La dégradation du patrimoine urbain dans un contexte de risque sismique
Il convient tout d’abord de dresser un tableau d’une situation complexe, où se mélangent diverses problématiques spatiales : la conservation du patrimoine à différentes échelles dans un milieu urbain, l’analyse d’un contexte de risque sismique, ses facteurs et ses conséquences, ainsi que les politiques de gestion de ce risque qui déterminent une organisation spatiale d’une société. Ces thématiques s’entremêlent de différentes manières : il s’agit donc en premier lieu de constater ces liens, leurs ressorts et leurs conséquences spatiales. Il importe de ne pas simplement établir une liste ordonnée de ces corrélations, mais de montrer comment le terrain – en l’occurrence les trois villes étudiées : Noto, Assise, Gémone – permet de porter un regard éclairant sur ces problématiques.
L’hypothèse la plus commune et le lien le plus immédiat entre ces problématiques est la dégradation du patrimoine urbain comme résultante du risque sismique. Et de fait, il apparaît, sur le terrain, une forte dégradation du patrimoine architectural urbain dans certaines des communes les plus soumises au risque sismique : dégradation insidieuse à Assise, beaucoup plus flagrante à Noto, et une destruction quasi totale à Gémone, voici trente ans. Toutefois, une lecture à peine plus attentive des facteurs de ces dégradations et des politiques de gestion du risque sismique fait apparaître que les situations sont beaucoup plus complexes. La gestion du risque sismique n’est-elle pas un instrument de protection des édifices, donc de conservation du patrimoine ? Mais alors, comment s’explique la dégradation constatée du patrimoine urbain ? Cette première partie s’appliquera à décrire la situation dans les trois communes étudiées ; nous tenterons de montrer quelles sont les logiques sociospatiales qui ont mené à ces situations, en soulignant les liens tissés entre les différents acteurs sociaux et la complexité des organisations du territoire qui en découlent.
La difficile conservation d’un patrimoine urbain dégradé
L’Italie est couramment considérée comme le pays le plus riche du monde en matière de patrimoine artistique et culturel, notamment architectural. Incontestablement, une grande partie du bâti urbain italien constitue une richesse patrimoniale, reconnue d’ailleurs par l’UNESCO. Dans ce contexte, il est d’autant plus frappant de constater l’état général de dégradation de ce patrimoine architectural urbain. Les travaux de consolidation, avec leurs cortèges d’échafaudages et de grues, sont omniprésents dans les paysages urbains, tandis que dans les centres anciens, les édifices interdits au public pour des raisons de sécurité sont légion. C’était le cas de près d’une vingtaine d’églises dans la seule ville de Noto à la fin des années 1990. Comment expliquer cette situation paradoxale et, par bien des aspects, potentiellement dangereuse ? Comment expliquer le manque d’attention dont pâtit ce patrimoine exceptionnel ? Le cas spécifique de l’Italie est-il représentatif d’une tendance plus générale ?
« Pour des raisons multiples, qui tiennent à la nouvelle phase de la civilisation dénommée maintenant « post-industrielle », à l’occupation complète de l’espace, à l’inquiétude des générations, le fonds patrimonial est en effet devenu une préoccupation sérieuse, parfois obsédante. Une fois de plus, s’est vérifié le fait que seuls des désastres, des crises, des malheurs, des crimes éveillent l’attention, comme si l’on abordait toujours trop tard des situations auxquelles on s’est mal préparé. Peut-être le prix des objets de ce type ne se révèle-t-il que dans le manque. La familiarité quotidienne oblitère, dans les sociétés comme chez les particuliers, les raisons de l’attachement à ces données proches que nous embrassons maintenant dans la notion . » .
J.-P. Babelon et A. Chastel, éminents spécialistes du patrimoine, soulignent avec une certaine amertume le lien entre la destruction d’un patrimoine et la consécutive prise de conscience de l’importance de l’objet patrimonial en question ; mais cette phrase implique surtout, de façon moins affirmative mais tout autant amère, que la destruction du patrimoine est une conséquence de ce manque de conscience. En effet, si « seuls des désastres éveillent l’attention », si l’attention est insuffisante avant le désastre, on aboutit à « des situations auxquelles on s’est mal préparé » : le désastre est une conséquence de ce manque d’attention, dont résulte un manque d’entretien ; de même, le désastre est aggravé par l’absence de préparation à la situation d’urgence.
Ces affirmations peuvent sembler rapides, et très générales. Elles sont cependant représentatives de certaines interrogations qui ont dirigé notre travail de recherche : qu’est-ce que le patrimoine et comment les sociétés qui en sont gardiennes le gèrent-elles ? Comment expliquer le contraste entre le désir de conservation de ce patrimoine, et la dégradation, voire la destruction, de certains monuments majeurs ? Est-ce la destruction du patrimoine, suite à un désastre, qui génère au sein de ces sociétés un désir de conservation du patrimoine ? Et dans ce cas, comment gérer la situation, quelle politique adopter face à des exigences de conservation patrimoniale et de gestion du risque qui sont parfois contradictoires ? Comment réconcilier le court terme et le long terme, quand les probabilités d’occurrence d’un désastre se situent sur une échelle de temps longue, alors que les collectivités retournent rapidement dans « la familiarité quotidienne [qui] oblitère, dans les sociétés comme chez les particuliers, les raisons de l’attachement » à ce patrimoine ?
Nous tenterons de montrer comment l’analyse de l’espace peut apporter des éléments de réponse à ces questionnements. L’étude de trois cas précis en Italie, dans leur singularité territoriale, nous permettra de dégager des caractères communs des politiques de gestion du patrimoine urbain et de leurs conséquences spatiales. Pour cela, nous commencerons par l’étude d’événements symboliques très significatifs et qui ouvrent un grand nombre de pistes de réflexion : les écroulements partiels des cathédrales de Noto, d’Assise et de Gémone. Nous replacerons ensuite ces cas spécifiques dans le contexte italien, et nous essaierons de montrer que ces différentes réflexions et interrogations sont issues, en amont, de contrastes et d’hésitations dans la définition et dans la délimitation du patrimoine urbain : la pratique de la conservation diffère des orientations théoriques. Cette disjonction est elle-même fortement liée à la nature du système de gestion du patrimoine : nous verrons dans un troisième temps que la complexité des réglementations et l’enchevêtrement des compétences expliquent en grande partie les insuffisances de la conservation du patrimoine et donc la situation actuelle de dégradation que celui-ci connaît, en Italie et plus particulièrement dans les trois communes étudiées.
L’effondrement des trois cathédrales : symbole et symptôme
Noto, Assise et Gémone ont toutes trois subi un effondrement partiel de leur cathédrale, lors des séismes de 1976 pour Gémone et de 1997 pour Assise, en 1996 pour Noto, plus de cinq ans après le séisme de 1990. L’effondrement d’une cathédrale, ou d’une partie de celleci, est un événement de grande portée, car un édifice religieux possède souvent une très haute charge symbolique. Il s’agit d’un patrimoine souvent exceptionnel sur le plan artistique et architectural ; mais c’est surtout un monument qui concentre une très grande partie des repères identitaires et culturels dans lesquels se reconnaissent les habitants d’une ville (Clichés 1.1 à 1.3). En outre, le plus souvent, la cathédrale est un jalon urbanistique, une pièce maîtresse d’un ensemble urbain historique, et son écroulement signifie souvent la disparition d’une harmonie urbaine, d’un paysage urbain complexe et porteur d’identité. Cet effondrement aboutit donc – nous essaierons de le montrer – à une véritable déstructuration spatiale d’un territoire urbain.
Nous insisterons ici sur le cas de la cathédrale de Noto, parce qu’il soulève de nombreux questionnements, qui sont autant de pistes de recherche pour ce travail.
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Table des matières
Introduction générale
I. Présentation de la problématique
II. Le choix des communes étudiées
III. Noto, l’ancienne « ingénieuse »
IV. Assise, pôle touristique
V. Gémone, la post-moderne
VI. Organisation générale de la recherche
Première partie La dégradation du patrimoine urbain dans un contexte de risque sismique
Introduction
Chapitre 1 La difficile conservation d’un patrimoine urbain dégradé
A. L’effondrement des trois cathédrales : symbole et symptôme
1. Questionnements autour de l’effondrement de la cathédrale de Noto
2. De Noto à Assise et Gémone : l’exemplarité de ces cas spécifiques
B. Entre patrimoine urbain et patrimoine monumental : des définitions hésitantes aux pratiques hasardeuses
1. La dégradation du patrimoine urbain
2. Le « patrimoine » entre définitions ambiguës et délimitations larges
3. L’évolution de la théorie de la conservation : du patrimoine monumental au patrimoine urbain
4. De la théorie à la pratique : du patrimoine urbain au patrimoine monumental
C. La difficile gestion du patrimoine : l’enchevêtrement des compétences et des réglementations
1. Les acteurs du patrimoine urbain : le cadre administratif
2. Répartition et conflits de compétences
3. Le contexte législatif des politiques de préservation du patrimoine
Conclusion
Chapitre 2 Les contrastes de la gestion du risque sismique à Noto, à Assise et à Gémone
A. Définition du risque sismique
1. Appréhender le risque dans une perspective de gestion du risque
2. Le « risque » : une notion complexe
Les politiques de conservation du patrimoine urbain comme outils de gestion du risque sismique
3. L’aléa : définition et mesures
4. La vulnérabilité, fondement de la gestion du risque
B. Similitudes et contrastes de la vulnérabilité de Noto, d’Assise et de Gémone
1. Les données des sites
2. Histoire sismique de Noto, d’Assise et de Gémone
3. Vulnérabilité des centres urbains étudiés
C. Principes et organisation de la gestion du risque sismique en milieu urbain
1. De la connaissance à la gestion du risque
2. La gestion du risque sismique en milieu urbain : le rôle fondamental de la prévention
3. Organismes et instruments de la gestion du risque sismique
Conclusion
Conclusion de la Première Partie
Deuxième partie Les politiques de conservation du patrimoine : des orientations divergentes à un véritable outil de gestion du risque sismique
Introduction
Chapitre 3
Acteurs sociaux et clivages territoriaux : les conséquences spatiales des différentes politiques de gestion du risque et du patrimoine
A. Les politiques patrimoniales et de gestion du risque : de puissants instruments de contrôle du territoire
1. Des enjeux politiques déterminants
2. Le contraste significatif entre les principes de gestion et leur mise en œuvre
3. L’exemple des normes parasismiques
B. La « culture du risque » : une expression spatiale à la fois profonde et précaire
1. La perception du risque et ses implications sur la gestion du risque
2. La culture du risque en Italie
3. La transformation des territoires
Conclusion
Chapitre 4 Des politiques coûteuses aux bénéfices incertains : la complexité des enjeux financiers
A. La valeur du patrimoine
1. Comment mesurer la valeur des monuments ?
2. Les coûts de la restauration
B. Les coûts élevés de la gestion du risque
1. Les coûts des tremblements de terre
2. L’analyse coût-bénéfice
3. La question du risque acceptable
C. La ressource touristique, entre espoirs et réalités
Les politiques de conservation du patrimoine urbain comme outils de gestion du risque sismique
1. Une ressource miracle pour les communes étudiées
2. Les ambiguïtés des choix de développement touristique
Conclusion
Chapitre 5 Les politiques patrimoniales entre volonté d’équilibre et besoin d’efficacité: de la dispersion à l’intégration des problématiques territoriales
A. Les politiques patrimoniales en quête de subtils équilibres
1. Le choix des priorités
2. Conserver à tout prix ? Entre intégrisme de la conservation et reconstitution urbaine
3. Entre changement d’aspect et modification de la structure : les principes de la restauration
4. Entre conservation et mise en valeur : les effets pervers des politiques patrimoniales
5. La « conservation stratégique »
B. La progressive mise en œuvre de politiques intégrées et de choix audacieux
1. La « gestion intégrée » : une pratique raisonnable et efficace
2. Le réemploi des monuments : un véritable outil d’aménagement du territoire
3. Conserver et mettre en valeur les ruines pour consolider la culture du risque
Conclusion
Conclusion de la deuxième partie
Conclusion générale