La critique littéraire d’Alfred Jarry a fait l’objet de trois éditions. Deux exhaustives : celle de Maurice Saillet et celle d’Henri Bordillon et Bernard Le Doze . Et une partielle : celle de Michel Décaudin . Néanmoins, en ce qui concerne l’ensemble que nous prenons en considération, qui concerne aussi bien ses comptes rendus que les réponses qu’il a données à des enquêtes, les textes de ses conférences etc., la seule édition exhaustive est celle d’Henri Bordillon et Bernard Le Doze. La seule édition à être critique est celle de Bordillon et Le Doze, mais l’annotation ne fait, le plus souvent, qu’effleurer le texte (en outre les annotateurs n’ont-ils pu mettre la main sur certains livres que chronique Jarry, manque qui est en grande partie comblé par le biais de cette présente édition).
Pluralité des objets de savoir véhiculés par les textes critiques
Nécessité d’un dialogue entre les savoirs
Ce qui apparaît immédiatement à l’esprit (et ce qui frappe d’emblée), lorsque l’on aborde l’ensemble de la critique littéraire que Jarry donna à La Revue blanche, c’est la diversité des objets de savoir sur laquelle elle se construit. En effet, l’auteur de La Chandelle verte rend aussi bien compte de romans que de livres en lien avec la médecine, l’astronomie, l’économie politique etc. Si l’on est avec Jarry, pour reprendre une formulation de Paul Topinard dans L’Anthropologie et la science sociale : Science et foi (Masson et Cie éditeurs, 1900), face à un champ vaste qui « exige des connaissances que nous qualifierons d’encyclopédiques », celles-ci ne doivent nullement être considérées comme le seul souhait d’exprimer un discours savant qui modalise l’appropriation d’une érudition pléthorique. Le goût encyclopédique de Jarry nous amène à éprouver la nécessité de faire reposer un raisonnement « sur des problématiques d’ensemble […] tâchant de rendre compte de manière systématique », autant que faire se peut, « des recherches en cours », à l’époque de Jarry, concernant chacun des sujets, chacune des disciplines évoqués ; cela nous force à un dialogue entre les savoirs qui soit constant, seul à même de pouvoir rendre compte de la spécificité et de l’originalité de son propos (si toutefois, bien évidemment, celle-ci affleure) se faisant jour à un moment historique donné, et ce au mépris des classifications faciles et il est vrai commodes : « [t]rop souvent », comme le constate Christophe Charle, « notamment dans le cas des intellectuels, les travaux s’ignorent parce qu’ils relèvent de disciplines différentes comme l’histoire culturelle, la sociologie, l’histoire des idées, l’histoire de l’art, l’histoire de la littérature, des sciences ou de la philosophie ».
Nécessité de l’ampleur des commentaires
Pour saisir l’ampleur de l’érudition déployée par Jarry qui se refuse, du moins entièrement, à l’intellection, le lecteur doit avoir, ainsi que l’exprime Henri Béhar, « un nombre considérable de connaissances, dans les domaines les plus hétérogènes. » D’où la pléthore de notes qui se veulent tout à la fois précises et circonstanciées (une connaissance n’est rien si elle n’est pas replacée dans son contexte), sur les sujets les plus divers, à chaque fois que cela se révèle nécessaire. En outre, il nous faut, dans la mesure du possible, contextualiser chaque allusion, chaque citation, et ce afin que soit perceptible l’intentionnalité de Jarry concernant chaque découpe, chaque prélèvement, chaque montage… L’on peut à juste titre s’étonner de l’ampleur parfois palpable des citations, dans les notes qui parsèment cette édition commentée. En effet, lorsque Jarry opère un calque du texte initial, le signaler aurait pu paraître suffisant, en renvoyant précisément à la pagination de l’œuvre source, dans une édition courante, lorsque cela est possible toutefois, afin de faciliter les recherches. Si nous avons conservé le choix de citer non pas uniquement le fragment de phrase réutilisé mais également, souvent, le passage (certes souvent resserré) au sein duquel il se situe, ce n’est pas seulement parce que les textes que Jarry commente sont souvent (extrêmement) difficiles d’accès, cette raison demeurant néanmoins présente – car, si l’accès aux textes demeure difficile voire impossible comme en ce qui concerne La Natalité en France en 1900, renvoyer à de tels ouvrages at-il le moindre sens ? (Nous n’avons pu néanmoins parfois faire autrement, – y compris en ce qui concerne ce dernier exemple –, pour ce qui est de certaines notes, notre propos ayant dû se tenir loin d’un déploiement trop pléthorique, en espérant que ces textes seront un jour accessibles). Mais cette posture qui est la nôtre tient surtout à ce que nous ayons voulu faire affleurer, et ce d’un seul regard, les altérations, souvent minimes, mais qui n’en sont pas moins possiblement révélatrices d’une démarche, d’une visée, lisibles à travers la façon suivant laquelle Jarry opère sur le texte source, quand bien même il le cite le plus souvent avec une exactitude notable : si les altérations concernent particulièrement la ponctuation, celle-ci est bien, comme l’indique Ulla Tuomarla, « une composante à part entière de l’organisation écrite d’un texte ». Si rendre apparentes les altérations est fondamental, c’est du fait de la façon suivant laquelle elles manifestent l’effort d’accaparement d’un texte ayant, de fait, figure d’altérité, autant qu’elles rendent possible cette appropriation. « La place, le volume et le contenu des citations dans le texte, tout est indice. De même, la manière dont un discours découpe ses citations est révélatrice du fonctionnement de ce discours et l’interprétation d’une citation singulière dépend en partie de la place discursive où elle est située. » Et pour que tout cela soit apparent (sans forcément en passer par les circonvolutions de l’explication), il faut bien évidemment que les citations soient révélées. En effet, renvoyer simplement le lecteur au texte source en décrivant les altérations se serait révélé extrêmement complexe et fastidieux pour le lecteur, et d’une clarté souvent fallacieuse, – ce choix ayant été un instant adopté par nous, pensant qu’il aurait pu être préférable, du fait de la bien plus grande concision qu’il implique évidemment. En outre, il nous a paru important de citer la phrase prélevée en la resituant dans son contexte, avec néanmoins la plus grande parcimonie possible, pour montrer justement en quoi chaque citation a valeur pour Jarry de « raccourci », concept que nous expliciterons. Si l’on ne citait pas le passage au sein duquel se trouve la citation, lorsque celui-ci est révélateur, n’apparaîtrait pas l’identité du raccourci en tant que tel : Jarry donne véritablement à ce terme le sens de prélèvement (en somme de citation) et non (même si telle est fantasmatiquement sa visée affichée, ainsi que nous le verrons) de moyen simplifié d’atteindre à la signification d’un ensemble par le biais d’un détail. Resituer la phrase prélevée dans son contexte minimal obéit également à une autre visée : il s’agit, ce faisant, de montrer la façon suivant laquelle Jarry opère une découpe dans un ensemble ; nous ne cherchons pas néanmoins à tirer systématiquement leçon de la façon dont s’opère cette découpe (ce afin de faire affleurer sa signification et sa visée), car notre propos est surtout d’ouvrir un champ d’études possibles autour de ces textes, et non de refermer au moyen d’un propos exégétique clos le geste de Jarry que nous avons surtout cherché à faire apparaître ; libre après à chaque lecteur de livrer son propre schéma interprétatif concernant la visée de telle et telle découpe : c’est là notre souhait, quand bien même il a peu de chances, l’on en conviendra, d’être actualisé.
Possibilité d’une lecture immanente du texte jarryque ?
Étudier la Chose même du texte jarryque ?
La volonté propre à Jarry – constante pour ce qui est de ses chroniques, mais également de ses textes critiques, lorsqu’il ne s’agit pas pour l’auteur du Surmâle de s’effacer derrière une pratique fidèle de la citation indirecte – d’affirmer sa parole comme seule parole, de faire que sa parole ne s’élève qu’ « en sa vérité absolue, sans discussion » (Almanach du Père Ubu illustré de 1899), ne signifie nullement – quand bien même c’est là le souci, tout à la fois affiché et intériorisé, de l’auteur de Messaline – qu’il ne s’agit pas des modalités d’une parole subjective, et ainsi d’une opinion (puisque les sujets que convoque la somme de La Chandelle verte et ceux que les comptes rendus abritent sont tous, d’une façon ou d’une autre, en lien avec l’actualité). L’esthétique du « raccourci » que développe incessamment Jarry et le refus dans lequel il se tient de développer une parole qui reconnaisse sa subjectivité lui permettent certes de supprimer toute « discussion » possible. S’il le fait, est-ce parce que sa parole est éminemment singulière et qu’ainsi elle doit ne pas souffrir la moindre remise en question pour (pouvoir) être acceptée, s’affirmant suivant les tours et les détours de sa seule singularité, redoutant ainsi ce qui peut mettre en péril la force de son énoncé, et peut se présenter en nombre, cette parole étant fait d’exception ? Jarry, s’il exprime les saillies de son esprit, a contrario du sens commun, nécessite une attention continue du lecteur afin que celui-ci puisse être en mesure de se prendre au jeu (de jouer le jeu, en suivant une pensée non habituelle jusqu’au paroxysme de la logique confinant à l’absurde par quoi elle s’exprime) : s’il n’y a pas d’attention, ou si celle-ci est aussitôt brisée, éphémère (le lecteur contestant le propos, ou se refermant face à son déroulé), alors, la visée spéculative de certains textes critiques de Jarry ou même les points de vue qu’il développe en creux (au travers des « raccourcis ») dans ceux qui se situent en-deçà de la mécanique spéculative qui imbibe toutes les chroniques ne peuvent parvenir jusqu’au surgissement dans la conscience au point que leur miel (certes acide) puisse être goûté. Sa parole s’élève-t-elle seulement en vérité unique du fait de son absolue singularité (autrement, cela ne serait pas, de fait, « sa » parole, mais bien une parole – en l’occurrence commune) ?
En réalité, derrière l’apparence d’une parole singulière se déploie une communauté de paroles appartenant aux personnalités dont Jarry se sent proche, communauté qui lui permet de tisser, sans discontinuer, une filiation avec Le Mercure de France le plus souvent, comme nous nous attacherons à le montrer tout au long de cette édition critique et commentée. Ainsi, il s’agit, dans la lignée des travaux de Julien Schuh ou de Patrick Besnier, de replacer Jarry « dans le contexte de son époque, parmi ses pairs en littérature », et, ce faisant, de mettre « en évidence un état d’esprit, une forme de pensée, un courant culturel dans lequel écrivains, artistes, philosophes et scientifiques de l’époque de Jarry se retrouvent ». Il s’agit de continuer de chercher à montrer – a contrario des très nombreuses exégèses prenant en charge la Chose même du texte jarryque en la plaçant dans une irréductible distance légitimée par les principes de la ’Pataphysique et la façon qu’a Jarry d’être perçu invariablement, le plus souvent, comme un précurseur (ce dont témoignent, par exemple, les travaux du Collège de ’Pataphysique) rattaché inéluctablement au courant de la modernité littéraire qui irrigua tout le vingtième siècle – que Jarry « résume l’esprit de toute une époque, et mieux encore, de toute une famille d’esprits qu’on peut reconnaître par comparaison réciproque […] : un certain état de révolte où l’intelligence s’allie au tonique bouleversement de tous les conformismes ».
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Table des matières
REMERCIEMENTS
AVERTISSEMENT
LISTE DES ABRÉVIATIONS
SOMMAIRE DES TEXTES DE JARRY
SOMMAIRE DE LA THÈSE
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : JARRY ET LA CRITIQUE
I. MÉPRIS DE JARRY POUR LE DOGME DU LISIBLE
II. LA CRITIQUE POUR JARRY,
OBLIGATION POUR ASSURER LA MATÉRIELLE ?
III. LA REVUE BLANCHE PRENANT POUR JARRY LA PLACE DU MERCURE ?
IV. QUELLE CRITIQUE ADOPTE JARRY ?
V. LA CRITIQUE IMPOSSIBLE ?
VI. LA CRITIQUE VÉCUE, « SAUVÉE » PAR JARRY
COMME MODULATION DE SON GOÛT POUR L’ÉRUDITION ?
DEUXIÈME PARTIE : TEXTES ET COMMENTAIRES
A. JARRY EN PRISE AVEC L’IDÉE DE PROGRÈS
I. CONDAMNATION INVARIABLE DU PROGRÈS CHEZ JARRY ?
II. JARRY EN PROIE À L’ACTUALITÉ ?
III. ABSENCE DE PROGRÈS QUANT À L’ÉVOLUTION
IV. ABSENCE DE PROGRÈS POUR CE QUI EST LE FAIT DE L’HOMME
B. JARRY FACE À L’ALTÉRITÉ ?
I. LE PITTORESQUE EN LIEU ET PLACE DE L’ALTÉRITÉ
II. ALTÉRITE DU SIGNE GRAPHIQUE :
UNE SÉMANTIQUE DU SEUL VISIBLE
III. APOLOGIE DU MÊME
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
INDEX
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ
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