La classification se retrouve dans de nombreux domaines, qu’ils soient scientifiques, industriels ou même dans la vie courante. Il est en effet souvent plus simple de chercher à regrouper des choses dans des cases, des ensembles plutôt que de chercher à exprimer tous les éléments rencontrés de manière indépendante. C’est pour cela que les scientifiques ont cherché, par exemple, à regrouper les différentes espèces de la vie terrestre dans des groupes et sous groupes.
Peut-on unir classification, c’est à dire la répartition en groupes, en catégories, d’objets concrets ou abstraits, de notions, de données, ayant des traits communs, et cuisine ? C’est l’objectif de cette thèse et plus globalement du projet industriel et scientifique dans lequel elle s’inscrit : le projet « Opticook ». Ce dernier a pour but de permettre la mise au point de fours domestiques et industriels capables de déterminer automatiquement l’état de cuisson d’un aliment, sans intervention humaine et sans capteur au contact des aliments. Cela passe par plusieurs phases. Notamment des mesures réalisées sur aliment avec des capteurs de laboratoire pour identifier ce qui différencie un aliment peu cuit d’un autre trop cuit, la construction de capteurs embarqués spécifiques et la création d’un logiciel capable d’utiliser les informations issues des capteurs pour suivre l’état de cuisson des aliments.
La cuisson d’aliments à base de modèles physiques
Des études pour quantifier les valeurs de cuisson d’aliments existent depuis plusieurs décennies. En ce qui concerne les fours, un des premiers modèles est apparu en 1986, introduit par [Holtz 1986]. Dans cet article, Eva Holtz et Christina Skjöldebrand présentent un modèle de simulation de l’évolution de la température à cœur d’un pain de viande de bœuf, avec des ingrédients, dans un four à convection. Les équations du modèle, trois équations différentielles, sont composées de calculs de convection, pour déterminer le flux de température transféré en surface de la viande, et des équations de conduction pour évaluer la température au cœur de l’aliment. Le profil de température au sein de la viande est évalué par l’intégration des équations de conduction de Fourier à l’aide de différences finies. Les différentes propriétés physiques telles que la conductivité thermique, la masse volumique ou la capacité calorifique sont fonction de la température de la viande, du pourcentage d’humidité et du pourcentage de graisse et sont déterminées à l’aide de mesures issues de travaux précédents. Les résultats expérimentaux pour prédire la température en surface, celle à 8 mm de la surface et au centre montrent de bonnes prédictions en ce qui concerne la surface et la température à 8 mm sous la croute. Toutefois, les résultats au cœur de la viande ne sont pas précis, avec des écarts de près de 20˚C. Les auteurs imputent cette différence au modèle d’évolution de la conductivité au cours de la cuisson et de l’absence de prise en compte de certaines propriétés. De plus, les auteurs mentionnent la nécessité d’inclure des équations de bilan de matière modélisant en particulier l’évaporation.
Un modèle prenant en compte l’évaporation a été introduit dans un premier article écrit par Sandro M. Goñi et Viviana O. Salvadori en 2010 [Goñi 2010]. Cet article introduit une loi mathématique qui traduit la capacité de la viande à céder de l’eau. Cette loi suit la forme d’une fonction de type sigmoïde utilisant comme variable d’entrée la température de la viande, dont les paramètres sont déterminés à l’aide d’identifications paramétriques basées sur des expériences réalisées spécifiquement à cet effet. Le modèle inclut également un terme de variation de la température en surface par radiation et donc inclut un coefficient d’émissivité de la viande de bœuf. Les résultats sur la prédiction du temps de cuisson pour atteindre une température à cœur donnée sont relativement précis, avec moins de 8 % d’erreur. Néanmoins, ce modèle nécessite une résolution complexe à l’aide d’un modèle temporel en trois dimensions. Un modèle plus complexe incluant de manière explicite une équation d’évolution de la composition en eau d’un point à l’intérieur d’un rôti a été proposé par Hilal Isleroglu et Figen Kaymak-Ertekin en 2016 [Isleroglu 2016]. Dans cet article, la cuisson se fait par convection avec la vapeur. Il permet de calculer le profil d’humidité dans le rôti en fonction du temps. Le calcul est fait par résolution d’éléments finis type MESH 3D avec un découpage plus fin dans les zones en pourtour du rôti. La conductivité thermique est une fonction du pourcentage d’eau contenue dans le rôti initial et de la température. Les résultats obtenus sont meilleurs que ceux de l’article proposé par Eva Holtz et Christina Skjöldebrand, mais il subsiste encore des différences importantes. En particulier, dans le cas de températures de four basses (moins de 200˚C), ces résultats sont même moins bons que ceux obtenus par Sandro M. Goñi et Viviana O. Salvadori en 2010 avec un modèle approché pour décrire la disparition de l’eau dans la matrice.
Concernant la recherche de paramètres physiques d’aliments pour la mise en place de modèles, PS Sheridan et NC.C. Shilton ont publié en 2002 [Sheridan 2002] un article décrivant un moyen de déterminer le coefficient de diffusivité thermique d’un morceau de bœuf de type steak haché lors d’une cuisson par radiation dans le lointain infra-rouge. Le modèle utilisé est basé sur la résolution de l’équation de conduction de la chaleur dans une seule direction, de la surface vers le cœur, en supposant que la température est identique en tout point de la surface et que le matériau est homogène.
La cuisson d’aliments à l’aide du traitement de données
En plus de méthodes basées sur la physique, des techniques utilisant des données expérimentales ont été introduites dans le passé. Avant de publier le brevet [Tomohiro 1999] présenté dans la section précédente, la société Matsushita Electric Industrial Co présente un brevet en février 1995 pour le contrôle des cuissons dans un four [Nishii 1995]. Le modèle utilisé est un réseau de neurones artificiels (voir sous-section 2.1.6) capable de calculer la température en surface et au cœur des aliments. Les variables d’entrée du réseau sont la température dans le four à l’instant du calcul et une minute avant, le temps écoulé depuis le début de la cuisson et le type d’aliment, représenté par un nombre entier . Les aliments gérés par ce brevet sont principalement des poissons sous forme de filets. Certains résultats sont présentés mais il n’est pas possible de déterminer les conditions de réalisation de ces expériences. On note toutefois que la technique des réseaux de neurones a été abandonnée dans le brevet qui a suivi.
Plus récemment, un four nommé « June » a été pré-commercialisé [June ]. Ce four se présente comme un produit haute technologie équipé d’une caméra haute définition pour transmettre l’image du produit dans le four sur un téléphone. Toutefois, pour réaliser le contrôle de la température à cœur, une sonde est utilisée pour venir mesurer directement la température.
Le projet dans lequel se base la présente thèse a pour objectif de réaliser un suivi d’état à cœur sans avoir recours à une sonde de température.
Présentation du projet Open Food System
Cette thèse se place dans le cadre d’un projet industriel du nom d’ « Open Food System » (OFS). L’objectif global de ce projet est de créer un environnement numérique pour le cuisinier, en mettant à disposition des recettes numériques, des services ou par la création d’appareils de cuisine connectés et intelligents. Ce projet est porté par le groupe SEB autour duquel gravitent vingt-cinq partenaires privés et publics, dont deux entreprises, six PME technologiques, quinze laboratoires de recherche et une association. Deux axes de travail majeurs sont présents dans ce cadre, le programme « Nos recettes » et le programme « Opticook ». « Nos recettes » comporte différents travaux sur l’intégration du numérique dans la cuisine quotidienne. Ceci inclut la définition d’un ensemble de recettes numériques, la compréhension par des algorithmes du contenu des recettes et l’intégration des points précédents dans un environnement complet avec plusieurs appareils capable de communiquer. Un des grands développements de cette partie porte sur la création d’un système de conseil personnalisé de recettes relié à une base de données et capable d’interpréter des mots clés pour agir dynamiquement sur la recette.
« Opticook » est un projet de développement d’appareils de cuisson capables de suivre de manière automatique la cuisson d’un aliment, sans capteur au contact et sans intervention humaine. C’est au sein de ce projet que s’est déroulée cette thèse. À ce projet ont participé : Alpha MOS, une entreprise Toulousaine spécialisée dans la conception de capteurs olfactifs, l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail (ANSES), Bonnet Thirode Grande Cuisine (BTGC), fabriquant de matériel de grande cuisine pour les professionnels, l’institut Franche-Comté Electronique, Mécanique, Thermique et Optique – Sciences et Technologies (FEMTO-ST), l’Institut d’Electronique, Micro-électronique et de Nanotechnologie et le Laboratoire d’Automatique, Génie Informatique et Signal (IEMN-LAGIS), spécialisés dans le traitement d’informations thermiques, le Laboratoire Informatique, Electronique et Vision (LE2I), responsables des capteurs visuels, l’unité de recherche Procédés Alimentaires et Microbiologiques (PAM), rattachée à l’étude des réactions physico-chimiques durant la cuisson, le groupe SEB, chef de file du projet et enfin le Laboratoire d’Analyse et d’Architecture des Systèmes (LAAS), chargé du traitement des données issues des expériences.
Aujourd’hui, la cuisson des aliments se fait principalement de manière empirique. Le cuisinier utilise l’expérience pour déterminer l’état d’un plat à partir de trois paramètres principaux : l’odeur, la texture et la couleur. Les professionnels ont néanmoins depuis plusieurs années des outils qui permettent de suivre la cuisson à l’aide de mesures chiffrées, comme notamment la sonde de cuisson à cœur qui permet de mesurer la température au cœur des aliments. L’objectif est donc de fournir aux utilisateurs un moyen de contrôler la cuisson des viandes et des poissons sans capteur au contact ni intervention humaine, les capteurs au contact des produits pouvant causer des problèmes d’hygiène ou de déstructuration du produit. Au moment où ce projet fut lancé, il n’existait aucun appareil dans le commerce capable de remplir ces objectifs.
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Table des matières
Introduction
1 Mise en contexte : le suivi de cuisson d’aliments à l’aide d’outils numériques
1.1 La cuisson d’aliments à base de modèles physiques
1.2 La cuisson d’aliments à l’aide du traitement de données
1.3 Présentation du projet Open Food System
2 Introduction au traitement des données
2.1 Algorithmes de classification
2.1.1 Introduction
2.1.2 Analyse discriminante linéaire et quadratique
2.1.3 Arbres de décision
2.1.4 k-plus proches voisins (k nearest neightbors)
2.1.5 Les machines à vecteurs de support (support vector machines)
2.1.6 Les réseaux de neurones artificiels
2.1.7 LAMDA (Learning Algorithm for Multivariate Data Analysis)
2.2 La sélection d’attributs
2.2.1 Introduction
2.2.2 Les méthodes filtrantes
2.2.3 Les méthodes d’encapsulation
2.2.4 Les méthodes hybrides
2.2.5 Les méthodes embarquées
2.3 Les techniques de régression
2.3.1 Introduction
2.3.2 Régression linéaire simple
2.3.3 Régression linéaire multiple
2.3.4 Régression polynomiale
2.3.5 Réseaux de neurones
3 Sélection d’attributs pour le suivi de cuisson d’aliments à partir de mesures expérimentales
3.1 Introduction
3.2 Matériel et méthodes
3.3 Études sur les composés organiques volatils
3.3.1 Cabillaud
3.3.2 Saumon
3.3.3 Truite
3.3.4 Rosbif
3.3.5 Rôti de porc
3.3.6 Rôti de veau
3.3.7 Blanc de poulet
3.3.8 Cuisse de poulet
3.3.9 Bilan sur les composés organiques volatils .
3.4 Mesures spectrales suite à une excitation par lumière fluorescente
3.4.1 Cabillaud
3.4.2 Saumon
3.4.3 Truite
3.4.4 Rosbif
3.4.5 Rôti de porc
3.4.6 Rôti de veau
3.4.7 Blanc de poulet
3.4.8 Cuisse de poulet
3.4.9 Bilan sur l’analyse par fluorescence
3.5 Mesures de réflexion dans le visible et le proche infrarouge
3.5.1 Cabillaud
3.5.2 Saumon
3.5.3 Truite
3.5.4 Rosbif
3.5.5 Rôti de porc
3.5.6 Rôti de veau
3.5.7 Blanc de poulet
3.5.8 Cuisse de poulet
3.5.9 Bilan sur les spectres dans le visible et le proche infrarouge
3.6 Bilan de la sélection d’attributs pour le suivi de l’état de cuisson d’aliments
4 Modélisation des incertitudes pour la classification par l’algorithme LAMDA
4.1 Modélisation d’incertitudes à l’aide d’intervalles
4.1.1 Utilisation d’intervalles non-flous
4.1.2 Intervalles flous pour la modélisation de lois normales
4.2 Utilisation d’agrégation pondérée dans la méthode LAMDA
4.3 Bilan sur la prise en compte d’incertitudes
Conclusion