pendant plusieurs années à quelques décennies (Lambin 1999; Khuc et al. 2018). Pour d’autres auteurs, la dégradation des forêts est plus globalement la réduction de la capacité d’une forêt à fournir des biens et des services (Puustjärvi et Simula 2002; Sasaki et Putz 2009). Nous retenons pour notre part la définition suivante : la dégradation des forêts est une diminution de la densité du couvert forestier entraînant un changement dans la structure forestière, avec pertes de fonctions, de biodiversité et de biomasse, normalement associées à la forêt primaire, sans qu’il y ait de changement de l’affectation des terres (OIBT 2002b).
Les perturbations à l’origine de la dégradation
La dégradation forestière résulte d’un ou plusieurs évènements de perturbations sur une période donnée. Ces perturbations peuvent être de natures diverses : exploitation forestière, prélèvements de produits ligneux ou non-ligneux issus de la forêt, chasse, feux, changements des conditions environnementales (suite à la fragmentation forestière par exemple), etc. Ces perturbations varient en intensité et en fréquence. Elles peuvent être ponctuelles (exploitation forestière) ou quasi-permanentes (changements des conditions environnementales ou chasse). En Amazonie brésilienne, les feux de forêt, la fragmentation due à l’ouverture de terres agricoles, l’exploitation sélective du bois d’œuvre, la collecte de bois de feu pour la production de charbon de bois et le pâturage sous couvert forestier sont les principales perturbations responsables de la dégradation des forêts (de Faria et al. 2014; Hosonuma et al. 2012a; Matricardi et al. 2005, 2010; Pinheiro et al. 2016). Les feux, même de faible intensité, modifient la composition et la structure de la forêt (Xaud, Martins, et Santos 2013). L’exploitation sélective conduit également à des transformations du couvert forestier, elle créée des trouées d’exploitation et des pistes de débardage et de débusquage. L’exploitation blesse des arbres ce qui entraîne une hausse de la mortalité des individus restants et contribue de manière significative aux pertes de biomasse (Sist et al. 2014). Des plans de gestion durable des forêts sont imposés par la loi dans certains pays comme le Brésil, limitant la densité et la fréquence de coupe de façon à permettre la régénération, mais la plus grande partie des coupes sélectives ne suivent pas de plan de gestion et se font dans l’illégalité (Richardson et Peres 2016).
Les perturbations présentées ci-dessus montrent une évolution durant l’ouverture puis la consolidation du front de déforestation en Amérique latine. L’urbanisation avec le réseau routier et les autres infrastructures qui l’accompagnent, négligeables au début, prennent ensuite de l’ampleur. De même, la coupe sélective s’intensifie au cours du temps pour devenir la principale perturbation en phase de post-transition. La collecte de bois énergie forte au début décline ensuite. Les incendies augmentent puis se réduisent lorsque le front est consolidé. Le pâturage du bétail s’amplifie notamment du fait de la fragmentation des forêts au milieu de prairies qui entraîne des intrusions volontaires ou non. Dans le monde, la coupe sélective est responsable de la moitié de la dégradation des forêts tropicales, la collecte de bois énergie est responsable du tiers. Ces facteurs directs dépendent eux-mêmes de facteurs plus en amont, dont l’influence est plus difficile à évaluer tels que les marchés internationaux, les politiques commerciales et de protection de l’environnement, les changements technologiques et la croissance démographique (Achard et al. 2011).
Conséquences et devenir des forêts dégradées
La dégradation réduit la capacité d’une forêt à fournir des biens et services (FAO 2002), y compris pour l’atténuation du changement climatique (Baccini et al. 2017; Bustamante et al. 2016; Thompson et al. 2013). Le prélèvement du stock de carbone forestier accompagné de combustion et de minéralisation de la matière organique, entraînent au contraire des émissions de CO2 (Matthews et al. 2014). Sur la période de 2001 à 2010, les émissions résultant de la dégradation des forêts représenteraient le quart de celles dues à la déforestation (Federici et al. 2015). Mais une étude récente suggère que la dégradation y contribuerait beaucoup plus fortement avec plus des deux tiers de toutes les émissions de gaz à effet de serre provenant des forêts tropicales (Gerhard 2018; Baccini et al. 2017). Les émissions de CO2 dues à la dégradation des forêts sont estimées équivalentes à 1,1 Gt de CO2 par an en 2011-2015 (FAO 2017).
La cartographie réalisée à l’échelle de l’Amérique latine par (Pearson et al. 2017) montre que c’est le bassin amazonien et ses bordures qui émettent le plus d’équivalent CO2 du fait de la dégradation . La portion brésilienne est la plus émettrice. Les émissions plus spécifiquement dues aux incendies sont plus importantes sur la marge orientale du bassin (états du Pará et du Mato Grosso). En ce qui concerne l’extraction de bois, les auteurs n’ont disposé que de données nationales, elles mettent en évidence l’importance du Brésil dans l’ensemble latinoaméricain concernant cette source d’émissions. Enfin, les émissions liées à l’exploitation de bois comme combustible (charbon de bois ou bois de feu) sont peu élevées en Amazonie. La perte de grands arbres est un élément important qui affecte la structure forestière et crée de nouvelles ouvertures dans la canopée (Saatchi et al. 2013). Les changements dans la structure de la forêt ont des impacts préjudiciables sur la biodiversité (Parrotta, Wildburger, et Mansourian 2012). Bien que les zones perturbées par l’action humaine soient refermées par une végétation secondaire après la récolte de bois ou après des incendies, cette végétation n’a pas les mêmes caractéristiques que la végétation originelle et nécessite des décennies voire des siècles pour se rapprocher de la végétation « climacique » (Gregory P. Asner et al. 2005a; Gerwing 2002; FAO 1992).
La dégradation forestière entraîne des effets en cascade, notamment une augmentation de l’inflammabilité et par conséquent une augmentation de la superficie brûlée, un changement du bilan radiatif et du bilan hydrique ce qui a des effets sur le climat, la fragilisation des arbres et les épidémies (van Lierop et al. 2015). La dégradation forestière est souvent un précurseur de la conversion des forêts, car la dégradation fragilise la forêt face au feu et à la sécheresse et qu’elle réduit son intérêt socio-économique par la raréfaction des biens ligneux et nonligneux qu’elle renferme (Mollicone et al. 2007; Gregory P. Asner et al. 2005a). Mais la forêt a des aptitudes à se régénérer à long terme pour retrouver un état d’équilibre, même si cela peut se chiffrer en siècles (Chazdon et al. 2016). Des facteurs propres au site affectent la capacité de régénération de la forêt: le climat (la pluviométrie et sa répartition annuelle, l’évapotranspiration potentielle, l’ensoleillement), la pente et l’orientation des versants, le type et la profondeur de sol etc. (Holl 2002). Ces facteurs varient dans l’espace à différentes échelles. La régénération n’est pas simplement l’inverse de la dégradation, car elle peut suivre une trajectoire différente (Haapalehto et al. 2017) . Les forêts dégradées représentent ainsi un état transitoire. Elles vont soit de régénérer (pour retrouver les caractéristiques d’une forêt mature) soit se dégrader davantage et éventuellement disparaître (la dégradation précède alors la déforestation). En fait, ces trajectoires restent mal connues.
Les effets des perturbations humaines sur la forêt varient très fortement en intensité, en étendue et en fréquence. Ils sont le produit de transitions complexes (Baker et al. 2010), elles-mêmes dépendantes de facteurs bio-physiques propres au site (climat, sol, relief, espèces concernées, etc.). Au-delà de cette complexité, il est important de hiérarchiser l’ampleur des perturbations sur plusieurs années, en définissant des niveaux de dégradation afin d’établir un diagnostic de l’état des forêts et orienter des plans de protection ou de restauration. Les niveaux de dégradation n’ont de sens que s’ils sont relatifs à un état de référence local de dégradation faible ou nulle, partageant les principales caractéristiques biophysiques de l’aire d’étude. La dégradation est ainsi évaluée comme une perte relative à ce que serait la forêt sans intervention humaine (Morales-Barquero et al. 2014, 2015 ; Thompson et al. 2013 ; Rakotondrasoa et al. 2013).
Ampleur du phénomène
De vastes zones de forêts humides dans le monde sont concernées par la dégradation des forêts (Gregory P. Asner et al. 2009). La FAO a réalisé la première évaluation mondiale des ressources forestières en 1946, et depuis lors, elle continue à suivre l’état des forêts du monde en réalisant un bilan tous les 5 à 10 ans (FAO 2017), mais les indicateurs de dégradation restent à consolider. En Amazonie brésilienne, l’INPE a évalué à environ 103 000 km² la surface en forêts dégradées en raison d’une exploitation sélective illégale et d’incendies entre 2007 et 2013, ce qui représente presque le double de la déforestation sur la même période (Aguiar et al. 2016).
Besoin d’indicateur
Des travaux basés sur des approches de terrain, à la parcelle, ont mis en évidence dans la littérature l’ampleur et le type de dégradation. (Thompson et al. 2013) ont ainsi défini cinq objectifs que devraient couvrir les indicateurs de dégradation : la productivité, la diversité biologique, les perturbations inhabituelles, le stockage du carbone et les fonctions de protection. Ainsi, (Ghazoul et al. 2015; M. L. Wilkie et Heymell 2009; Rakotondrasoa et al. 2013) ont mesuré les variables suivantes : la densité des arbres, leur hauteur moyenne, leur diamètre moyen, la surface terrière et la densité de la régénération du sous-bois. Des variables telles que la densité des arbres, la surface terrière, les débris de bois grossier (MDC) et le stock total de carbone en surface (TAGC) ont été mesurés dans des forêts primaires non-perturbées et comparées à celles de forêts dégradées pour étudier les impacts de la dégradation sur les changements de structure de la couverture végétal et les stocks de carbone (Berenguer et al. 2015; Bin Tangki 2014).
Plusieurs études se sont concentrées sur les altérations des composants individuels des stocks forestiers totaux (par exemple, les grands arbres, le bois mort) (Feldpausch et al. 2005 ; Barlow et al. 2003 ; de Paula, Costa, et Tabarelli 2011). Des études de terrain sur les parcelles forestières mettent en évidence les effets des perturbations telles que la coupe sélective, le feu et la fragmentation, sur le sol, le bois mort, la litière et le carbone dans son ensemble (Berenguer et al. 2014). Plus spécifiquement, (Silva et al. 2018) ont étudié la dynamique de la biomasse forestière post-incendie et évalué le temps requis pour la récupération des forêts touchées par le feu. Mais ces indicateurs évalués par des mesures de terrain ne peuvent être suivis que dans des zones relativement petites et en mobilisant des ressources techniques et financières importantes. Des approches indirectes fournissent des proxys locaux ou nationaux de la dégradation via des données forestière commerciales lorsqu’elles sont recensées (concessions forestières sélectives avec déclaration de la récolte), ainsi que les données de proxy provenant des marchés domestiques (charbon de bois, bois de feu) ou la production de bois estimée à partir de scieries, et les statistiques d’exportation (D. C. Nepstad et al. 1999; D. Wilkie et al. 2000). Mais ces approches sont limitées dans des régions où les recensements ne sont pas fiables, où toute la production n’est pas déclarée et n’entre pas dans des circuits de distribution légaux. Ces approches excluent par ailleurs toute évaluation des conséquences sur la biomasse et la dynamique forestière et leur spatialisation.
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Table des matières
Introduction générale
1. Un enjeu économique et social
2. Un enjeu environnemental
3. Des écosystèmes menacés par la déforestation et la dégradation
4. Déforestation et dégradation en Amazonie
5. Objectifs
6. Choix méthodologiques
7. Plan de la thèse
Chapitre 1. La dégradation forestière, définitions et état de l’art sur son évaluation
1.1. Les perturbations à l’origine de la dégradation
1.2. Conséquences et devenir des forêts dégradées
1.3. Ampleur du phénomène
1.4. Besoin d’indicateur
1.5. Evaluation de la dégradation forestière par télédétection
1.5.1. Les approches indirectes
1.5.2. Méthode Barbier d’identification de l’ouverture du couvert forestier
1.5.3. Les approches directes
1.5.3.1. Les approches ponctuelles
1.5.3.1.1. CLASlite
1.5.3.1.2. La méthode de NDFI (Normalized Difference Fraction Index)
1.5.3.1.3. Les méthodes de classification
1.5.3.1.4. Création d’une structure tridimensionnelle grâce au Lidar
1.5.3.1.5. DETER et DEGRAD
1.5.3.2. Les approches temporelles
1.5.3.2.1. BFAST (Breaks For Additive Seasonal and Trend)
1.5.3.2.2. BFAST Monitor
1.5.3.2.3. Greenbrown (land surface phenology and trend analysis)
1.5.2.2.4 LandTrendr (Landsat-based detection of Trends in Disturbance and Recovery)
1.5.4. Combinaisons d’approches ponctuelles et temporelles
Chapitre 2. Paragominas, un ancien front pionnier consolidé
2.1. Paragominas, un ancien front pionnier consolidé
2.2. Paragominas « Municipalité Verte »
2.3. Contexte naturel
2.3.1. Climat
2.3.2. Géologie et géomorphologie
2.3.3. Sol
2.3.4. Hydrographie
2.4. La situation des forêts à Paragominas
2.4.1. Les différentes perturbations sur les écosystèmes forestiers
2.4.1.1. L’exploitation sélective avec plans d’aménagement forestier
2.4.1.2. L’exploitation forestière illégale
2.4.1.3. L’extraction de charbon de bois à Paragominas
2.4.1.4. Les feux
2.4.2. Les conséquences des perturbations sur le peuplement résiduel
2.4.3. L’état actuel du couvert forestier
2.5. Conclusion
Chapitre 3. Analyse des perturbations et de la dégradation avec CLASLITE
3.1. Introduction
3.2. Données
3.2.1. Identification des types de perturbation forestière
3.2.2. Les images Landsat
3.3. Le progiciel CLASlite
3.4. Méthodologie
3.4.1. Calibrage radiométrique
3.4.2. Identification des nuages et remplacement par des données de la même année
3.4.3. Calcul de la carte de couverture fractionnelle
3.5. Masque des forêts primaires
3.5.1. Création du masque de forêts primaires avec CLASlite
3.5.2. Création du masque avec PALSAR-2 / PALSAR
3.5.3. Comparaison entre les deux masques
3.6. Evaluation des perturbations du couvert forestier à Paragominas avec le progiciel CLASlite en mode automatique
3.7. Variance pluriannuelle de la couverture fractionnelle NPV
3.8. Résultats
3.8.1. Masque des nuages
3.8.2. Masque Landsat – CLASlite des forêts primaires
3.8.3. Cartes de couverture fractionnelle annuelle
3.8.4. Trajectoires de dégradation des forêts
3.8.5. Indicateur d’agrégation pluriannuelle des perturbations : variance de NPV
3.8.5.1. Validation de l’indicateur d’agrégation pluriannuelle par des observations de terrain
3.8.5.2. L’organisation spatiale des types de perturbation
3.8.5.3. L’indice de fraction de différence normalisé (NDFI)
3.8.5.4. Distribution de la dégradation forestière à l’échelle municipale
3.8.5.5. Evolution de la perturbation du couvert forestier à l’échelle municipale
3.9. Discussion
3.10. Conclusion
Chapitre 4. La sensibilité à la sécheresse de la forêt comme indicateur spatialisé de dégradation
Conclusion générale