Le programme de français en lycée professionnel pose comme exigence dès l’introduction « l’affirmation d’une identité culturelle fondée sur le partage de connaissances de valeurs et de langages communs ». De la même façon, la construction d’une « identité culturelle » par la « confrontation des savoirs et des valeurs » compte parmi les quatre finalités de ce programme. Comme cela est ensuite affirmé par la suite, la « lecture de textes littéraires », les « pratiques culturelles » peuvent ainsi être en partie considérées comme des « médiations » pour permettre une approche « du monde et de soi ». L’enseignant de lettreshistoire/ géographie en lycée professionnel a ainsi pour mission de participer à l’accompagnement des élèves- adolescents dans la recherche et la construction d’une identité culturelle à la fois singulière, passant par un processus personnel, et partagé, s’appuyant sur un patrimoine et un langage communs.
Cet écrit se consacre ainsi à cette finalité qui dépasse le champ scolaire et amène les élèves à s’intéresser au patrimoine culturel, au-delà des échéances posées par l’examen et d’un travail fondé sur la simple validation d’un enseignement. La question de l’accompagnement d’élèves dans la « construction d’une identité culturelle » propre est ainsi liée à une interrogation sur la suscitation d’un goût personnel chez le jeune. Ce travail s’intéressera donc à des pratiques visant à intéresser les élèves à la culture et à s’inscrire par la suite dans un parcours culturel personnel.
La culture n’est qu’un mot…
Avant d’engager une réflexion sur la transmission d’un goût, d’une pratique, de connaissances liées à la culture, il convient de définir de quelle culture on parle et de « déblayer » le champ de notre investigation face au déferlement de débats de tous ordres autour de cette terminologie.
« La culture c’est ce qui reste quand on a tout perdu »
En anthropologie, la notion de culture correspond aux valeurs partagées par l’ensemble d’un groupe social, ethnique… formant un ensemble cohérent et présentant une cohésion. Des croyances, valeurs, comportements, formes d’habitus, sont ainsi progressivement acquis dès la naissance jusqu’à un âge défini comme adulte, le moment où ce processus prend fin, et où l’individu est reconnu comme membre à part entière du groupe. La culture s’oppose ainsi à l’état de nature. Ce dernier est donc ainsi le seul partagé par l’ensemble des hommes de la planète, la culture n’étant propre qu’à un groupe donné. Contrairement à la nature, la culture est ainsi relative au lieu où qu’on habite, à sa filiation… De plus, la transmission d’une telle culture ne passe pas uniquement par l’école et l’instruction, dans les sociétés traditionnelles, des personnages spécifiques tiennent dans les processus d’acquisition, de passage, les rites d’initiations une place particulière : le forgeron dans les empires malinké, qui maîtrise le feu, le prêtre, le rabbin ou l’imam dans les religions monothéistes… Les individus grandissant dans une société où les valeurs sont partagées, et où, par définition, les adultes qui la composent ont passé ces étapes d’initiation, la culture est intégrée à l’individu comme l’individu est intégré à la société.
C’est ainsi qu’un Robinson dans son île ne se suffira pas à assurer sa subsistance et vivre en homme, mais cherchera, plus ou moins consciemment, à « cultiver » son terrain vierge selon le mode d’organisation de sa société d’origine. L’île devient alors la transposition spatiale de son état de culture, avec ses rites, le dimanche chômé, les prières du matin, ses activités telles que l’agriculture, mise en œuvre de façon extensive quand bien même elle ne nécessite pas une production aussi importante, les rapports sociaux, maîtreesclave/ domestique avec Vendredi… Robinson a tout perdu, seul subsiste sa culture…
Cependant, quand la République française entend garantir un droit égal pour tous les citoyens d’accéder à la culture, il n’est pas question de reconnaître ici des distinctions entre les français suivant une origine, une histoire ou un héritage particuliers… La culture à laquelle l’Etat se réfère est unique, au singulier mais non singulière. Aussi cette Culture ne peut être confondue avec la culture anthropologique qui varie suivant nos appartenances ou caractéristiques propres. Si chacun organiserait son île comme il l’entend, suivant son mode de vie, ses pratiques, ses croyances, même si l’appartenance à une communauté française influerait sur ces types de choix d’organisation, la Culture enseignée et inculquée par la République existerait au-delà de simples formes d’organisations spatiales visant à la subsistance ou à une forme de survie. Tout citoyen pourrait ainsi cumuler deux formes de culture, qui pourraient être mêlées voire confondues ; à la culture « traditionnelle » transmise par la famille pourrait s’agréger une Culture nationale, voire universelle, celle de la république française.
« Confronter des valeurs et des savoirs pour construire son identité culturelle »
La République Française, s’inscrit dans des valeurs universelles qu’elle entend partager par- delà les groupes sociaux, les origines, les cultures. Non seulement elle n’inscrit pas ainsi la Culture qu’elle entend transmettre comme une simple valeur anthropologique, mais elle proclame fondamentalement que la Culture transmise ne peut rentrer en confrontation avec d’autres cultures. Le racisme étant aujourd’hui puni par la loi, on a souvent recours au faux argument anthropologique pour décréter que telle religion, tel groupe ethnique (ici groupe ethnique=race) n’est pas assimilable, n’est pas compatible dans la République. Par ailleurs, on relève des anecdotes similaires, provenant pourtant de régions du globe totalement disparates, relayant un modèle d’école français exigeant que les écoliers effacent leur patrimoine culturel pour s’intégrer : le petit Breton Per Jakez Helias dans le pays bigouden comme le petit Ivoirien Bernard Dadie en pays akan ont ainsi tous deux porté l’ardoise autour du cou pour avoir osé parlé dans une autre langue que celle de l’école. S’il existe donc bien une culture, véhiculée par l’école, il faut pour autant reconnaître que la République n’a elle-même qu’à peine plus de deux cents ans d’histoire dissolus et le patrimoine auquel se réfère son école s’inscrit bien au-delà, jusque dans des sociétés disparues qui ont pris place hors de son territoire. Un musée national tel que le Louvres peut ainsi présenter des collections de civilisations étrusques, égyptiennes, perses… (sans même évoquer les collections du musée des arts premiers) dont l’héritage est enseigné par l’école. L’argument géographique ne peut dès lors plus avoir court et la Culture de l’école ne peut se limiter à la culture d’un territoire ou d’un groupe, en confrontation avec d’autres, comme au temps des guerres bibliques où s’affrontaient des tribus pour défendre leurs dieux.
La finalité du programme de baccalauréat professionnel indiquée en titre postule que la culture se construit. L’individu n’est ainsi pas déterminé par la culture transmise par son environnement, son milieu, mais il peut, et doit, à terme, parvenir à assimiler si totalement la culture républicaine qu’il ne cumule plus deux cultures (son héritage culturel et la culture de l’école), mais une seule, qui lui confère une identité parce qu’elle lui permet de mêler de façon active l’ensemble de ses « savoirs et valeurs » .
Le processus d’assimilation culturelle de l’école se pose donc ici dans un niveau supérieur, qui pourrait être un niveau second. Après l’assimilation parfois inconsciente d’une culture anthropologique ou ethnologique qui pourrait conférer à un individu une appartenance à un groupe social, culturel…la culture de l’école permet de prendre de la hauteur et de se construire de façon volontaire une identité singulière, au-delà d’une appartenance.
C’est ici que certains auteurs considèrent parfois que la culture de l’école peut être en opposition, confrontation avec la culture familiale. Comme B Dadié, lui aussi élève de l’école coloniale dans l’Afrique Occidentale Française, Cheikh Hamidou Kane raconte ainsi dans l’aventure ambiguë le dilemme du jeune samba Diallo, un enfant peul qui doit se confronter à l’école et la culture occidentale après avoir été initié aux savoirs ethniques et coraniques de son maître. Son parcours dans les écoles supérieures en France après l’exil devra même l’amener à renoncer au destin qui aurait dû être le sien au sein de la communauté, puisqu’il porte en lui quelque chose d’étranger, du fait de sa formation culturelle occidentale. L’enseignement d’une culture autre que celle de ses origines, sa famille, amènerait ainsi la création d’une double identité. Comme l’analyse Frantz Fanon, cette forme de « névrose » a ainsi pu conduire les « intellectuels indigènes » à créer dans ce contexte une littérature criant sa rébellion contre la société coloniale et l’aliénation des peuples colonisés jusque dans les systèmes de pensée, qu’on pense par exemple au cahier d’un retour au pays natal d’A Césaire. F Fanon constate également une volonté de retour aux sources pures qui a pu conduire certains de ces intellectuels formés à l’école occidentale à chercher à acquérir toute la coutume originelle de leurs origines, mais cette coutume n’est qu’une forme de produit inférieur de la culture, un « reflet informe », « la culture n’est pas le folklore ». Au contraire, selon lui, la culture est justement dans le contexte des luttes et l’expression de cette volonté de sortir de l’oppression par la révolte, quitte à le faire avec les armes mêmes de l’oppresseur, apprises dans son école. L’acquisition d’une autre culture que la sienne peut passer par « une période assimilationniste intégrale » au cours de laquelle on refuse toute construction d’identité propre, mais l’idée est de parvenir à utiliser cette « confrontation des savoirs et des valeurs » pour « construire son identité culturelle » , quitte à le faire en partie en réaction avec la culture assimilée. La culture transmise ne peut ainsi être incompatible avec une identité pré existante, il « ne saurait y avoir d’identité absolue » qui serait violée par l’acquisition d’une certaine culture. Au contraire, le métissage pourrait être porteur d’une forme nouvelle d’identité et serait ainsi un vecteur culturel au profit de toutes les communautés. Au-delà de cet apport de la négritude, on pourrait également citer le travail de Kandinsky dans ses premières œuvres néo- primitives, qui à sa façon a permis de faire évoluer la peinture en Europe, contribuant même à de nouvelles réflexions sur l’abstraction, l’utilisation des couleurs… alors que son inspiration puisait aux racines d’une culture russe orthodoxe en réaction avec l’occidentalisation de son pays.
De ce fait, la culture n’existe pas en soi, indépendamment des citoyens, immuable au cours des âges. Elle s’enrichit non seulement de productions réalisées au cours des siècles, mais cet apport n’est nullement linéaire, fait de ruptures, remises en cause… parfois incomprises ou déniées. Au patrimoine culturel tant littéraire que pictural ou musical, il serait ainsi vain de lister les œuvres qui semblaient porter en elle la négation même d’une Culture et qui sont pourtant aujourd’hui inscrites au patrimoine culturel français au programme des impressionnistes aux cubistes, des Lumières aux surréalistes, en passant par les réalistes, les romantiques… cumulant parfois même avec cette négation, le double « handicap » d’une origine étrangère (Picasso, Apollinaire, Cendrars…), montrant bien par-là que cette culture se place audelà des origines ou des nationalités.
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Table des matières
1. Introduction
2. La culture n’est qu’un mot
2.1 « La culture c’est ce qui reste quand on a tout perdu »
2.2 « Confronter des valeurs et des savoirs pour construire son identité culturelle »
2.3 Culture- cultures
3 L’art à l’école
3.1 Ceci n’est pas une pipe
3.2 Enseigner ou éduquer ?
3.2.1 Epouser la culture
3.2.2 Sensibiliser
3.2.3 Médier
3.2.4 Eduquer
4 Palette d’actions pédagogiques
4.1 « La répétition est pédagogique »
4.2 Sortir
4.3 Expérimenter
4.4 Rencontrer
4.5 Partir des jeunes
4.6 Valoriser le travail de l’élève
4.7 Surprendre
4.8 S’entourer
5. Adolecteurs
5.1 Méthodologie de recueil des données
5.2 Le constat initial : une culture personnelle différente de la culture scolaire
5.3 Pourquoi lisent-ils ?
5.4 Devenir passeur de lectures
5.5 Le plaisir, moteur de lectures
5.6 La lecture, un acte intime
5.7 Le lecteur, un être social
Conclusion
6. Ressources, bibliographie