Les différents axes du problème
«En milieu rural, le constat dominant est que la décentralisation reste un phénomène encore peu connu et peu compris; si les communautés rurales et les élus locaux sont connus, leurs rôles et responsabilités dans le développement local sont encore largement ignorés ou mal perçus. Une manière pour les populations de fustiger et de mépriser la décentralisation qu’elles jugent comme la grande déception24». Cette déclaration du premier vice président du conseil rural de Guédé village résume bien la perception des populations rurales sur la décentralisation. Celle-ci a été pourtant conçue pour assurer le développement local et contribuer à la lutte contre la pauvreté des populations locales. Mais cela montre que dans la pratique, la décentralisation ne prend pas encore en compte les stratégies des acteurs locaux et surtout des populations rurales; il s’agit par contre d’une politique « centralisée » où quelques sommités restent encore seules maîtres du jeu. Cette situation rappelle, sans doute, cette époque coloniale où tout était entre les mains d’un seul et unique « décideur ». Autrement dit, la décentralisation au lendemain des indépendances n’a été qu’une poursuite de celle initiée depuis 1872, par les autorités coloniales, c’est-à-dire, une décentralisation guidée. La décentralisation au Sénégal, dans la trajectoire de son évolution a connu plusieurs schémas institutionnels dont la signification, les objectifs et les stratégies n’ont pas toujours répondu aux attentes des populations. Elle n’a pas été également en corrélation avec les données de la géopolitique du moment où de la mondialisation. Ce qui laisse indiquer «une politisation excessive des élus locaux et des promesses électorales répétées et non tenues ayant fortement contribué à décrédibiliser la décentralisation». Autrement dit il y a «l’absence d’une véritable décentralisation». (BOKEL: 1978) C’est pour cette raison que les entités décentralisées telles les collectivités locales peinent encore aujourd’hui à s’ériger en cadre de production de services sociaux de proximité devant permettre l’amélioration des conditions de vie de leurs administrés. Cette situation de précarité assez généralisée des collectivités locales du pays est encore plus difficile en milieu rural où les élus locaux ont du mal à faire face aux difficultés de leurs administrés. D’ailleurs l’idée «d’une ruralisation de la pauvreté» est assez consensuelle même «s’il semble que la culture de la pauvreté comporte des caractéristiques universelles qui transcendent les distinctions régionales, rurales ou urbaines et même nationales (LEWIS : 2005)». Pour Mamadou Coulibaly «la pauvreté que l’on connaît le mieux et que l’on présente facilement parce qu’elle a toujours été traditionnellement la plus préoccupante est celle du monde rural25 (COULIBALY: 2001)». Notre thèse principale est de montrer que la décentralisation en tant qu’instrument de développement local est aujourd’hui incapable, à notre sens, à elle seule de sortir les collectivités locales de leur état de pauvreté; et que donc l’implication d’autres acteurs, dans la recherche de solutions aux difficultés des populations, demeure une condition forte pour toute collectivité locale qui veut relever ce défi. Mais, nous constatons, malheureusement, aujourd’hui «une non appropriation de la décentralisation et de sa mise en œuvre par les populations à la base ; car elles n’ont jamais été associées à cette politique et aux stratégies mises en place par les politiques26 (DIEYE : 1998)». Dans les communautés rurales de Guédé Village, de Ndiayène Pendao et de Gamadji Saré, la marginalisation des principaux acteurs dans la mise en œuvre de la décentralisation a beaucoup contribué à la paupérisation de ces localités; Or, nous savons qu’une telle situation, ne peut que les affaiblir, surtout qu’elles manquent (presque) de tout (moyens matériels et financiers, personnel qualifié, etc.). A cela s’ajoute une absence de volonté politique nationale, des populations qui manquent de plus en plus de « culture citoyenne » à payer l’impôt, une coopération décentralisée qui se raréfie d’année en année, des conseils ruraux gérés souvent par une seule personne en l’occurrence leur président, etc. Dans la problématique de cette étude, il est important de rappeler que la contribution des acteurs locaux dans le processus de développement de leur localité n’est pas un phénomène nouveau; seulement, elle s’inscrit dans un nouveau contexte marqué par l’émergence d’une dynamique sociale et des collectivités locales qui peinent à sortir leur population de leur état de pauvreté. Comme nous le verrons, la vallée du fleuve Sénégal est «un véritable laboratoire» pour l’étude des dynamiques sociales dans le cadre du développement local. Pour faire face aux contraintes majeures qui gangrènent la décentralisation, il est nécessaire de placer les différents acteurs locaux (OCB, Producteurs, émigrés) au cœur du développement de ces zones où émerge depuis très longtemps une dynamique organisationnelle. Autrement dit, face aux limites que connaît la décentralisation dans le processus de lutte contre la pauvreté, l’implication des acteurs locaux constitue aujourd’hui une nouvelle piste à explorer et un nouveau paradigme pour fédérer les actions de développement local. Entre autres acteurs, il a été identifié de fortes organisations communautaires de base expérimentées, des émigrés engagés, des agriculteurs déterminés, etc. C’est dire donc que la synergie d’action entre les collectivités locales et les acteurs à la base reste une impérieuse nécessité pour sortir les communautés de leur état de précarité. Car «la décentralisation se perçoit rarement aujourd’hui comme une problématique se suffisant à elle-même». Il s’avère, dès lors, important, « dans le cadre de la décentralisation d’une concertation et d’un partenariat dynamique entre les différents acteurs du développement local (RAHMATHO: 1991)». Au total nous constatons que, malgré les innombrables efforts consentis par l’Etat et les partenaires au développement, ainsi que les importants investissements réalisés pour accompagner la décentralisation, les collectivités locales continuent d’évoluer dans une situation de précarité inexplicable. La décentralisation, en tant qu’instrument juridique et institutionnel de développement, semble être « plombé » pour répondre aux multiples problèmes des populations. L’implication des acteurs dans la gestion de la décentralisation est d’autant plus nécessaire que les bailleurs de fonds «considèrent l’approche participative comme un mode efficace d’intervention qui répond aux préoccupations réelles des populations et est capable de promouvoir le développement27 (GADO: 1997)».
Définition du champ de l’étude
L’analyse de notre objet de recherche révèle que la décentralisation, constitue, effectivement, dans ses principes un instrument de développement et donc corrélativement un moyen de lutte contre la pauvreté pour les collectivités locales (surtout en milieu rural). Il s’agit, là, en effet d’une politique qui vise à une gestion rapprochée des affaires locales mais également à une éclosion des initiatives des acteurs locaux. Autrement dit, l’instauration d’une politique de développement par le bas prenant en compte l’ensemble des aspirations des populations à la base fonde l’origine même de cette idée de décentralisation en Afrique et au Sénégal. Malheureusement, le constat généralement le mieux partagé est que cette politique de décentralisation connaît aujourd’hui «des limites extraordinaires en Afrique» (Rosnert, 24 : 2004). En effet les collectivités locales butent sur des contraintes qu’elles ont du mal à surmonter. Elles font face à des moyens matériels et financiers quasi inexistants ainsi qu’à un niveau de formation extrêmement faible des élus. A ces difficultés s’ajoute «une non appropriation de la décentralisation et de sa mise en œuvre par les populations à la base ; car elles n’ont jamais été associées à cette politique et aux stratégies mises en place29» (DIEYE : 1998). C’est l’absence totale d’un «manager articulant toute la politique locale autour d’un idéal commun30 (Albert: 58 : 2001)». Et pourtant, il est clairement indiqué dans les textes régissant la décentralisation, tout comme dans la plupart des projets de développement, que « le développement local reste d’abord l’affaire des acteurs locaux». L’article 102 de la constitution de 2001 stipule que «les collectivités locales constituent le cadre institutionnel de la participation des populations à la gestion des affaires locales». Cet article vient satisfaire une des préoccupations des populations qui se sont toujours considérées comme les «oubliées» de la décentralisation ; alors que l’enjeu principal de cette nouvelle donne était de rapprocher les décisions des pouvoirs publics des populations locales, de façon à instaurer une démocratie participative que l’orientation de développement local aiderait à approfondir. Lors de l’évaluation provisoire des activités de la décentralisation de mai 1999, les populations avaient alors déploré leur mise à l’écart par les pouvoirs publics comme si les élus locaux constituaient les seuls acteurs dans cette politique. En nous appuyant sur la sociologie rurale, nous tentons de justifier notre thème de recherche à partir de plusieurs raisons dont notamment la pauvreté qui se «ruralise» davantage, la décentralisation dont les résultats sont aujourd’hui sensiblement limités par rapport aux attentes des populations, la non implication des acteurs locaux dont la contribution aux actions de développement local contribuerait de manière efficace à la réduction de la pauvreté en milieu rural. La pauvreté en milieu rural, tous les travaux (ou presque) réalisés en Afrique en général et au Sénégal en particulier révèlent clairement que la pauvreté est beaucoup plus ressentie en milieu rural qu’en milieu urbain. Et dans la plupart des analyses et des observations, «rural et pauvreté en Afrique semblent être des synonymes». C’est ainsi que, dans l’un de leur ouvrage collectif, Mamadou Koulibaly et compagnie notaient que «La pauvreté que l’on connaît le mieux et que l’on présente facilement parce qu’elle a toujours été traditionnellement la plus préoccupante est celle du monde rural 31(2001 : 8)». C’est pour dire donc que malgré les importants efforts consentis par les pays africains jusqu’à maintenir le taux de croissance économique positif de 1995 à nos jours, la pauvreté continue de frapper durement le monde rural. Autrement dit cette croissance n’a pas «émancipé» le milieu rural de sa pauvreté. Il s’agit là de voir cette problématique de la décentralisation en tant qu’instrument de lutte contre la pauvreté et l’accentuation de la misère dans les collectivités locales en Afrique et au Sénégal. La décentralisation, conçue comme un instrument de développement local, a montré aujourd’hui ses limites surtout dans sa mission de lutte contre la pauvreté. Il se pose ainsi, un réel débat sur la nouvelle orientation à conférer à la décentralisation afin qu’elle puisse jouer son véritable rôle et permettre aux collectivités locales d’être les véritables leviers du développement local. Il est, dès lors, important dans ce contexte de visiter les différentes stratégies que développent les autorités politiques (au niveau local comme national) qui ont la charge de mettre en œuvre la décentralisation. Mais, quelle que soit la nouvelle vision des décideurs et leur détermination, il demeure vrai que la décentralisation, à elle seule, ne peut assurer le développement local ni réduire de manière significative la pauvreté en milieu rural ; l’implication des acteurs à la base dans les activités de développement local reste une condition nécessaire pour réussir ce pari. «…les stratégies de mobilisation des acteurs, leur niveau d’implication et leurs logiques de participation stratégique (…) doivent s’inscrire dans une perspective constructiviste et s’extraire autant que possible des raisonnements centrés sur des buts autres que ceux collectifs, …32».
L’étape décisive de la réforme (1990 à 1996)
Après une première phase consacrée à son montage institutionnel, la politique de décentralisation aborde sa 2ème phase en 1990. Par la loi N° 90-35 du 8 octobre 1990, les communes à statut spécial ont été supprimées et reversées dans le droit commun. Elles sont désormais administrées par un maire élu et non plus par un fonctionnaire nommé par les pouvoirs publics car la loi 72-63 du 26 juillet 1972 avait introduit au niveau des communes chefs-lieux de région, un régime dérogatoire au droit commun en les dotant d’un statut spécial qui se traduisait par l’existence d’une direction bicéphale: il y avait d’une part un haut fonctionnaire nommé par l’Etat, et qui administrait la commune et en était l’ordonnateur du budget (Administrateur municipal ) et, d’autre part, un président du conseil municipal, une autorité politique, qui ne disposait pas de pouvoir d’administration et de gestion. Pour renforcer davantage l’implication des collectivités locales dans la politique nationale de développement définie par le Gouvernement, il est apparu nécessaire de procéder à une certaine restructuration administrative par l’érection en communes de certaines localités devenues importantes: Guédiawaye, Bargny, Marsassoum, Goudomp, Ndioum, Ourossogui, Koungheul, Dahra, Thionck-Essyl, Dioffior et Pout. Il est par ailleurs important de souligner que dans la même mouvance, la loi n° 90-37 du 8 octobre 1990 modifiant la loi n° 72-25 du 19 avril 1972, avait transféré la gestion budgétaire des communautés rurales du Sous-préfet, au président du conseil rural qui devient, à l’instar du maire, ordonnateur du budget communautaire. Ce passage à la deuxième phase de la réforme ne semble pas suffire pour permettre aux différentes collectivités locales mises en place jusqu’ici de remplir les missions que le citoyen est en droit d’attendre d’elles. D’où leur impossibilité à faire face à la demande sociale des populations qui continuent à souffrir de la pauvreté. Jugeant que le moment était venu de parachever l’édifice de décentralisation, le Chef de l’Etat dans un message adressé à la nation le 03 avril 1992, a décidé de soumettre à l’Assemblée Nationale un projet de loi qui érigerait la région, jusque là simple circonscription administrative, en collectivité territoriale décentralisée dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière et de transférer à tous les niveaux de collectivités locales des compétences importantes. La nouvelle politique de décentralisation mise en œuvre par les lois de 1996 a renforcé les responsabilités des collectivités locales. Mais cela a-t-il suffi pour permettre aux collectivités locales de sortir les communautés de leur dénuement ?
Phase préparatoire
L’étude porte, sur la problématique de la décentralisation et de la lutte contre la pauvreté dans les communautés rurales de la vallée du fleuve Sénégal, notamment celles de Gamadji Saré, de Guédé Village et de Ndiayène Pendao. Il s’agit de Collectivités Locales que nous connaissons bien pour y avoir séjourné plusieurs années dans le cadre de missions d’études et de recherches. Notre premier séjour dans cette zone en tant que consultant chercheur date de 1998. Et avant cela, nous avons fait deux ans à Donaye, un grand et traditionnel village de la communauté rurale de Guédé village alors que nous étions encore élève à l’école primaire. Nous avons également coordonné en 2010, en tant que consultant, l’élaboration des Plans Locaux de Développement des dix (10) communautés rurales du département de Podor. C’est pour dire donc qu’il s’agit d’une zone que nous connaissons bien. D’ailleurs, la plupart des acteurs locaux dans ces localités (UJAK, élus locaux, OCB, GPF, émigrés, producteurs, etc.), nous sont familiers pour avoir travaillé avec eux. Tous ces éléments nous ont permis d’avoir une vision claire de cette zone en rapport avec ces caractéristiques physiques, sa démographie, sa situation socioéconomique mais également les différents intervenants au niveau local (ONG, projets/programmes, OCB,). Il importe, toutefois, de préciser que notre familiarité avec la zone d’études est importante mais elle n’a pas été la plus déterminante sur le choix du thème de recherche. La pertinence de notre problématique est sous tendue par une volonté de construire un objet de recherche scientifique clair. C’est à la suite que nous avons démarré la recherche documentaire et la phase exploratoire.
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Table des matières
RESUME
0. Introduction générale
PREMIERE PARTIE : CADRE GENERAL ET METHODOLOGIQUE
Rappel du principe de l’étude
CHAPITRE PREMIER : CADRE GENERAL
I. PROBLEMATIQUE
CHAPITRE II : CADRE METHODOLOGIQUE
DEUXIEME PARTIE : CADRE DE L’ETUDE
CHAPITRE TROISIEME: CADRE GEOPHYSIQUE ET ADMINISTRATIF
A / La Communauté Rurale de Gamadji Saré
B / La Communauté Rurale de Guédé Village
C / La Communauté Rurale de Ndiayène Pendao
CHAPITRE QUATRIEME: LES ACTEURS LOCAUX DE DEVELOPPEMENT
TROISIEME PARTIE : ANALYSE ET INTERPRETATION DES RESULTATS
CHAPITRE CINQUIEME: LA PHILOSOPHIE DE LA DECENTRALISATION AU SENEGAL
CHAPITRE SIXIEME: LA DECENTRALISATION FACE AU DEFI DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETE
CHAPITRE SEPTIEME: LES STRATEGIES DE LUTTE DES ACTEURS LOCAUX CONTRE LA PAUVRETE
CONCLUSION
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