La ยซย dรฉconstructionย ยป du sujet : une rรฉgression vers lโorigine
ย Le terme de ยซ dรฉconstruction ยป, nous le reprenons de Jacques Derrida, qui en a fait un concept philosophique, mรชme si la connotation que nous lui attribuons nโest pas totalement la mรชme. En effet, lร oรน Derrida dรฉfinit la dรฉconstruction comme une analyse des structures sรฉdimentรฉes qui forment le discours philosophique dans lequel nous pensons, nous, nous lui donnons une dรฉfinition plus proche du c oncept de ยซ destruction ยป chez Heidegger pour signifier les entreprises nietzschรฉenne et freudienne de dรฉfaire, par le biais de lโinterprรฉtation, la conception classique du sujet dans la pensรฉe occidentale. La dรฉconstruction est donc entendue ici dans le sens dโune destruction. Toutefois, elle ne doit pas รชtre comprise comme la critique dโun des thรจmes de la pensรฉe philosophique mais bien lโensemble du projet philosophique comme le dit Paul Ricลur. Nietzsche et Freud sโattaquent ร ce q ui fonde la totalitรฉ du dicible et du pensable : la conscience, et plus prรฉcisรฉment le rapport de la conscience ร el le-mรชme et partant au monde. Rapport que ces deux maรฎtres du soupรงon nous ont fait dรฉcouvrir comme รฉtant la grande illusion sur laquelle sโest construit notre narcissisme et quโils viennent secouer par une remise en cause radicale de tout notre systรจme de reprรฉsentation. Cโest la raison pour laquelle nous avons choisi ce concept de dรฉconstruction ร la place de celui de critique. Nous pensons quโune critique ne peut montrer que les manquements ou les failles de tel ou tel aspect de quelque chose ; donc elle peut ne pas tout dรฉtruire. Mais encore, elle nโentreprend pas forcรฉment de refaire ce qui a รฉtรฉ dรฉtruit. Par contre, une dรฉconstruction est dโune part beaucoup plus radicale dans la mesure oรน elle dรฉtruit tout ce qui a รฉtรฉ construit et jusque dans ses fondements, mais suppose encore une reconstruction qui est sensรฉe รชtre meilleure que la construction prรฉcรฉdente. On ne dรฉconstruit que pour mieux construire. Autrement dit, pour bien construire, il faut dโabord dรฉconstruire. Ce que Nietzsche affirme en disant : ยซ Pour que lโon puisse bรขtir un sanctuaire, il faut quโun sanctuaire soit dรฉtruit : cโest la loi ยป. Dโautre part, la dรฉconstruction renvoie ร la fondation, qui signifie ici le sujet de la connaissance auquel sโattaquent Nietzsche et Freud. Ces derniers dรฉtruisent tout le savoir classique que la pensรฉe occidentale a construit, ร travers la dรฉconstruction de ce qui le fonde, c’est-ร -dire la conscience qui lโรฉnonce, pour une reconstruction meilleure. Cela sous-entend alors une nouvelle รฉtude du sujet. Et pour ce f aire, Nietzsche et Freud posent dโabord deux soupรงons : dโune part, que le sujet est un ensemble de structures sรฉdimentรฉes et de lโautre, quโon ne peut vraiment lโapprรฉhender dans toutes ses dimensions que par une interprรฉtation qui consistera ร remonter jusquโaux structures les plus profondes pour saisir ce qui commande son apparence, c’est-ร -dire, son comportement, la faรงon dont il apprรฉhende le monde, ses choix et ses critรจres dโapprรฉciation ou dโรฉvaluation. Dรจs lors, lโinterprรฉtation, comme la mรฉthode empruntรฉe par Nietzsche et par Freud, va sous-entendre une rรฉgression pour montrer la non-coรฏncidence entre lโรชtre et le paraรฎtre du sujet, la distorsion considรฉrable de lโรฉcart entre ce quโil est rรฉellement et ce quโil croit รชtre. Et cโest dans ce sens que Ricลur, parlant des philosophes du soupรงon que sont Marx, Nietzsche et Freud, dit quโยซ ร partir dโeux, la comprรฉhension est une hermรฉneutique : chercher le sens, dรฉsormais, ce nโest plus รฉpeler la conscience du sens, mais en dรฉchiffrer les expressions. Ce quโil faudrait donc confronter, cโest non seulement un triple soupรงon, mais une triple ruse. Si la conscience nโest pas telle quโelle croit รชtre, un nouveau rapport correspondrait ร celui que la conscience avait instituรฉ entre lโapparence et la rรฉalitรฉ de la chose. La catรฉgorie fondamentale de la conscience, pour eux trois, cโest le rapport cachรฉmontrรฉ ou si lโon prรฉfรจre, simulรฉ-manifestรฉ ยป. Aussi lโidรฉe de soupรงon a-t-elle comme consรฉquence lโintention de dรฉchiffrer ou de dรฉmasquer (retirer le masque pour rendre visible) ce rapport du ยซ montrรฉ-cachรฉ ยป comme ruse de la conscience. Soupรงonner la vรฉritรฉ dโรชtre vรฉritรฉ implique forcรฉment le fait de vouloir chercher en-deรงร dโelle, dans des profondeurs ou mรชme de supposer quโelle ne soit plus une et unique mais quโelle soit une superposition de plusieurs vรฉritรฉs parfois contradictoires et dont chacune est vraie, prise isolรฉment ou par rapport ร son contexte dโengendrement. On assiste ainsi ร une crise ou ร une mise en crise du statut รฉpistรฉmologique de la Vรฉritรฉ par les philosophes du soupรงon. Et Ricลur ajoute que ยซ ce nโest peut-รชtre pas encore ce quโils ont de plus commun ; leur parentรฉ souterraine va plus loin [โฆ] [ils] commencent par le soupรงon concernant les illusions de la conscience et continuent par la ruse du dรฉchiffrage ยป. En effet, Nietzsche soupรงonne la vรฉritรฉ dโรชtre vraie et entame une gรฉnรฉalogie des valeurs pour dรฉchiffrer leur origine et montrer ce quโelles sont rรฉellement en elles-mรชmes. Freud, lui, soupรงonne la conscience dโรชtre maรฎtre en sa propre demeure. Il analyse rรชves, symptรดmes nรฉvrotiques et actes manquรฉs pour montrer quโils ne sont en rรฉalitรฉ que la satisfaction de dรฉsirs inconscients refoulรฉs. Nietzsche interprรจte la morale, la mรฉtaphysique, la science, la religion, la philosophie comme les symptรดmes dโune maladie, celle qui consiste ร nier la vie. Et Freud interprรจte les rรชves, les actes manquรฉs, les mythes et les ลuvres dโart comme des symboles de lโInconscient, des dรฉsirs masquรฉs de celui-ci. Ainsi, lร oรน lโun cherche ร comprendre lโarticulation du sens et du phรฉnomรจne, lโautre veut connaรฎtre celle du dรฉsir et de son expression. Le premier part du sens unique, simple et apparent donnรฉ au phรฉnomรจne pour dรฉcouvrir sa complexitรฉ dans la succession des forces qui sโen emparent. Le second part des multiples sens apparents dans toute manifestation psychique pour dรฉcouvrir leur noyau infantile dont un traumatisme inconscient est la cause. Nietzsche et Freud ont donc une mรชme intention de rรฉgresser vers lโorigine, lโun vers celle des valeurs, la valeur de cette origine pour trouver la valeur des valeurs, lโautre vers celle des manifestations psychiques normales et pathologiques pour connaรฎtre leurs causes inconscientes. En consรฉquence, ยซ ce quโils ont tentรฉ [โฆ] sur des voies diffรฉrentes, cโest de faire coรฏncider leur mรฉthode consciente de dรฉchiffrage avec le travail ยซย inconscientย ยป du chiffrage quโils attribuaient ร la volontรฉ de puissance [โฆ] au psychisme inconscient ยป. Cโest la raison pour laquelle on peut dire que la gรฉnรฉalogie de la morale que fait Nietzsche et lโinterprรฉtation des rรชves opรฉrรฉe par Freud sont deux ยซ procรฉdures convergentes de dรฉmystification ยป quโon peut appeler dรฉconstruction du sujet ou rรฉgression vers lโorigine. Mais sโils ont cette mรชme intention de dรฉmystifier ou de dรฉchiffrer, cherchent-ils vraiment la mรชme chose ? Nietzsche et Freud cherchent un passรฉ โ entendu dans le sens dโune origine toujours โ sous un prรฉsent. Cependant, ils nโont pas la mรชme perception spatiale de ce passรฉ. Ils le conรงoivent diffรฉremment dans son rapport avec le prรฉsent. Ce prรฉsent est pour Nietzsche la Modernitรฉ et pour Freud la nรฉvrose. Pour le premier, le passรฉ survit dans le prรฉsent cโest pourquoi il ยซ se sert de lโorigine pour exhiber le sens de la filiation pour la qualifier ou la disqualifier, pour lโรฉvaluer ยป. Alors que le second le perรงoit comme ce qui sous-tend le prรฉsent. Ce qui fait quโil ยซ tend ร dรฉterrer lโorigine pour expliquer le prรฉsent ยป. Cโest dans cette diffรฉrence dโapprรฉhension de lโorigine que se dessine la sรฉparation mรชme des chemins de rรฉgression vers elle chez Nietzsche et chez Freud. Et cโest lร aussi que nous pourrions dire avec Paul-Laurent Assoun que si ยซ pour Nietzsche comme pour Freud il sโagit de trouver lโavant-prรฉhistorique [โฆ] rรฉvรฉler ร nouveau ce par quoi tout ร commencรฉ pour lโhomme ยป, lโun emprunte la mรฉthode gรฉnรฉalogique et lโautre la fouille archรฉologique. Ce quโil faut donc remarquer cโest que la mรฉthode dโapproche de cette origine diffรจre. Sous ce dรฉnominateur commun se dessinent deux acceptions diffรฉrentes. Lโorigine est chez Nietzsche ce qui est รฉparpillรฉ et diffus dans le prรฉsent, affleure en lui pour sโy dissoudre en effaรงant toute distance. Alors que chez Freud, lโorigine, mรชme si elle dรฉtermine le prรฉsent, se manifeste ร travers elle sous une forme mรฉconnaissable, elle ne peut รชtre saisie dans son authenticitรฉ que par une remontรฉe vers les profondeurs. Cโest ce que Paul-Laurent Assoun consigne dans ces propos, en comparant ces deux approches qui se confondent et se sรฉparent en mรชme temps : Nietzsche, en tant que gรฉnรฉalogiste, veut montrer que le passรฉ qui est sensรฉ รชtre ยซ rรฉvolu ยป, ne lโest en aucune faรงon ยซ puisquโil en atteste la prรฉsence dans le prรฉsent. [Pour lui] lโexhibition du passรฉ sert ร montrer que le prรฉsent est par nature lโorigine [โฆ] [il] croit davantage ร la diachronie de la filiation quโร la dรฉpendance spatiale : sโil creuse, il nโapprofondit pas : son art est de saisir la continuitรฉ en explorant les surfaces. [โฆ] la gรฉnรฉalogie consiste ร faire voir le passรฉ dans le prรฉsent, pour rรฉvรฉler la duperie du prรฉsent [โฆ] [Donc] le gรฉnรฉalogiste se sert du passรฉ pour dรฉbouter le prรฉsent de ses prรฉtentions ou les fonder : il annule en ce sens la distance et jusquโร la distinction ยป. Par consรฉquent chez Nietzsche ยซ cโest le prรฉsent qui fait problรจme, puisquโil est dupe de lui-mรชme ยป. Et cโest ce qui fonde mรชme sa critique de la Modernitรฉ dans la mesure oรน celle-ci constitue ยซ le prรฉsent en tant quโillusion ยป. Par contre, Freud, en tant quโarchรฉologue, ยซ recourt [โฆ] ร un passรฉ mort, sรฉparรฉ du prรฉsent par la distance quโil cherche ร combler [โฆ]. Cโest quโil faut creuser sous la surface pour dรฉcouvrir la ยซย vรฉritรฉย ยป qui gรฎt dessous, recouverte par le prรฉsent, afin de lโextraire. Le passรฉ en tant que tel doit รชtre rรฉvolu, pour que le prรฉsent soit visible comme dรฉbris et dรฉcombres [โฆ] [Ainsi] lโarchรฉologie tend ร rattacher le passรฉ ardu au prรฉsent en rรฉengendrant le prรฉsent ร par tir du ยซย vraiย ยป passรฉ [โฆ] [Donc] lโarchรฉologue vise le passรฉ comme tel et le rรฉgรฉnรจre comme vรฉritรฉ du prรฉsent : loin dโannuler la distance, il la confirme comme lโespace du c hemin, le temps du symptรดme, tout en la comblant par un rรฉajustement ยป. Ainsi, pour Freud, ยซ cโest le passรฉ qui fait problรจme, puisquโil sโagit de le retrouver et de le reconstruire : dans lโidรฉal de la cure, la restitution du passรฉ (dans la remรฉmoration) dissipe les anomalies du prรฉsent. [De ce fait] […] le prรฉsent nโest que du passรฉ incomplet et mutilรฉ ยป. Au total, si lโon y regarde de prรจs, ยซ il y a une duperie du prรฉsent pour Nietzsche comme pour Freud โ celle de la maladie-, [mais] [โฆ] pour deux raisons bien diffรฉrentes : le prรฉsent nโest malade que de se croire distinct de lโorigine, pour Nietzsche ; le prรฉsent est malade de se confondre avec le passรฉ, chez Freud. Corrรฉlativement, le recours thรฉrapeutique ร lโauthenticitรฉ de lโorigine chez lโun et lโautre est portรฉ par deux philosophies distinctes de la santรฉ : le rappel de lโorigine dรฉprend le prรฉsent de son mensonge propre, chez Nietzsche, tandis que le mรชme rappel, chez Freud, a pour but de rendre impossible le maintien des illusions du passรฉ, en le restaurant comme tel ยป. Le constat que lโon peut faire de ce qui prรฉcรจde, cโest que les sens de ces d eux dรฉmarches sont inversรฉs. Lร oรน Nietzsche trouve lโorigine au dรฉbut de sa dรฉmarche, Freud nโy arrive quโร la fin. Nietzsche dรฉcรจle le passรฉ dans le prรฉsent en montrant quโils ne se distinguent pas mais se confondent. Alors que chez Freud, le passรฉ qui dรฉtermine le prรฉsent de ses patients nโapparaรฎt quโen remontant jusquโร la scรจne originaire que constitue le fantasme primitif. Ainsi, il apparaรฎt que ces deux formes de rรฉgression vers lโorigine diffรจrent dans leur mรฉthode dโapproche qui est commandรฉe par la position spatiale et structurelle mรชme de leur objet : le passรฉ. Mรชme si ยซ lโun et lโautre cherchent lโavant qui rend compte du prรฉsent qui vaut comme aprรจs, et suivent les ramifications qui conduisent vers lโembouchure en remontant le courant ยป. Par consรฉquent, mรชme si nous avons parlรฉ, plus haut dans notre propos, de rรฉgression dans lโun et lโautre mรฉthode, il ne faut pas donner nรฉanmoins ร ce terme la mรชme connotation dans les deux cas. Il convient plutรดt de lui assigner la signification spรฉcifique ร laquelle elle correspond dans chaque dรฉmarche. Aussi, si toute gรฉnรฉalogie et toute archรฉologie supposent-elles lโexistence dโune origine quโil faut dรฉcouvrir, cette origine nโest pas donnรฉe, au contraire cโest la difficultรฉ dโy accรฉder qui constitue lโobstacle principal de telles entreprises. Mais si lโorigine est ici celle de lโhistoire du sujet, en quoi son accession peut-elle รชtre un obstacle ? La question qui se pose dโabord est celle de lโidentitรฉ du sujet. Qui est le sujet ici ? Evidemment, cโest lโhomme ! Mais qui est cet homme ? Un รชtre socialisรฉ et civilisรฉ, ร qui on a appris ร se comporter comme un รชtre raisonnable, diffรฉrent de lโanimal qui vit instinctivement. Mais vivre de faรงon raisonnable ne veut-il pas dire laisser de cรดtรฉ ou rรฉprimer tout ce qui est contraire ร la raison, tout ce qui est pulsions et instincts ? Et si ces derniers constituent ce qui est innรฉ en lโhomme, les seules choses quโil apporte ร la naissance, alors que tout le reste lui est inculquรฉ par la sociรฉtรฉ, ne sont-ils pas ร lโorigine de notre histoire ? Pulsions et Instincts ne sont-ils pas cette origine qui serait le principe dโengendrement de lโhistoire de lโhumanitรฉ quโon a appelรฉ Civilisation dans la mesure oรน ce sont des รฉlรฉments caractรฉrisรฉs par le manque et qui demandent incessamment un assouvissement ? Cโest ce quโon pourrait appeler le Dรฉsir. Alors ce dernier nโest-il pas en dรฉfinitive ce que le gรฉnรฉalogiste et lโarchรฉologue chercheraient ร connaรฎtre pour montrer que nous sommes habitรฉs par lui ? La civilisation, bien quโelle soit le ยซ bien le plus prรฉcis de lโhomme ยป, dit-on, parce quโelle symbolise la domination de la nature par celui-lร , relรจve pourtant dโune rรฉpression fรฉroce des instincts et des pulsions. Et lโhomme en tant que crรฉateur de la civilisation nโa pas conscience dโun tel fait, il a fini par oublier lโorigine de sa crรฉation ร force de vouloir en effacer les traces. Mais cela nโa-t-il pas pour cause sa propre ignorance? A partir de ce moment, ne devient-il pas un labyrinthe pour lui-mรชme ? Le labyrinthe est, selon Angรจle Kremer-Marietti, ce qui ยซ renferme le chemin de lโorigine et de la vรฉritรฉ originaire, le chemin qui conduit ร la racine derniรจre, la vรฉritรฉ radicale [โฆ]. Mais le labyrinthe a รฉtรฉ construit par lโhomme pour cacher justement cette rรฉalitรฉ. Recouvert par le langage et la science, et la loi humaine en gรฉnรฉral qui rรจgnent sur ces rรฉalisations, le labyrinthe est en fait lโenvers de toutes les conventions humaines, ce sur quoi lโhomme ne voudrait pas revenir ยป. ยซ Ce sur quoi lโhomme ne voudrait pas revenir ยป, cโest le Dรฉsir dans sa forme instinctuelle ou pulsionnelle. Et cโest ce que Nietzsche et Freud cherchent justement ร dรฉterrer. Ils veulent faire revenir lโhomme sur ses pas pour lโaider ร reprendre son dรฉsir quโil prรฉtend abandonner en le reconnaissant ร nouveau comme sien dans la mesure oรน il en est vรฉritablement insรฉparable. Et cette reconnaissance de son propre dรฉsir constitue le moyen de rรฉconcilier lโhomme avec lui-mรชme dans la mesure oรน on ne peut maรฎtriser une chose que si on l a reconnaรฎt. Donc, si lโhomme est un labyrinthe et le dรฉsir son รฉnigme, cโest par un refus de lโofficiel et du conventionnel que Nietzsche et Freud sont arrivรฉs ร ce rรฉsultat : ยซ lโรฉnigme du labyrinthe est รฉclaircie et le labyrinthe cesse dโรชtre ce quโil รฉtait ยป. Lโhomme cesse dโรชtre ce quโil รฉtait en voyant plus clair en lui-mรชme, c’est-ร -dire en reconnaissant son dรฉsir. Ainsi, la mรฉthode pour dรฉcouvrir le labyrinthe de la conscience et de la civilisation nโest donc autre chose que le refus de la surface que Michel Foucault appelle ยซ refus du commencement ยป. Elle cherche ร connaitre, ce qui, sous les rรฉalisations humaines, rรฉgit lโhomme, le dรฉtermine malgrรฉ sa croyance ร la primautรฉ de la raison qui lui fait entretenir une illusion de lui-mรชme et de la civilisation quโil a crรฉรฉe. Et cette mรฉthode dite gรฉnรฉalogique et/ou archรฉologique a comme corollaire lโinterprรฉtation parce que la vรฉritรฉ nโest plus une et unique mais que chaque vรฉritรฉ trouvรฉe est supplantรฉe par une autre. Cโest ce qui fait de Nietzsche et de Freud, respectivement gรฉnรฉalogiste et archรฉologue, interprรจtes des contraires et de la pluralitรฉ. Rien nโest univoque ou formel ร leurs yeux. Ils considรจrent que toute vรฉritรฉ est le rรฉsultat dโune interprรฉtation mais encore une interprรฉtation en elle-mรชme. Pour Nietzsche, tout signe est une interprรฉtation qui traduit le point de vue et la position dโune force. Pour Freud, tout symptรดme est une interprรฉtation qui traduit la maniรจre individuelle du sujet de manifester son mal ou sa maladie. La vรฉritรฉ ne sโapprรฉhende donc vraiment que dans lโinterprรฉtation parce que le langage qui lโexprime dit toujours autre chose que ce quโil dit. Cโest pour cela que le sens vรฉritable de tout phรฉnomรจne nโest pas ce que lโacte langagier nous fait entendre, cโest ce qui se trouve plutรดt dรฉcalรฉ par rapport ร la surface. Et cโest pour cette raison que Nietzsche et Freud refusent tout commencement officiel. Pour eux, signes et symptรดmes sont respectivement des masques qui se donnent lโapparence de la vรฉritรฉ pour mieux la cacher. De ce fait, seule lโinterprรฉtation peut les dรฉmasquer pour faire apparaรฎtre la pluralitรฉ des significations quโils contiennent et dont lโensemble constitue des vรฉritรฉs. Ainsi, on peut voir quโavec Nietzsche et Freud, le travail dโinterprรฉtation est par essence infinie dans la mesure oรน la vรฉritรฉ quโelle cherche dans chaque phรฉnomรจne nโest ni figรฉe ni fixe mais plutรดt multiple et plurielle. La Vรฉritรฉ nโexiste plus, nous avons plutรดt des vรฉritรฉs qui nโont de validitรฉ que par rapport ร leur contexte dโรฉmergence et dโexpression. Cโest pour cette raison que le perspectivisme de Nietzsche commande sa mรฉthode gรฉnรฉalogique lร oรน Freud considรจre la mรฉthode analytique comme une opรฉration qui ne sโachรจve jamais. Cโest par ce travail dโinterprรฉtation que Nietzsche et Freud sont donc, non seulement des hermรฉneutes, mais aussi des mรฉdecins de la culture. Ils diagnostiquent les signes, symboles et symptรดmes culturels comme un texte dont ils font lโexรฉgรจse pour en dรฉployer les niveaux de sens. Et le texte en question nโest pas ici un texte au sens propre, c’est-ร -dire scripturaire, il signifie plutรดt lโexpression du dรฉsir ร travers les phรฉnomรจnes culturels. Nietzsche et Freud soupรงonnent ce texte dโรชtre lโobjet de multiples ruses et falsifications du sens commandรฉ par ce quโon pourrait appeler le larvatus prodeo. Lโhomme comme un ensemble de dรฉsirs avance masquรฉ mais inconsciemment. Les rรชves, les nรฉvroses, lโart, les lapsus, les actes manquรฉs mais aussi tout ce q ui est รฉrigรฉ comme valeurs ou concepts โ morale, mรฉtaphysique, Etat,ย science, etc. โ sont lโaccomplissement de dรฉsirs sous la tutelle dโun Inconscient ou dโune Volontรฉ de puissance. Cโest pourquoi, si Freud est le mรฉdecin qui diagnostique lโรขme humaine pour voir en la civilisation ce qui cause la maladie, Nietzsche est le philosophe-mรฉdecin qui diagnostique la civilisation et trouve que les valeurs sont les formes ร travers lesquelles apparaรฎt la maladie. De ce f ait, il ne devient pas รฉtonnant de trouver chez Freud tout ce quโa รฉcrit Nietzsche, comme lโa constatรฉ Georges-Arthur Goldschmidt, parce quโils ont eu la mรชme prรฉoccupation : montrer lโintรฉrรชt des instincts et des pulsions dont lโopposition รฉternelle avec la raison est ce qui a toujours divisรฉ lโhomme. Une telle prรฉoccupation aura comme consรฉquence majeure une invalidation de la civilisation moderne ou du moins sa critique dans sa prรฉtention ร รชtre un ยซ bien absolu ยป pour lโhomme.
Lโanalyse des processus inconscients
ย ย Avant de parler des processus inconscients, il nous faut dโabord dรฉfinir le terme Inconscient. En fait, mรชme si ce concept fait penser immรฉdiatement ร l a psychanalyse, il existait dรฉjร bien avant elle. Cependant, cโest Freud qui lui a donnรฉ un contenu dont la signification est devenue aujourdโhui celle qui est connue du grand public. Freud dรฉfinit lโInconscient comme la partie la plus importante du psychisme humain et qui contient toutes les pensรฉes refoulรฉes incompatibles avec la vie consciente. Mais ces pensรฉes refoulรฉes ne disparaissent pas, elles peuvent resurgir de faรงon dรฉguisรฉe sous diffรฉrentes formes dรจs que des circonstances propices se prรฉsentent. La cause de leur manifestation est toujours la satisfaction dโun dรฉsir. Elles sโexpriment sans cesse ร travers des symptรดmes psychiques morbides, des actes manquรฉs et des rรชves tant quโelles nโaccรจdent pas ร la conscience. Cโest la raison pour laquelle Freud dit que : ยซ Dans lโinconscient rien ne finit, rien ne passe, rien nโest oubliรฉ, Cโest ce qui nous frappe le plus quand nous รฉtudions les nรฉvroses et lโhystรฉrie en particulier. La voie des pensรฉes inconscientes qui mรจne ร la crise libรฉratrice pourra se rouvrir dรจs quโune quantitรฉ dโexcitations suffisante se sera amassรฉe. ยป Ainsi, cโest lโensemble de ces mรฉcanismes et caractรฉristiques des pensรฉes inconscientes que Freud appelle processus inconscients. Cโest par leur รฉtude quโil est arrivรฉ ร trouver que notre comportement est rรฉgi en grande partie par ces pensรฉes refoulรฉes. Dans ce chapitre nous avons choisi de travailler sur lโun de ces processus inconscients quโest le rรชve parce que dโune part il constitue ยซ le premier objet dโinvestigation ยป de la psychanalyse et le ยซ modรจle [โฆ] de toutes les expressions dรฉguisรฉes, substituรฉes, fictives du dรฉsir humain ยป. Dโautre part, Freud considรจre son รฉtude comme le chemin le plus efficace pour explorer les mรฉcanismes psychiques profonds. ยซ Lโinterprรฉtation des rรชves est, en rรฉalitรฉ, la voie royale de la connaissance de lโinconscient, la base la plus sรปre de nos recherches, et cโest lโรฉtude des rรชves, plus quโaucune autre, qui vous convaincra de la valeur de la psychanalyse et vous formera ร sa pratique. Quand on m e demande comment on peut devenir psychanalyste, je rรฉponds : par lโรฉtude de ses propres rรชves. ยป Voilร les propos que Freud consigne dans ses Cinq leรงons de psychanalyse, dans la troisiรจme confรฉrence quโil prononce aux Etats Unis, en 1909 ร la Clark University de Worcester ร Massachusetts. Si lโinconscient est le lieu des dรฉsirs refoulรฉs, le rรชve est leur moyen dโexpression le plus symbolique. Le rรชve, par le biais dโun langage codรฉ, est par excellence le lieu de manifestation du dรฉsir, mais surtout du dรฉsir comme interdit. Cโest pourquoi, il est en mรชme temps satisfaction et dรฉguisement de celui-ci. Un rรชve symbolise toujours un dรฉ sir dont il dissimule le sens sous un autre sens. De ce fait, il garde les mรชmes fonctions aussi bien chez les nรฉvrosรฉs que chez les personnes normales. Sa principale raison dโรชtre est la satisfaction dโun dรฉsir inconscient. Il rรฉalise la mรชme chose chez tous les hommes, c’est-ร -dire, lโassouvissement dรฉtournรฉ des pulsions du รa tout en respectant les exigences du Moi et du Surmoi qui instaurent la censure. Ainsi, le rรชve nโexiste que pour satisfaire des dรฉsirs mais cโest la ruse avec laquelle il opรจre cette satisfaction qui fait que ยซ mรชme sโil nโavait pas primitivement dโutilitรฉ, en acquit une dans le jeu de forces de la vie mentale. [โฆ] Il sโest chargรฉ de ramener lโexcitation inconsciente demeurรฉe libre sous le contrรดle du prรฉconscient ; il la dรฉtourne, lui sert de soupape de [โฆ] [sรปretรฉ] et assure par lร , avec une faible dรฉpense de vigilance, le sommeil du prรฉconscient. Ainsi le rรชve est un compromis, il est au service de deux systรจmes et accomplit les deux dรฉsirs dans la mesure oรน ils sโaccordent. ยป72 On peut donc constater que le rรชve est la rรฉalisation fantasmatique dโun dรฉsir qui se satisfait au cours du sommeil. Cette dรฉfinition sโapplique aussi bien aux rรชves dโenfant quโร ceux de lโadulte. Mais si les rรชves des enfants sont du mรชme type que ceux des adultes, les derniers ne relรจvent pas des dรฉsirs nรฉs du jour prรฉcรฉdent comme ceux des enfants, mais remontent bien plus loin. Leur origine se trouve dans lโinconscient. Cโest ce que Freud affirme dans ces propos : ยซ Vous serez en outre รฉtonnรฉs de dรฉcouvrir dans lโanalyse des rรชves, et spรฉcialement dans celle des vรดtres, lโimportance inattendue que prennent les impressions des premiรจres annรฉes de lโenfance. Par le rรชve, cโest lโenfant qui continue ร vivre dans lโhomme, avec ses particularitรฉs et ses dรฉsirs, mรชme ceux qui sont devenus inutiles. ยป Mais cette dimension du rรชve nโapparaรฎt pas ร premiรจre vue ร cause de ce que Freud appelle le ยซ travail onirique ยป qui consiste en un ensemble de mรฉcanismes produits par la censure pour empรชcher lโexpression directe des dรฉsirs sexuels infantiles dans le rรชve. Dans la formation du rรชve entrent donc en jeu ยซ la condensation ยป, le ยซ dรฉplacement ยป, la ยซ figuration ยป, lโยซ รฉlaboration secondaire ยป, la ยซ dramatisation ยป. Tous ces mรฉcanismes sont commandรฉs et dirigรฉs par la censure. A cause de celle-ci les dรฉsirs inconscients du rรชve sont bien masquรฉs par le scรฉnario incohรฉrent dont nous nous souvenons au rรฉveil. Cโest la censure qui travaille donc ร ce que lโobjet du rรชve diffรจre complรจtement de ce quโil montre. Mais parmi ces mรฉcanismes, il y en a deux qui sont les plus importants et sans lesquels le rรชve ne peut se former : cโest le travail de condensation et celui de dรฉplacement. La condensation est un des procรฉdรฉs oniriques ร lโลuvre dans la ยซ disproportion ยป entre le contenu manifeste du rรชve et son contenu latent. Le contenu manifeste est le rรชve tel que sโen souvient le rรชveur. Cette partie du rรชve est trรจs souvent incohรฉrente, illogique et brรจve par rapport ร la densitรฉ de la partie latente qui contient les pensรฉes du rรชve, c’est-ร -dire la satisfaction hallucinatoire des dรฉsirs refoulรฉs. Ces derniers constituent le rรชve dรฉpliรฉ dans toute son รฉtendue aprรจs avoir รฉtรฉ interprรฉtรฉ. On peut constater ร quel point le contenu apparent du rรชve est un rรฉcit compressรฉ dont la dรฉcompression peut donner ร une interprรฉtation plus ou moins infinie selon Freud. Et cโest pour cette raison quโil considรจre que nous ne pouvons jamais avoir la certitude dโavoir dรฉchiffrรฉ toutes les significations contenues dans un rรชve. En dโautres termes, le ยซ quotient de condensation ยป du rรชve nโest jamais mesurable avec prรฉcision parce que dans une mรชme reprรฉsentation se concentrent toujours et en mรชme temps images et idรฉes de dรฉsirs qui nโont aucun rapport ou sont souvent contradictoires. Aprรจs le travail de condensation qui agit dans la formation du rรชve, vient celui du dรฉplacement qui le complรจte. Le processus du dรฉplacement dans le rรชve a pour fonction de ยซ dรฉcentrer ยป celui-ci. Il procรจde ร un transfert des affects psychiques de haute intensitรฉ contenus dans un รฉlรฉment du rรชve pour lโattribuer ร un autre moins important et vice versa. Sans ce mรฉcanisme de transfert inversรฉ qui rend mรฉconnaissables les affects psychiques intenses, ces derniers ne peuvent accรฉder au contenu du rรชve sans heurt avec le Moi. Mais en retour le Moi cรจde aussi aux exigences du รa dans le rรชve aprรจs ce travail de dรฉformation pour accomplir son dรฉsir de sommeil. Ainsi, par ce mรฉcanisme du dรฉplacement on comprend alors la diffรฉrence des histoires scรฉniques et des personnages entre contenu et pensรฉe du rรชve. Le dรฉplacement et la condensation sont donc les deux grands mรฉcanismes qui concourent, dans le travail onirique, ร la formation du rรชve. ยซ Lโun construit le dรฉsir qui est exprimรฉ par le rรชve, lโautre le censure et par suite de cela dรฉforme lโexpression de ce dรฉsir.ยป74 Cโest ce qui explique la surdรฉtermination des รฉlรฉments du contenu manifeste du rรชve. On peut ainsi voir combien au cours du rรชve le Moi garde une attitude dรฉfensive qui sโexprime dans et par le mรฉcanisme de la censure alors que le รa exerce la part crรฉatrice. Le rรดle principal de la censure est alors dโassurer le sommeil du Moi en lui รฉvitant toute souffrance qui peut le rรฉveiller. Il rรฉprime toutes les reprรฉsentations inconscientes qui pourraient dรฉclencher les affects liรฉs ร des sentiments de dรฉplaisir et dโangoisse que le Moi avait dรฉjร refoulรฉs lors de leurs premiรจres expressions. Dรจs lors, par le biais du mรฉcanisme de la censure quโil a crรฉรฉ, le Moi tient ร sโรฉviter le dรฉplaisir ร tout prix, parfois quitte ร interrompre le sommeil. Cโest ce qui se passe dans les rรชves dits dโangoisse dont le caractรจre pรฉnible cause le rรฉveil brutal. Dans ces rรชves, certains dรฉsirs inconscients qui tiennent ร sโexprimer dans leurs formes primitives font subir au Moi une pression dans la mesure oรน la censure nโarrive pas ร les dรฉguiser. Ce qui pousse le Moi ร rompre son dรฉsir de dormir pour se dรฉfendre de ces dรฉsirs qui menacent son รฉquilibre.
La transmutation : pour un meilleur type dโhomme
ย ย Nietzsche prรฉconise une transmutation de toutes les valeurs, quelles quโelles soient : politiques, morales, philosophiques, religieuses, scientifiques, etc. Mais ร qui incombe une telle tรขche ? Qui est-ce qui doit se charger de renverser ces valeurs ยซ รฉternelles ยป ? Nietzsche dit que ce sont les philosophes nouveaux, les esprits libres, ยซ les hommes de lโavenir qui dรจs maintenant riveront la chaรฎne et serreront le nลud, qui contraindront le vouloir des millรฉnaires ร s โengager dans de nouvelles voies ยป88. Ces hommes ont ยซ lโobligation dโassumer cette tรขche nouvelle ; renverser les valeurs, forger ร c oups de marteau une conscience, bronzer un cลur et les rendre capables de porter le poids dโune pareille responsabilitรฉ ยป89. Ils ont la tรขche dโรฉradiquer les ยซ idรฉes modernes ยป et toute ยซ la morale europรฉenne et chrรฉtienne ยป ; toute ยซ cette dรฉgรฉnรฉrescence globale de lโhumanitรฉ, qui la ramรจne au niveau du parfait animal de troupeau ยป. Ainsi, le philosophe de lโavenir doit non seulement nier et dรฉtruire toutes ces valeurs nรฉes de ce que Nietzsche appelle le ยซ nihilisme europรฉen ยป et qui font lโhistoire de la culture occidentale, mais aussi crรฉer de nouvelles valeurs qui les remplaceront pour engager lโavenir de lโhumanitรฉ dans de nouvelles voies en la libรฉrant de toutes les fausses valeurs. Le philosophe de lโavenir doit donc rompre avec un passรฉ dรฉcadent qui rapetisse lโhomme, le mortifie, lui fait nier et dรฉprรฉcier la vie pour lโengager dans un avenir meilleur qui lui fera exprimer toute la puissance de sa volontรฉ en affirmant la vie dans toutes ses contradictions. La tรขche du philosophe de lโavenir consistera donc ร un changement de principes qui se fera par une ยซ critique de toutes les valeurs รฉtablies c’est-ร -dire des valeurs supรฉrieures ร la vie et du principe dont elles dรฉpendent, et la crรฉation de nouvelles valeurs, valeurs de la vie qui rรฉclament un autre principe ยป. Destruction du principe dโรฉvaluation qui engendre les valeurs dรฉcadentes, crรฉation dโun nouveau principe dโรฉvaluation ร partir duquel vont naรฎtre les valeurs qui affirment la vie. ยซ Marteau et transmutation ยป sont alors les deux armes dont se munissent les hommes de lโavenir, nouveaux philosophes et esprits libres. Le marteau dรฉtruit les valeurs traditionnelles, la transmutation en instaure de nouvelles. Le dualisme comme principe de la philosophie, de la religion, de la science et de la morale est remplacรฉ par un autre, celui de la pluralitรฉ et de la complexitรฉ. Aux dualismes entre vrai et faux dans la science, bien et mal dans la morale, monde sensible et monde intelligible dans la philosophie, ici-bas et au-delร dans la religion, sโopposent des vรฉritรฉs multiples et complexes, une rรฉalitรฉ changeante et รฉquivoque qui restent toujours soumises ร lโinterprรฉtation. Nietzsche considรจre que le monde des apparences est la seule rรฉalitรฉ, il nโy a ni un au-delร ni un en-deรงร qui serait la ยซ vraie rรฉalitรฉ ยป ou la vรฉritรฉ. Pour lui, rechercher la vรฉritรฉ ne consiste pas ร creuser pour trouver un fond ni ร se projeter au-delร de la terre pour atteindre lโIdรฉe. Ce qui caractรฉrise lโessence de la vรฉritรฉ nietzschรฉenne, cโest donc sa nature perspectiviste, elle nโest jamais absolue, et nโest valable et valide que dans un temps et un espace limitรฉs dans lesquels une vรฉritรฉ contraire peut aussi รชtre valable. Ce qui rรฉfute donc le principe de non-contradiction que Nietzsche voit comme une illusion logique de la Science. Vouloir alors rendre une vรฉritรฉ absolue ou la proclamer comme telle serait non seulement une illusion mais un acte de mauvaise foi. Cโest ce quโAngรจle Kremer-Marietti confirme, ร lโinstar de Nietzsche, en disant que ยซ lโerreur qui conditionne notre vie permet ce que la vie recherchera, c’est-ร -dire ce quโon appelle une fois encore la vรฉritรฉ ; de mรชme, cette mauvaise foi nรฉcessaire ร notre exigence de bonne foi, cette cรฉcitรฉ passagรจre ร lโendroit de la lรฉgitimitรฉ de la vรฉritรฉ, ร lโendroit de la justice, prouvent bien que le monde, c’est-ร -dire notre monde, nโest ni radicalement vrai, ni radicalement faux non plus ยป . Henry Birault, lui, fait รฉcho en expliquant que ยซ Nietzsche veut dire la vรฉritรฉ sur la vรฉritรฉ. Or la vรฉritรฉ sur la vรฉritรฉ, cโest quโil nโy a pas de vรฉritรฉ autre que celle que nous faisons, donc pas de vรฉritรฉ du t out. Cโest pourquoi la notion de valeur remplace celle de vรฉritรฉ [โฆ] Et, ร ce moment-lร , il ne reste plus quโune hiรฉrarchie de jugements de valeur [โฆ] [qui] pourront รชtre mesurรฉs en fonction de celui qui les prononce, et en fonction de leur effet ยป. En dโautres termes, il nโexiste pas de vรฉritรฉ absolue. Tout ce quโon nomme vรฉritรฉ nโest rien quโune faรงon de voir, de juger ou dโรฉvaluer. Mais il y a une volontรฉ de vรฉritรฉ qui serait presque innรฉe aux hommes qui leur fait croire en lโexistence dโune Vรฉritรฉ une et unique. Cela sโexplique dโune part par une volontรฉ de maรฎtriser le rรฉel et de lโautre par le vลu de se conformer aux croyances et rรจgles sociales par peur de sโรฉgarer. Aussi la critique nietzschรฉenne de toute la mรฉtaphysique inhรฉrente ร la philosophie, ร la morale, ร l a science et ร la religion a-t-elle comme corollaire la critique des systรจmes politiques modernes dont les principes sont les mรชmes que ceux de la religion parce que ยซ lโidรฉe de ยซย lโรฉgalitรฉ des รขmes devant Dieuย ยป […] est le prototype de toutes les idรฉes dโรฉgalitรฉ juridique ; on a dโabord enseignรฉ ร lโhumanitรฉ ร balbutier le principe de lโรฉgalitรฉ religieuse,ย on lui en a fait plus tard une morale ; quoi dโรฉtonnant si lโhomme finit par la prendre au sรฉrieux, par la mettre en pratique โ je veux dire sโil rรฉalise lโรฉgalitรฉ politique ยป94. Cโest pour cette raison que la dรฉmocratie est lโun des systรจmes politiques contre lesquels Nietzsche sโinsurge le plus. En effet, la dรฉmocratie, comme modรจle politique de lโEurope ร partir du XVIIIe siรจcle, est une autre maniรจre de contamination des forts par les faibles par le biais de lโappareil dโEtat qui prรดne lโรฉgalitarisme au dรฉtriment dโune culture sรฉlective sans laquelle les forts sont ravalรฉs au rang de la masse.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PRMIERE PARTIE : Des entreprises similaires
CHAPITRE I : La ยซย dรฉconstructionย ยป du sujet : une rรฉgression vers lโorigine
CHAPITRE II : La rรฉรฉvaluation des valeurs
CHAPITRE III : Lโanalyse des processus inconscients
DEUXIEME PARTIE : Des objectifs identiques
CHAPITRE I : La transmutation : pour un meilleur type dโhomme
CHAPITRE II : La psychothรฉrapie : pour une meilleure connaissance de soi
CHAPITRE III : Bilan des finalitรฉs
CONCLUSION
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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