La critique rousseauiste de l’idee de progres

Le XVIIIéme siècle est un siècle de grands bouleversements tant sur le plan intellectuel, politique que religieux. C’est un siècle qui a vu, avec l’intronisation de la raison, le triomphe de celle-ci sur la superstition, sur les croyances traditionnelles et religieuses ainsi qu’une volonté manifeste de l’esprit de percer le mystère de la nature afin de la dompter. Nous sommes en plein siècle de l’Aufklärung,  c’est-à-dire du rationalisme. Cette période était marquée par une foi en la raison et aux progrès scientifiques et techniques, fruits des prouesses de l’esprit humain.

Cette époque est non seulement marquée par une fécondité de l’esprit humain, mais aussi et surtout par une avancée remarquable des découvertes scientifiques et techniques, garantes de la liberté et du bonheur de l’humanité ainsi que de sa félicité sur terre. Nous voyons donc que ce siècle est fortement marqué par la foi en la raison et au progrès réel de l’humanité. Si l’idée de progrès est au cœur de telles réflexions, c’est CONDORCET qui, à la fin du siècle, dans sa célèbre Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794) lui donnera tout son sens. Pour CONDORCET, le progrès de l’humanité se résume dans le développement des lumières et des sciences que l’instruction publique doit stimuler et diffuser. Une humanité sans cesse plus instruite verra s’accroître son pouvoir sur la nature, ses ressources et ses possibilités de bonheur.

Ainsi, CONDORCET soutient que la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie. Il affirme son optimisme à l’égard du progrès et sa conviction que l’humanité avance d’un pas sûr et résolu vers le bonheur. Avec le développement sans précédent des sciences, nous sommes parvenus selon CONDORCET, « au point de civilisation où le peuple profite des lumières, non seulement par les services qu’il reçoit des hommes éclairés, mais parce qu’il a su s’en faire une sorte de patrimoine, et les employer immédiatement à se défendre contre l’erreur, à prévenir ou satisfaire ses besoins, à se préserver des maux de la vie ou à les adoucir par des jouissances nouvelles » .

Si l’on en croit toujours CONDORCET, l’idée de progrès témoigne de l’entrée de l’homme dans l’histoire, mais dans une histoire qui est un processus cumulatif d’expériences et de connaissances conduisant à une amélioration de ses conditions d’existence. Suivant cette idée, l’humanité, en dépit des multiples péripéties aléatoires qu’elle rencontre, se déploie régulièrement vers le haut, c’est-à-dire vers de meilleures conditions d’existence terrestre. Elle emprunte une route qui l’éloigne de la pauvreté, de l’ignorance et de la barbarie et l’oriente vers l’opulence, la connaissance et la civilisation. Jetant un regard prospectif sur la destinée future de l’humanité, CONDORCET fait remarquer ceci : « Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme » .

Grâce aux lumières, l’homme éclairé est un être indépendant, libre, autonome et transparent à lui-même. En un mot, il est un être heureux dont la présence dans le monde, loin de lui paraître un incompréhensible accident, revêt à ses yeux une signification positive. C’est dans ce sens que s’inscrit Ernest CASSIRER lorsqu’il écrit que : « Les Lumières c’est également un combat,  une lutte contre toutes formes d’oppression religieuse, politique ou intellectuelle en vue de modifier, c’est-à dire d’améliorer le sort de l’humanité dans le sens du progrès et du bonheur » .

Tous les efforts fournis au XVIIIéme siècle concourent à la libération de l’homme sur qui agissaient beaucoup de facteurs bloquants. Il s’agissait tout d’abord de lutter contre l’ignorance et contre les préjugés. C’est en effet l’ignorance qui engendre des idées fausses et, de là, des jugements portés sans fondement et sans vérification. La raison corrige cette faiblesse en démontrant les mécanismes de l’erreur, l’esprit opère les vérifications nécessaires auprès des faits. Les préjugés sont dangereux : ils se transmettent facilement parce qu’ils évitent de penser réellement et de s’interroger. Dans le même sillage, le projet de l’Aufklärung visait à libérer l’humanité. A travers son mouvement contestataire, les Lumières prônaient un monde de souveraineté humaine, où l’homme sera affranchi de la précarité de la vie par une maîtrise rationnelle de la nature et une exploitation de celle-ci au profit des hommes. Cette aspiration à la liberté n’épargnera aucun domaine de la vie de l’homme. C’est ainsi que dans le domaine purement de la connaissance, comme nous le montrerons ci-dessus, KANT va s’attaquer d’abord à la raison pour remettre en cause ses pouvoirs.

D’ailleurs pour mieux comprendre l’esprit du XVIIIéme siècle, il faut se référer à ce même KANT. Comparé à d’HOLBACH, DIDEROT ou VOLTAIRE, l’auteur de la Critique de la Raison Pure fut aussi un Afkläreur. C’est lui d’ailleurs qui formule avec le plus de force cette déclaration d’indépendance, plus particulièrement dans son texte intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? ».

En répondant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », KANT a donné l’appréciation positive la plus générale de ce mouvement. Pour Emmanuel KANT, « Les lumières, c’est la sortie de l’homme de la minorité. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui. Minorité dont il est lui-même responsable, car la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de courage et de résolution de s’en servir sans la direction d’autrui » .

Cette attitude requiert que l’homme soit libéré de toutes les chaînes qui empêchent sa pensée de se déployer en toute autonomie, et qu’il renverse « toutes les barrières, d’après les termes de DIDEROT, que la raison n’aura point posées » afin de « tout examiner, tout remuer »  selon le mot d’ordre des Encyclopédistes. Pour KANT, cette incapacité de l’homme de sortir de la minorité et de se servir de son propre entendement est due au manque de courage, à la paresse et à la lâcheté qui sont pour l’auteur de la Critique de la Raison Pure « les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers » .

Le mot d’ordre est désormais « Ose penser ». En d’autres termes, « Aie le courage de te servir de ton entendement ».  Saper aude, voilà donc la devise des Lumières, leur motif de lutte. Ce « Saper Aude » de KANT sonne alors comme une invitation faite à l’homme d’user de courage et de détermination face à ce qu’il appelle lui-même les « tuteurs », qui cherchent à maintenir davantage l’esprit dans la paresse, l’inaction et la lâcheté ; et à lui faire renoncer à toute initiative personnelle. Dans l’optique kantienne, il s’agit de vaincre le besoin de « tuteurs » en faisant preuve de hardiesse et de résolution dans l’entreprise de penser et d’agir par soi-même et pour soi-même.

L’homme des Lumières est un homme majeur et, plus précisément un homme qui a conquis sa majorité et doit la reconquérir chaque jour. Dans l’ordre de l’être, il s’ôte progressivement, en raison même de son audace, les appuis naturels ou surnaturels qui étayent jusque-là les décisions humaines. Cela suppose qu’il n’ y ait plus de barrières dans le domaine de la connaissance et que l’esprit soit libéré de toutes les pesanteurs sociales, politiques et religieuses qui jadis, l’empêchaient de se déployer naturellement et en toute liberté. Le luxe né du développement des sciences et des arts a amélioré les conditions de vie de l’homme. Il lui a permis de réaliser d’importantes conquêtes en matière de liberté. Les acquis du progrès permettront à l’homme de s’émanciper et de gagner plus de liberté. Cet optimisme qui caractérise les Lumières est fondé sur l’homme, un être perfectible.

Et pourtant Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), une des figures marquantes du siècle des Lumières, collaborant à l’élaboration de l’Encyclopédie en y rédigeant des articles, semble à certains égards prendre le contre-pied de son temps, du moins dans sa conception de l’idée de progrès. Si pour la tendance dominante du siècle, il faut se féliciter du progrès et de l’avènement des Lumières, que le progrès indéfini de l’humanité la mène vers la liberté, la paix et le bonheur, pour ROUSSEAU par contre, les hommes étaient plus heureux au tout début de leur histoire et toute évolution vers la civilisation pourrait être synonyme de malheur et de dégénérescence. Il voit dans la civilisation le malheur et la chute du genre humain.

En pleine période d’optimisme philosophique, l’auteur du Discours sur les sciences et les arts adopte une approche critique de l’idée de progrès. Il développe ainsi avec beaucoup d’audace, des idées provocatrices voire insolites. Il se lance dans une éloquente et brillante critique de la civilisation. Ainsi il développe le paradoxe selon lequel, les progrès scientifiques et techniques sont à l’origine de la plupart des avatars qui défigurent la société moderne.

Au lieu de s’adonner à des tâches simples et utiles, toujours formatrices, l’homme avide de luxe et de plaisirs, perd le sens du travail et voit disparaître les vertus traditionnelles qui font sa force. Ce qui conduit ROUSSEAU à dire que « L’homme est très fort quand il se contente d’être ce qu’il est, il est très faible quand il veut s’élever au-dessus de l’humanité » . Et la révolution scientifique et technique, en tant qu’elle permet à l’homme de se doter d’importants moyens matériels sophistiqués, met celui-ci au dessus de lui-même, c’est-à-dire au dessus de ses possibilités.

Le pessimisme rousseauiste s’explique par le fait que les progrès de la science et de la technique n’ont pas laissé l’homme intact tel que la nature l’a fait. Ils ont dépravé celui-ci en lui ôtant ses vertus naturelles, innées. Or si l’on en croit ARISTOTE dans le Politique, « Ce n’est pas chez les êtres dépravés, mais chez ceux qui se maintiennent bien selon leur nature, qu’il faut considérer ce qui est naturel » .

LES AVATARES DE LA CIVILISATION

LA DEGRADATION DES MŒURS

ROUSSEAU est un philosophe du XVIIIéme siècle. Cela veut dire qu’il est en plein dans les idées développées et défendues par les Lumières. Il collabore à la réalisation de l’Encyclopédie. Les sciences et les arts sont fort adulés dans ce siècle. Car ce sont là, les manifestations les plus en vue du progrès de la civilisation humaine. Par eux, l’homme exprime son génie créateur et sa volonté de réaliser le projet cartésien qui, dès le siècle précédent (le XVIIéme siècle), consistait à dompter la nature pour en être maître et possesseur.

Les Lumières s’enflamment par l’idée de progrès. Cette nouvelle ère s’ouvre avec l’espoir d’un progrès qualitatif et continu de l’humanité. Sous les Lumières, l’idée de progrès rime avec celle de liberté, d’épanouissement et d’amélioration de la condition humaine. D’ailleurs pour VOLTAIRE et les encyclopédistes, la civilisation trouve son couronnement dans les beaux-arts et l’activité intellectuelle : les arts adoucissent les mœurs. Et si l’on en croit VOLTAIRE, « Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent » .

Seulement la vision qu’en a ROUSSEAU est paradoxale. Très conscient lui-même du paradoxe, il écrit dés l’avertissement de son Discours sur les sciences et les arts : « Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le pari que j’ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme universel ; […] je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits, ni aux gens à la mode » .

Etant penseur et acteur des Lumières, il est pourtant très critique à leur égard. En dépit de toutes les idées élaborées par les savants et philosophes du XVIIIéme siècle en faveur du progrès, ROUSSEAU s’écarte de cette perspective en tenant principalement dans ses deux Discours un procès au progrès. Il y défend les idées selon lesquelles l’homme est naturellement bon, mais c’est la société qui l’aliène ; et que les sciences et les arts corrompent la nature de l’homme par les artifices qu’ils produisent au lieu de l’épurer. Pour lui, les sciences et les arts sont générés par nos vices et concourent à la perte de la nature authentique de l’homme et, par conséquent, à sa dégradation. Avec le sujet proposé par l’Académie de Dijon en 1749 , ROUSSEAU voit là une première occasion de formuler des idées qui lui tiennent à cœur et qui, en cette période d’optimisme philosophique, ont quelque chose de provocateur et d’insolite. Elles lui valent néanmoins le premier prix, et un grand succès suivi d’une célébrité.

Il prend en effet, comme nous l’avons montré ci-dessus, le contre-pied des théories que VOLTAIRE défend déjà dans les Lettres philosophiques (1734) et dans Le Mondain (1736). Il s’oppose aussi aux idées qui commencent à s’exprimer dans les premiers volumes de l’Encyclopédie, et se lance dans une éloquente et brillante critique de la civilisation. Ainsi il soutient le « plus provoquant paradoxe qu’on puisse énoncer au siècle des Lumières, une critique radicale de la civilisation et du progrès».

Utilisant les ressources d’une culture antique nourrie de très nombreuses lectures, et celles d’une prose persuasive, il développe le paradoxe selon lequel les progrès des sciences et des arts sont à l’origine de la plupart des tares et des abus qui défigurent la société moderne. Au lieu de s’adonner à des tâches simples et utiles, toujours formatrices, l’homme, avide de luxe et de plaisirs, perd le sens du travail et voit disparaître les vertus traditionnelles qui faisaient sa force. Le culte des sciences et des arts contribue également, en mettant l’intelligence au service de quelques privilégiés, à aggraver l’injustice sociale.

Ainsi loin d’épurer les valeurs, la renaissance et la civilisation ont contribué à corrompre les mœurs ; voilà ce qu’est la réponse de ROUSSEAU. Dans le Discours sur les sciences et les arts, qui contient cette réponse, l’auteur ne tient nullement compte de son temps, tel le préjugé du progrès. Selon ROUSSEAU l’esprit humain, après ses récentes et vastes progrès dans la connaissance scientifique du monde extérieur, doit en venir à l’étude de l’homme, à la psychologie, à la morale, à la sociologie. Les sciences et les arts ont corrompu les mœurs au lieu de les épurer. ROUSSEAU ne se contente pas seulement de l’énoncer. Il va en donner les preuves historiques et rationnelles pour prouver qu’il ne pouvait en être autrement.

Les preuves historiques : Dans la première partie du Discours sur les sciences et les arts, ROUSSEAU, pour appuyer sa position paradoxe, se réfère à l’histoire. La référence aux faits historiques montre que la décadence des mœurs accompagne toujours le progrès des lumières. Les vices sont voilés sous la  politesse ou déguisés habilement en vertus. ROUSSEAU écrit à ce propos que : « […] l’effet est certain, la dépravation réelle ; nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Ainsi, comme on peut le constater, le progrès scientifique s’accompagne de la régression morale.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE: LE PARADOXE DES LUMIERES
CHAPITRE I : LES AVATARS DE LA CIVILISATION
1- LA DEGRADATION DES MŒURS
2- L’ALIENATION DE LA LIBERTE HUMAINE
CHAPITRE II : PROGRES ET DECADENCE
1- L’ACCROISSEMENT DE L’INEGALITE ET DE L’INJUSTICE SOCIALES
2- LA PERFECTIBILITE OU LE MALHEUR DE L’HOMME
DEUXIEME PARTIE : L’APOLOGIE DE LA NATURE ET DE L’IGNORANCE
CHAPITRE I : L’ ETAT DE NATURE OU LE RETOUR A L’HOMME NATUREL
1- LA METHODE DU DISCOURS
2- LE BONHEUR DE L’HOMME PRIMITIF
CHAPITRE II : A LA RECHERCHE DE L’AUTHENTICITE ET DE LA TRANSPARENCE
1- LE REFUS DU PARAÎTRE OU LA QUÊTE DE L’ÊTRE
2- LA DEFENSE DE LA VERTU ET DU PROGRES REEL DE L’HUMANITE
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE GENERALE

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