La dé-localisation, une notion qui peut permettre une autre approche des travaux d’Ari Folman

LE CONGRÈS, UNE RÉFLEXION SUR L’ACTEUR À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

Au cours de ce premier chapitre, nous allons voir que c’est la dimension métafilmique de l’oeuvre que nous analysons qui lui confère en grande partie son aspect discursif et que celle-ci lui permet d’évoquer la manière dont le numérique questionne la présence de l’acteur à l’écran aujourd’hui.
On pourrait penser qu’en inscrivant Le Congrès dans le genre de la science-fiction, la narration déconnecte son propos des enjeux cinématographiques actuels : la première partie du film s’axe sur la découverte d’une nouvelle technologie capable de prouesses jamais atteintes (la scanning room) et la seconde nous projette dans un futur lointain où toute la société se verra radicalement transformée. Cependant, la définition même de la science-fiction telle que la construit Alain Boillat à partir de la pensée d’Elie During dans son ouvrage Cinéma, machine à mondes contredit cette idée : la science-fiction formule des hypothèses narratives à partir de l’état actuel des sciences et des technologies […]. Elie During souligne cette dimension mondaine de toute oeuvre de science-fiction en disant qu’il est essentiel à ce genre de « produire des fictions de monde qui soient moins des mondes fictifs que des conjectures. », dont l’effet « est de remettre en jeu des visions du monde, en testant la consistance des univers qu’elles produisent ». « Notre » monde tel qu’il existe sur un plan politique, social, culturel ou éthique constitue le point de départ de ces spéculations où se réfléchissent ses devenirs possibles […].
Cette définition nous permet d’envisager le film d’Ari Folman comme une conjecture, dont les éléments fictifs et prospectifs découlent d’un travail d’analyse de notre monde contemporain et construisent un discours à son propos.
Il paraît dès lors moins contradictoire d’avancer l’hypothèse que le film se fait témoin de la manière dont le numérique transforme aujourd’hui l’industrie cinématographique, par la mobilisation des codes habituels du métafilm hollywoodien36. L’histoire prend en effet la vie d’une actrice pour point de départ et si le film s’attarde sur son aspect familial, il s’attache également à nous décrire sa relation avec les autres professionnels du cinéma ou à nous faire entrer avec elle dans leurs locaux.
Dans son approche du métafilm hollywoodien, Marc Cerisuelo nous démontre bien de quelle manière la réappropriation d’un genre « classique » par un auteur étranger ne consiste pas en une simple translatio, en une imitation plate du modèle américain, mais plutôt en un processus créatif qui peut permettre de le reconfigurer à sa manière. Nous nous proposons donc au cours de ce chapitre, d’envisager la première partie du Congrès (qui se déroule, contrairement aux autres, à notre époque) comme une reconfiguration créative du genre métafilmique, qui permet à Ari Folman
de produire un discours percutant sur l’arrivée du numérique dans le système hollywoodien contemporain, et en particulier concernant les acteurs, tout en asseyant les bases prospectives nécessaires à la suite du film.

Hollywood à l’arrivée du numérique. Restructurations et désolidarisations

Dans Le Congrès, le système hollywoodien est donné à voir au spectateur par le biais d’un studio fictif. Mais résultant d’une haplologie qui fait fusionner deux grandes sociétés de production bien réelles, la Paramount et la Miramax, Ari Folman affirme d’office la Miramount comme étant similaire aux grandes majors américaines de notre monde. Quelques éléments de mise en scène indiquent clairement au spectateur qu’il se trouve au coeur de cet empire économique du cinéma : la protagoniste principale est toujours élégamment apprêtée lorsqu’elle s’y rend, l’entrée du lieu est gardée par un agent qui en contrôle l’accès. Ils sont de l’ordre du détail mais correspondent à l’image que l’on se fait des majors : imposantes, prestigieuses. Et bien que l’on se situe en pleine fiction, construire le personnage principal en s’inspirant d’une actrice bien réelle jouant son propre rôle au sein du film (Robin Wright), et montrer sur un mur une affiche de Princess Bride (Rob Reiner, 1973) dans lequel elle a vraiment joué (bien que cette affiche ne corresponde pas à l’originale), appuient l’effort d’ancrage de l’action dans un contexte hollywoodien contemporain.
Ce nom donné au studio dans Le Congrès se trouve d’ailleurs déjà porteur de sens puisqu’il assimile en un seul, le représentant d’un Hollywood tout-puissant depuis les débuts (la Paramount) avec la tentative d’échappatoire qui a été réenglobée par un studio d’animation monumental (la Miramax, d’abord construite comme société indépendante avant d’être rachetée par les studios Disney, élargissant d’emblée son propos en incluant l’industrie de l’animation aux studios hollywoodiens dont il est question). Cette idée rappelle qu’effectivement les grandes firmes hollywoodiennes sont connues depuis les années 1960 pour leur capacité à repenser leur propre structure lorsqu’une nouveauté risquant de les fragiliser fait son apparition. En effet dans ces années, le studio system connaît une crise majeure causée notamment par la montée du cinéma indépendant ainsi que par l’arrivée de la télévision. Face à l’un comme à l’autre, la stratégie de défense est la même : si d’un côté les studios parviennent à tirer parti du goût que le public aura développé pour les auteurs-réalisateurs en s’emparant d’artistes au style affirmé, poussant même le vice jusqu’à faire du « cinéma indépendant » un label vendeur, de l’autre c’est la structure générale du système qui est repensée à l’arrivée de la nouvelle technologie télévisuelle pour récupérer à son profit ses modes inédits de consommation et inventer de nouveaux moyens (esthétiques, économiques) pour les exploiter au mieux. Avec ce nouveau média comme avec ceux qui suivront, les dirigeants des majors comprennent qu’il est à leur avantage d’établir une logique économique commune pour être présents sur tous les tableaux, quitte à revoir leur logique de fonctionnement.
Le Congrès expose ces attitudes face à la technologie, par exemple en faisant prononcer à Al cette remarque : « Au fond on sait que ça ne change rien. Ils utilisent l’image des gens pour créer une série de merde qui soit rentable. Et comme ça depuis les années 4047 ». La ligne de dialogue renvoie directement à cette capacité de faire toujours la même chose, en s’adaptant sans cesse aux nouveaux moyens à disposition. Mais plus évidemment, toute l’idéologie hollywoodienne s’incarne à l’écran dans le personnage de Jeff, le seul producteur à apparaître dans le film. Celui-ci correspond parfaitement à l’archétype qu’il représente : le choix d’un acteur bien en chair, aux cheveux gominés et trônant dans son fauteuil annonce déjà la couleur. Prompt à rire, il semble s’amuser de ses propres tournures de phrases et accompagne son offre contractuelle d’un large sourire à la fois confiant et carnassier, faussement bienveillant. Parler chiffres semble être le seul moyen de l’énerver : évoquer les millions perdus à cause du comportement de Robin le met hors de lui ; penser au prix qu’aurait valu son contrat si elle avait accepté de jouer dans un film de science-fiction, où à ce livre si ennuyeux qu’un pourcentage insignifiant des spectateurs du film l’ont lu, lui font hausser le ton ; tout comme quand, à un degré un peu moindre, il s’insurge contre les négociations « avides » de l’avocat (concernant l’âge de Robin, le nombre d’années du contrat – cette discussion entre les deux hommes illustre d’ailleurs à merveille l’implacabilité dont peuvent faire preuve les producteurs concernant le moindre détail sur un contrat, et la nécessité pour les acteurs de faire valoir leurs droits par un juriste spécialisé). De l’apparence au caractère, Jeff est un personnage construit de manière à correspondre au producteur cupide et calculateur tel qu’on peut se l’imaginer. Et il est bâti à l’image d’Hollywood : rendu souple par l’appât du gain, ayant une formidable intuition de ce qu’est son époque et une compréhension assez fine des attentes de son public. De ce fait, les décisions qu’il prend dans le film sont cohérentes et permettent à Ari Folman de rendre compte d’une mentalité bien actuelle, même si elle s’exprime face à une nouveauté imaginaire. C’est à travers ce personnage que le réalisateur parvient à « montrer » la structure hollywoodienne et à décrire son fonctionnement, sa mentalité générale.
L’ambiguïté qui place le contexte narratif du Congrès dans un réel proche mais distinct du nôtre par l’association du genre métafilmique et de la fiction permet donc à Ari Folman de rendre compte, par la création d’un nom de société (la Miramount) mais surtout d’un personnage, d’une logique hollywoodienne selon laquelle l’efficacité et le profit prédominent et relèguent la question de l’artisticité du produit au rang d’argument de vente parmi d’autres49, et capable de tout récupérer en sa faveur par adaptation, y compris les nouvelles technologies. C’est suivant ce schéma que la Miramount s’allie plus tard dans le film avec un laboratoire pharmaceutique pour devenir la Miramount-Nagasaki, travaillant à une nouvelle forme de cinéma qui prolonge cette vision naissante du divertissement (en témoigne notamment l’aspect de parc d’attraction que revêt l’hôtel Abrahama). La liberté que s’octroie le réalisateur par la fiction lui permet de décrire le système et son attitude face aux nouvelles technologies comme le ferait un métafilm hollywoodien classique, tout en inventant une situation de l’ordre de la science-fiction puisque cette description est indépendante de l’existence effective des technologies dont il est question dans le film (qui lui servent d’exemple, d’illustration). Nous verrons au cours du chapitre suivant que ces bases posées par un contexte de science-fiction ouvrent le chemin qu’emprunte le film vers un autre genre, celui de l’utopie, qui constitue une autre manière d’évoquer le présent par la fiction. Si l’idéologie hollywoodienne se fait discours au sein de la narration en étant portée par un corps à l’image, elle fait également l’objet du discours du Congrès. En prenant le personnage de Robin pour protagoniste principale, le réalisateur montre que la capacité d’adaptation d’Hollywood et de ses producteurs face aux mutations que vit la société à l’heure du numérique n’est pas aussi évidente pour les professionnels du cinéma ; la situation de crise qu’elle traverse dans le récit en tant qu’actrice le démontre. La narration fait coïncider la signature de son premier, puis de son second contrat avec ces moments clés où le système hollywoodien prend un tournant décisif et souligne en cela les conséquences directes qu’une restructuration implique dans les différents corps de métiers
du cinéma. Elle est ponctuée par la récurrence d’un dialogue entre Jeff et Robin, d’une époque à l’autre : le producteur explique que « Bientôt, toute cette structure à laquelle nous sommes tant attachés… disparaîtra. », ce à quoi Robin demande immanquablement : « Tu parles de Miramount ? », la question faisant rire Jeff : la structure-mère n’est pas en danger, elle n’effectue que des remaniements internes ; c’est le système construit autour des acteurs puis, vingt ans plus tard, celui des pré-producteurs et animateurs qui sont en cause. La protagoniste semble faire l’erreur de confondre la Miramount (comme système capitaliste, comme fin) et la machine hollywoodienne qui fonctionne à son compte (en tant que moyen plus ou moins pertinent et modulable). Le point de vue choisi pour aborder la question de l’adaptabilité d’Hollywood face au numérique nous incite donc à penser que si les majors parviennent toujours à leurs fins (le profit), cela se fait sans tenir compte des conséquences que peuvent avoir leurs remodelages du système sur le monde du cinéma ou sur ses professionnels, dont elles génèrent ou réforment les emplois selon leur besoin sans s’en préoccuper outre mesure – puisqu’elles ne les envisagent que comme des moyens. Avec l’arrivée de la scanning room, c’est la manière de réaliser un film qui se voit transfigurée ; que les métiers qui y sont liés disparaissent (plus d’acteurs une fois les contrats signés) et que les compétences artistiques s’en voient rabaissées (Chris, ancien chef opérateur, se console de la tâche de simple exécutant qu’on lui a offerte dans la salle de scanning en se disant que les autres sont chez eux, sans travail), ce n’est pas le problème de Jeff dans la mesure où l’industrie du cinéma s’en portera « mieux », justifiant cette désolidarisation que chaque nouvelle technologie semble venir accentuer de façon cyclique. Le personnage de Jeff méprise ceux qui ne parviennent pas à s’adapter aux nouvelles technologies (il se moque d’Al en le rattachant à l’époque des caméras au fuel). Ainsi y a-t-il portée discursive de la narration sur ce fonctionnement décrit v i a sa personnification, puisqu’elle permet à Ari Folman de mettre l’accent sur ceux qui, au sein d’une structure presque inatteignable, subissent les conséquences de l’arrivée du numérique au cinéma.
Offrir à Robin Wright un rôle qui fait de sa personne une protagoniste en difficultés concernant sa carrière est déjà, de la part du réalisateur, une manière d’exprimer la complexité que revêt à notre époque la gestion d’un statut de star au vu de son propre parcours. Le scénario en rend principalement compte à travers les insinuations permanentes de ses collègues, qui lui renvoient sans cesse la responsabilité de sa situation puisqu’elle a fait « de mauvais choix ». Nous ne pouvons comprendre toute l’importance de cette question de la responsabilité qu’en nous interrogeant sur les conséquences de la désolidarisation des studios d’avec leurs travailleurs, car le remaniement d’Hollywood a contraint les stars à repenser à sa suite leur propre organisation dès les années 1970, fragilisant ainsi leur position. Ce qui a changé ne se situe pas dans l’existence même de la star : dans Le Congrès, le personnage de Jeff indique bien que même si la carrière de Robin en est à son point mort, elle fut la grande star d’une époque et en conséquence son image représente encore un potentiel de rentabilité très intéressant pour lui. Le film confirme en cela que l’intérêt d’une star repose, aujourd’hui comme auparavant, sur une construction habile de son image qui lui permet d’obtenir les faveurs du public, faisant d’elle une star-marchandise prisée par les majors pour son intérêt lucratif. Mais alors qu’auparavant le studio system gérait la production cinématographique des majors de A à Z, façonnant avec soin l’image de ses stars entre ses murs et prenant intégralement en charge leur carrière, aujourd’hui il n’endosse plus ce rôle. C’est le processus de fabrication de la star qui a changé, les studios hollywoodiens s’en sont délestés : c’est maintenant à la future star de créer sa propre image, à l’aide d’un certain nombre de professionnels. La logique intermédiatique propose un système poreux dont elle devra se servir pour assurer son ascension. Cette porosité est également le signe, pour Jean-Pierre Esquenazi, que le star system s’est muté en autre chose, élaborant un principe de star (qu’il nomme plutôt people) qui désormais n’est plus le privilège d’Hollywood. Celles qui parviennent à se fabriquer un statut apte à déplacer les foules jusqu’à la salle de cinéma peuvent en conséquence négocier fermement avec les studios hollywoodiens comme avec n’importe quelle autre industrie qui saura tirer avantage d’elles. En contrepartie, ce n’est plus le problème d’Hollywood lorsqu’une carrière sombre et cela signifie pour les acteurs une plus grande instabilité, qui implique de rester compétitif.

La scanning room et le corps problématique de l’acteur

L’invention de la scanning room, bien que relevant du domaine de la science-fiction, alloue au Congrès la possibilité de conserver une dimension métafilmique en prenant pour décor un lieu de tournage cinématographique réel et usité (celui de la Light Stage 5) tout en lui inventant des conséquences sur le corps de l’acteur qu’elle partage en fait avec les technologies actuelles, produisant de nouveau un effet discursif que nous allons pouvoir analyser.
Telle que présentée sur le site de l’Université de Sud-Californie, la Light Stage 5 a pour but d’enregistrer numériquement la performance d’un acteur en collectant les données nécessaires à une retouche complète de cette performance en post-production à l’échelle de l’éclairage (il est possible d’insérer de façon réaliste l’acteur dans n’importe quel lieu donné) et de la texture du corps (il peut changer de matérialité et conserver ses traits). Si la présence de l’acteur est nécessaire au processus, l’idée est tout de même de « scanner » son corps et ses émotions, d’enregistrer son aspect physique sous tous les angles afin de pouvoir ensuite le retranscrire par ordinateur. Il est question ici d’extraire de l’acteur une image de lui par la machine, sous forme de « base corporelle » que quelques modifications permettront ensuite d’insérer dans un lieu ou une matérialité autres. Bien qu’elle repose sur une logique assez différente, on trouve avec la capture de mouvement cette même idée d’extraction par le numérique d’un élément d’ordre corporel. Le principe, qui regroupe la motion capture et sa version plus précise (prenant également en compte le visage), la performance capture, consiste à numériser la performance de l’acteur en n’en conservant non plus l’apparence (comme le fait la Light Stage), mais le mouvement.

Une technique d’animation qui travaille la présence des corps

Par définition, la scanning room implique la présence de ces corps d’animateurs, extérieurs à l’image et qui en sont pourtant la condition de possibilité. En les en destituant vingt ans plus tard, lorsqu’une nouvelle technologie cette fois-ci biochimique permet de les évincer à leur tour, Ari Folman inclut ces corps dans sa réflexion et c’est ainsi que Dylan, le chef animateur de la section « Robin Wright », fait son entrée dans la diégèse. De la même manière que Jeff représentait le producteur ou Al l’agent, Dylan incarne l’animateur et son métier s’ajoute en cela aux autres concernant la dimension métafilmique du Congrès. Un très bref instant nous permet même de jeter un oeil dans ce qui semble être la caricature d’un studio de dessin animé, au sein duquel le corps démultiplié de Milt Kahl dessine (voir Fig. 1). Le fait que cet homme représente l’un des neuf principaux piliers du studio Disney, ou que la figure emblématique de Mickey surplombe le studio ne laisse pas de doute : c’est encore de l’industrie hollywoodienne dont il est question. Les animateurs font donc eux aussi partie des laissés-pour-compte que le cycle de rentabilité des majors a utilisés puis jetés.
La logique métafilmique se complexifie au moment où le film bascule lui-même dans le régime graphique de l’animation et nous allons voir que ce choix a beaucoup de sens dans la mesure où d’une part l’animation subit elle aussi, depuis l’arrivée du numérique, diverses remodulations conceptuelles ; mais aussi parce que, d’autre part, elle est intrinsèquement porteuse d’un degré métafilmique qui lui confère une dimension signifiante de par son utilisation.
Alors que le principe du cinéma d’animation semble être au moins aussi vieux que celui du cinéma en prises de vues réelles, sa marginalisation sur le grand écran semble avoir rendu sa dénomination très délicate. C’est par exemple ce que remarquent Hervé Joubert-Laurencin, qui parle de dé-finition de l’animation, ou encore Jean-Baptiste Massuet, qui part d’un même constat pour montrer comment l’arrivée du numérique aggrave une situation déjà confuse. L’animation, à l’inverse de son pendant en prises de vues réelles, ne va pas de soi et reconstruit artificiellement un mouvement qui n’a pas eu lieu par lui-même dans le monde. Ce principe large en fait un régime cinématographique qui peut se manifester sous des formes très différentes, réinventant presque pour chaque film une nouvelle technique spécifique ; cela la rend d’entrée de jeu opaque pour son spectateur, créant inévitablement une tension entre la curiosité de celui-ci envers le dispositif et le secret de l’artiste qui l’a mis en place. Persistait tout de même la certitude, avec le cinéma argentique, de la recréation d’un mouvement en image par image – ce que le numérique vient mettre en doute aussi bien pour les prises de vues réelles que pour l’animation. L’intervention numérique est aussi « opaque » que l’est l’animation pour le spectateur dans la mesure où les procédés qui ont permis d’élaborer l’image et son mouvement ne se dévoilent pas d’eux-mêmes. Mais cette opacité de la fabrication s’accompagne d’une transparence technique : alors que l’animation s’affirme animation, le numérique est capable de se dissimuler sous des aspects photoréalistes. Il peut donc y avoir retouches numériques sur l’image en prises de vues réelles comme sur l’image animée sans que l’on ne s’en aperçoive. Cet aspect du numérique installe un doute continu sur la teneur de n’importe quelle image qui se présente au spectateur, et cette indétermination d’ordre spectatoriel rend confuse la différence entre les techniques d’animation et celles du numérique, les deux s’alliant d’ailleurs régulièrement. Cela explique en partie que la frontière entre elles soit brouillée. Le numérique pourrait donc être une technique opérant la jonction entre animation et prises de vues réelles.
Prendre en considération le caractère performatif de l’animation, c’est faire de l’animateur un corps impliqué dans l’image mais c’est aussi, une fois reprise la mise en regard de la rotoscopie avec la performance capture, faire de ce corps le concurrent direct de celui de l’acteur dans le champ performatif. C’est une idée qui est présente dans Le Congrès : l’éviction de Robin sur les plateaux ne peut avoir lieu que si Dylan et son équipe prennent le relais pour assurer l’animation de son clone virtuel – de manière temporaire, puisque l’avancée des technologies parvient quelques années plus tard à se délester du corps de ses animateurs –, et que l’on retrouve dans les discours actuels (« Ce procédé enlève le crayon de la main de l’animateur pour le mettre dans celles de grands acteurs »). Mais de manière plus évidente, ce qui distingue les techniques de l’animation et du numérique réside plutôt dans leur affirmation respective en tant que procédé artificiel. L’opacité qui affirme l’image comme étant autre dans le cadre de l’animation permet une évocation, un recul nécessaire à l’élaboration d’une réflexion métafilmique ; un discours que la transparence du dispositif numérique, par sa dissimulation dans l’image, ne permet pas.
Nous pouvons donc constater ici que le choix technique du réalisateur fait usage d’une spécificité de l’image animée qui non seulement en réfère directement à une technique numérique bien précise en opérant de la même manière qu’elle sur la présence des corps filmés, mettant en jeu le corps de l’animateur face à celui de l’acteur à travers le mouvement des êtres animés, mais qui en plus de par sa nature même permet la production d’un discours à son égard.
Ce premier chapitre aura permis de comprendre la manière dont Ari Folman, en travaillant de diverses manières la question du métafilm, construit une réflexion par et sur le cinéma à l’heure du numérique en mettant en avant ses effets sur le corps, dotant en cela son film d’une dimension discursive. Un certain nombre de choix esthétiques et narratifs permettent d’allier le genre du métafilm hollywoodien à celui de la science-fiction pour mettre en évidence la manière dont l’arrivée du numérique bouscule les rapports de force préexistants entre l’acteur et son studio, entre la star et son image, en s’attaquant directement à sa présence et en l’obligeant ainsi à changer son rapport au corps qui doit se faire dorénavant attraction par la pratique de la performance, avec le paradoxe que cela entraîne en l’identifiant à la machine. Ces choix esthétiques et narratifs se voient prolongés par un choix technique qui permet à Ari Folman de profiter de la dimension intrinsèquement métafilmique offerte par l’animation, et qui a l’avantage d’inclure dans sa réflexion le corps de l’animateur et sa propre performance à l’heure où le numérique les remet aussi en cause, pour faire de ses points de ressemblance et de dissemblance avec la capture de mouvement, une force signifiante. En analysant tout au long de ce mémoire les procédés narratifs, techniques et esthétiques mis en place dans Le Congrès, il nous sera donc possible de rendre compte de ce qu’il nous dit du numérique et de ses effets sur le corps à notre époque.

VERS UNE DÉ-LOCALISATION DES CORPS

Puisqu’il a été montré au cours du premier chapitre que c’était par la collision de deux genres a priori incompatibles, le métafilm et la science-fiction, qu’Ari Folman parvenait à rendre compte des déplacements conceptuels à l’oeuvre depuis l’arrivée du numérique au cinéma dans la première partie du Congrès, nous nous proposons d’interroger le film par le même biais dans le présent chapitre en nous demandant de quelle façon le travail du genre se prolonge au cours de sa seconde partie. Nous verrons comment le film, dans sa construction d’un nouveau concept de cinéma qui serait celui du futur, continue d’effectuer ce travail de conjecture par reconfiguration créative d’un autre genre, celui de l’utopie, en inventant un dispositif tout à fait en lien avec les avancées actuelles et met en évidence l’importance d’une notion précise en rapport avec la présence-absence du corps de l’acteur à l’image : la dé-localisation.
Si la première partie du film ne relève de la science-fiction que par petites touches, l’alliant ainsi au genre métafilmique hollywoodien, la seconde moitié délaisse en effet totalement cette logique pour plonger plus ouvertement dans la science-fiction. Le nouveau cinéma est contenu dans une petite ampoule et se « respire » ; il implique donc le corps du personnage filmique, mais il emporte aussi avec lui l’image du film en lui faisant changer de régime graphique – ce qui impacte à nouveau le corps en retour, comme nous l’avons vu. Il est d’abord question de la découverte de cette étrange invention biochimique et de sa « zone de test », l’hôtel Abrahama où a lieu le congrès qui donne son nom à l’oeuvre: elle s’ouvre sur la séquence d’entrée de Robin dans l’animation, qui nous permet de voir la fiole et d’apprécier son fonctionnement ; par la suite, l’alternance entre des explications données dans les dialogues (par le Room service, par Jeff, puis par Reeve Bobs et enfin par Dylan) et ce qui est montré à l’image permet de comprendre, progressivement, que ces nouveautés s’inscrivent dans la logique de continuité du cinéma. Celui-ci fait du corps de Robin une « substance », et rend confuse la distinction entre rêve et réalité. Toute la partie centrale du film qui se déroule au congrès peut donc être lue comme une vaste présentation de la nouvelle invention de la Miramount-Nagasaki, ce qu’en disent ses créateurs, comment la perçoivent ses usagers. Cela rapproche beaucoup le genre de cette partie, du registre de la science-fiction. Une fois cette présentation faite, l’ellipse qui effectue un nouveau bond de vingt ans dans la narration fait basculer le film auprès d’un autre genre : celui de l’utopie, et de son pendant négatif, l’« anti-utopie » ou dystopie. L’accent y est mis cette fois sur l’aspect de cette nouvelle société que la substance hallucinogène a transformée, et sur sa découverte par le personnage. On ne peut cependant pas dire qu’il soit aisé de décider si la société future qui est alors présentée au spectateur est idéale ou néfaste : du côté de la « fête hormonale » le bonheur semble régner, assurant à chacun la paix et la sécurité, mais l’aspect terne et sale qu’elle renvoie depuis l’autre côté laisse supposer que ce bien-être implique la résignation à une grande misère. Et pourtant, Le Congrès se clôt par un retour aux images animées pour sa protagoniste, qui pourrait laisser penser que ce nouveau mode de consommation des images s’avère finalement positif. Nous allons voir que cette réflexion sur la manière dont le film se fait à la fois utopie et anti-utopie dans cette seconde partie, ne se présentant finalement ni comme l’une ni comme l’autre et travaillant par là la question du genre, nous amène à reconsidérer la notion de lieu et à préciser notre pensée concernant la présence et absence des corps, au sein du film comme au cinéma à l’arrivée du numérique.

L’utopie comme principe de dé-localisation totale

Pour bien comprendre la manière dont Ari Folman travaille la question de l’utopie, il nous faut d’abord opérer un détour sur les réflexions concernant ce genre spécifique. Au cours de l’introduction à son ouvrage, Jean Servier rappelle que le mot « utopie » est hérité de l’Utopia de Thomas More dans lequel il désigne un « pays de Nulle Part », société parfaite et bienheureuse qui vit en autarcie sur son île. La définition du terme n’est pas sans poser problème, dans la mesure où deux pôles d’interprétation en découlent. D’une part, son aspect irréalisable qui n’en fait qu’un rêve et auquel sa racine renvoie (U-topia, le pays de nulle part, et non eu-topos, le pays heureux). D’autre part, il a souvent servi à qualifier des faits sociaux ou des mouvements politiques bien réels visant à la modification, voire à l’amélioration de la société. L’auteur lit dans la pensée de Karl Marx la source de cette erreur qui fait « de l’utopie un idéal social rédigé, mis en forme, pour être propagé dans le peuple par une intelligentsia». Cette tension entre deux pôles de la compréhension du terme amène donc certains auteurs à une distinction entre « utopie écrite et utopie pratique », l’une ne laissant en général à son auteur aucune illusion sur les chances de son application future, l’autre renvoyant au contraire à des éléments divers et bien réels (ou à vocation réaliste) qui rendent le terme plus confus.

 

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Table des matières

Introduction
I. Vers un cinéma délesté du corps ?
Chapitre 1 :Le Congrès, une réflexion sur l’acteur à l’ère du numérique
1.1. Hollywood à l’arrivée du numérique. Restructurations et désolidarisations
1.2. La scanning room et le corps problématique de l’acteur
1.3. Les stars et leur performance : un « bras de fer » corps/machine ?
1.4. Une technique d’animation qui travaille la présence des corps
Chapitre 2 :Vers une dé-localisation des corps
2.1. L’utopie comme principe de dé-localisation totale
2.2. L’hétérotopie. Le corps comme lieu, permanence du doute
2.3. Le point de rencontre entre utopie et hétérotopie : le miroir
Chapitre 3 :La dé-localisation, une notion qui peut permettre une autre approche des travaux d’Ari Folman
3.1. Evacuation du corps et autre « réalité » de l’apparence
3.2. L’animation comme outil de métamorphose conceptuelle du cinéma et des corps
II. Un paradoxal retour au corps ?
Chapitre 4 :Le corps de Robin et les corps pour Robin
4.1. Robin Wright, centre de l’attention
4.2. Le corps signifiant à l’image
4.3. Présence/absence du corps comme centre de la tension
Chapitre 5 :Le corps de l’animateur
5.1. Dylan, un corps en lien étroit avec les images animées
5.2. La victoire du corps de l’Animateur dans Le Congrès
5.3. Dylan, celui qui contrôle les images
Chapitre 6 :Aaron, le corps le plus cinématographique
6.1. Construction d’un univers précis
6.2. La possibilité de modeler le monde à son image
6.3. L’image animée, prolongement de cette vision
III. Des nouvelles technologies qui engagent à transcender la question de corps.
Chapitre 7 :Multiplicité et multiplication de l’actrice
7.1. Un personnage double d’entrée de jeu
7.2. Robin l’actrice : penser la multiplicité dans l’unité
7.3. L’identité de Robin, construite autour de sa multiplicité
7.4. Le numérique : destruction d’une multiplicité par multiplication
Chapitre 8 :Chamboulements identitaires des usagers du numérique dans notre société
8.1. Degré de représentativité de Robin concernant les questions identitaires dans notre société
8.2. L’idéologie identitaire de la substance-cinéma
8.3. Nouvelles modalités d’action
Chapitre 9 : Repenser la relation à autrui par les images
9.1. Repenser les modalités de présence auprès d’autrui
9.2. La sécurité de l’objet
9.3. Une société presque aveugle et sourde : l’abandon du politique
Conclusion : ce que peuvent les images
Bibliographie

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