La crise de la science grecque
ย ย Il faut, de prime abord, rappeler cette รฉcole importante sans laquelle aucun psychologisme ne saurait voir le jour : lโempirisme ou, plus exactement, lโempirisme anglais. Pour comprendre cet empirisme anglais, il faut remonter ร Aristote 9 qui en est le prรฉcurseur. Cโest ce philosophe qui, le premier, rejette la thรฉorie platonicienne des idรฉes. Il sโoppose catรฉgoriquement ร son maรฎtre pour montrer que le sensible nโa pas besoin de lโintelligible pour รชtre compris. Quโest-ce qui est donc ร lโorigine de cette critique de la thรฉorie platonicienne des Idรฉes ? Lโamour du sensible bien sรปr. ยซ Tous les hommes ont un dรฉsir naturel de savoir, comme le tรฉmoigne lโardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui sโacquiรจrent par les sens. ยป10 Ce propos dโAristote qui dรฉbute son livre et son premier chapitre montre ร quel point il tient au sensible. Dรจs le dรฉbut, il donne le primat aux sens comme moyen par lequel lโhomme acquiert des connaissances. La race humaine, pour lui, est capable dโaccรฉder ร la connaissance vraie par les sens. En effet, regrette-t-il le fait que Platon sous estime les choses sensibles et les considรจre comme la racine de tout mal. Ainsi le Stagirite rend compte de la pensรฉe de son maรฎtre Platon en la dรฉplorant. Il dit en ces termes : Socrate sโรฉtant occupรฉ de morale, et non plus dโun systรจme de physique, et ayant dโailleurs cherchรฉ dans la morale ce quโil y a dโuniversel, et portรฉ le premier son attention sur les dรฉfinitions, Platon qui le suivit et le continua fut amenรฉ ร penser que les dรฉfinitions devaient porter sur un ordre dโรชtres ร part et nullement sur les objets sensibles (โฆ). Or, ces autres รชtres, il les appela Idรฉes, et dit que les choses sensibles existent en dehors des idรฉes et sont nommรฉes dโaprรจs elles. Ce long propos prouve combien Platon, en minimisant le sensible, accorde de lโimportance aux idรฉes. Et pour ce philosophe, ce monde des idรฉes est la cause du bien. Toutefois, Aristote ne se limite pas uniquement ร dรฉplorer ce quโil trouve insensรฉ dans le systรจme de son maรฎtre, il prend le contre-pied de ce quโil pense รชtre une erreur de pensรฉe en montrant les contradictions qui se cachaient dans le systรจme platonicien. Ainsi en le comparant aux anciens philosophes qui prenaient plusieurs รฉlรฉments comme principes des รชtres, le disciple estime que son maรฎtre est tombรฉ dans le mรชme piรจge en multipliant, ce qui est plus grave, ces principes. Laissons-le parler : Quand ร ceux qui posent pour principe les idรฉes, dโabord, en cherchant ร saisir les principes des รชtres que nous voyons, ils en ont introduit dโautres en nombre รฉgal ร celui des premiers, comme si quelquโun voulant compter des objets, et ne pouvant le faire, alors mรชme quโils sont en assez petit nombre, sโavisait de les multiplier pour les compter Cette mรฉtaphore aristotรฉlicienne fait montre de lโincohรฉrence des idรฉes platoniciennes. Le savant-philosophe trouve dโailleurs cette idรฉe insensรฉe puisquโil est bien plus facile et agrรฉable de compter les plus petits nombres. Pourquoi vouloir se compliquer la tรขche en augmentant, sans aucune raison valable selon lui, les nombres ? Pour compter des objets, a-ton besoin de les multiplier ร lโinfini ? Si nous ne pouvons pas les compter alors quโils sont ร un nombre rรฉduit, comment est-ce que cela serait possible aprรจs les avoir multipliรฉ ? Cette inconsรฉquence dans la dรฉmarche du maรฎtre ne laisse donc pas indiffรฉrent le disciple qui en profite pour fonder son systรจme philosophique en opรฉrant un retour au sensible. De lร , on ne sent aucun besoin de faire recours au monde intelligible pour accรฉder au vrai. Le vrai, penset-il, est de lโordre du sensible. Et cette โโparticipationโโ platonicienne laisse ร dรฉsirer. Aussi note-t-il que ยซ les choses ne sauraient venir des idรฉes, dans aucun des cas dans lesquels, on a coutume de lโentendre. ยป Et puisque ce langage ne semble pas convaincre les partisans des idรฉes, il ajoute avec certitude ceci : ยซ Dire que ce sont des exemplaires et que les autres choses en participent, cโest prononcer de vains mots et faire des mรฉtaphores poรฉtiques. ยป14 Car le raisonnement de Platon qui suggรจre que lโIdรฉe est diffรฉrente de la chose ne peut logiquement pas tenir la route. Le savant-philosophe sโรฉtonne de ce que son maรฎtre puisse commettre dโaussi graves erreurs de pensรฉe. ยซ De plus, il semble impossible que lโessence soit sรฉparรฉe de la chose dont elle est lโessence : si cela est, comment les idรฉes qui sont les essences des choses, en seraient-elles sรฉparรฉes ? ยป15 Cette question, au-delร de la pensรฉe, pose un problรจme de logique interne dans le systรจme platonicien. Toutefois, Aristote ne nie pas, en tout cas pas clairement, lโexistence des idรฉes, du monde intelligible. Et cela sโaffirme ร travers cette question quโil pose : ยซ Pourquoi doit-il y avoir des intermรฉdiaires entre le monde sensible et les Idรฉes ? ยป16 Dans cette mรชme logique, Charles Renouvier nous fait lโhistorique en commenรงant par pointer du doigt la diffรฉrence entre le pรจre Socrate et le maรฎtre Platon. Si Socrate, sโindigne-t-il, ยซ nโa jamais considรฉrรฉ les choses autrement que dans leur nature ยป17, grรขce ร sa fameuse mรฉthode dialectique, Platon, lui, sโinscrit dans un rรฉalisme qui fait reculer cette mรฉthode avant de se heurter ร de graves consรฉquences. Si lโun utilise lโinduction et fait des dรฉfinitions gรฉnรฉrales, lโautre plus rรฉaliste, attribue la rรฉalitรฉ ยซ aux termes gรฉnรฉraux sรฉparรฉs des choses ยป.18 En effet le partisan des Idรฉes multiplie les รชtres pour mieux les compter. Mais cette multiplication arbitraire change complรจtement la donne et rend incomprรฉhensible la chose. Toutefois, lโautre aspect (le fait que les idรฉes, selon Platon, soient les causes de lโรชtre) fait sortir le disciple de sa rรฉserve et lui permet dโinstaurer une rupture dรฉfinitive dโavec la conception du maรฎtre. Privilรฉgiant le sensible, il va jusquโร nier complรจtement lโutilitรฉ des Idรฉes. Commentant la pensรฉe dโAristote sur les idรฉes platoniciennes, Renouvier pense quโ ยซ elles ne sont pas principe du changement ; elles le seraient dโimmobilitรฉ, plutรดt ยป. Et continue-t-il ยซ parler dโexemplaires et de modรจles des choses, cโest pur langage poรฉtique ยป. Alors, dire que les Idรฉes sont les causes de lโรชtre et du devenir, cโest une paresse tendant ร nรฉgliger la recherche des causes qui est le but de la philosophie. Voilร en fait cette paresse, qui pousse les philosophes ร ne pas dรฉployer toutes leurs facultรฉs pour rechercher la cause premiรจre, quโAristote dรฉplore avec toute son รฉnergie. Ainsi reprend-il sa plume : ยซ Elles ne sont causes pour elles ni dโaucun mouvement, ni dโaucun changement (โฆ) elles ne servent en rien ร la connaissance des choses, puisquโelles nโen sont point lโessence ยป.21 Il est donc clair quโil faut prendre son courage ร deux mains pour aller ร la quรชte des causes premiรจres. En effet, il se rend compte que les causes se rapportent ร quatre principes diffรฉrents dont les deux se rapportent directement au changement : la cause efficiente et la cause finale. Charles Renouvier dit haut et fort ร qui veut lโentendre quโ ยซ Aristote prenait les rรฉalitรฉs dans le monde de lโexpรฉrience et chez les individus, รชtres vรฉritables, dont les Idรฉes nโexpriment que des propriรฉtรฉs plus ou moins gรฉnรฉrales ยป.22 Tout se ramรจne alors au sensible, vรฉritable monde rรฉel dans lequel nous vivons et existons. Et comme pour donner une leรงon au maรฎtre Platon, le disciple Aristote conclut en ces termes : ยซ Enfin quand il appartient ร la philosophie de rechercher la cause des phรฉnomรจnes, cโest cela mรชme que lโon nรฉglige : car on ne dit rien de la cause qui est le principe du changement ; et on sโimagine expliquer lโessence des choses sensibles, en posant dโautres essences ยป.
Influence de Hume sur lโempirisme
ย ย Alors รฉtudiant, et sโinscrivant dans une dynamique dโapprentissage tellement intense telle quโil se trouvait au bord du surmenage et de la dรฉpression, Hume prend la rรฉsolution de sโinstaller en France, plus prรฉcisรฉment ร la Flรจche. Dans ces lieux oรน Descartes avait fait ses รฉtudes, le philosophe รฉcossais met en place un programme qui dรฉtermine sa conduite dans le champ de la philosophie. Dans une lettre de 1734, il disait : Je trouvai que la philosophie morale que nous ont transmise les Anciens souffrait du mรชme inconvรฉnient que celui que lโon pouvait trouver dans leur philosophie de la nature, ร savoir dโรชtre entiรจrement hypothรฉtique et de dรฉpendre beaucoup plus de lโinvention que de lโexpรฉrience. Chacun consultait son humeur pour รฉriger des programmes de vertu et de bonheur, sans prendre en considรฉration la nature humaine, dont toute conclusion morale doit forcรฉment dรฉpendre. Je dรฉciderai donc de prendre cette nature humaine comme sujet principal dโรฉtude et dโen faire la source dโoรน je dรฉduirais toute vรฉritรฉ. Trรจs jeune il fixe son objectif et aspire ร se dรฉfaire de lโancienne philosophie qui nโaccordait pas trop dโimportance ร la nature humaine. Cette philosophie qui dรฉpendait beaucoup plus de lโinvention devra รชtre remplacรฉe par celle qui fonde son socle sur lโexpรฉrience. Alors le retour ร lโexpรฉrience, donc au sensible pose les fondements de lโempirisme selon David Hume. Au lieu de chercher la vรฉritรฉ dans tel ou tel domaine, cherchons ร comprendre les modes de fonctionnement de lโentendement dโoรน lโEnquรชte sur lโentendement humain. La nature humaine, contrairement ร la philosophie qui prรฉcรจde celle de Hume, est son principal sujet dโรฉtude, son vรฉritable objet de recherche. Pour le philosophe, lโannonce de lโempirisme est une sorte de rรฉvolution quโil prรฉtend faire dans la philosophie. Parlant de cette philosophie qui prรฉcรจde la sienne, Hume la nomme prรฉcise et abstruse. Et ses tenants sont des philosophes profonds et difficiles. Ainsi se donne-t-il la peine de dรฉcrire lโeffet quโelle a chez le public : ยซ leurs spรฉculations peuvent sembler abstraites et mรชme inintelligibles aux lecteurs ordinaires ; cโest lโapprobation du public cultivรฉ et savant quโils recherchent, et ils estiment quโils sont assez rรฉcompensรฉs des efforts de toute une vie. ยป Cette philosophie abstruse est donc destinรฉe ร un lectorat particulier, ร ceux qui ont un niveau de culture รฉlevรฉ. Pour le grand public, cโest un jeu de mots sans importance aucune et sans intรฉrรชt puisquโil nโy comprend rien. ยซ Il est certain, continue-t-il, que la philosophie facile et claire sera toujours prรฉfรฉrรฉe par le grand nombre ร la philosophie abstruse. ยป Le philosophe รฉcossais entend par philosophie facile et claire celle qui fait de lโhomme un รชtre dโaction qui recoure ร ses goรปts et ses sentiments. La distinction est donc manifeste : la philosophie facile pรฉnรจtre le domaine des affaires et de lโaction, domaine pratique qui intรฉresse les lecteurs ordinaires ; celle difficile ne sโoccupe que des concepts difficiles et confus qui intรฉressent les spรฉcialistes, les professionnels de la rรฉflexion poussรฉe. Ces philosophes professionnels sont constamment dans lโombre, dans leur solitude et leur tour dโivoire au point dโoublier de rendre service ร lโhumanitรฉ, au grand public. Aussi avoue-t-il avec objectivitรฉ : Il faut aussi avouer : la philosophie facile sโest acquise la renommรฉe la plus durable aussi bien que la plus juste ; et ceux qui raisonnent dans lโabstrait paraissent nโavoir joui jusquโici que dโune rรฉputation momentanรฉe, due au caprice ou ร lโignorance de leur รฉpoque ; ils ont รฉtรฉ incapables de soutenir leur renom auprรจs de ce juge plus รฉquitable quโest la postรฉritรฉ. Un philosophe profond commet facilement quelque erreur au cours de ses subtils raisonnements. (โฆ) Mais un philosophe qui se propose seulement de reprรฉsenter sous les couleurs les plus belles et les plus engageantes le sens commun de lโhumanitรฉ, tombe-t-il par accident dans lโerreur. Cette longue affirmation de Hume montre ร quel point il est mieux de cultiver la philosophie facile au dรฉtriment de celle abstruse et difficile qui fait de lโhomme un รชtre raisonnable sโattachant plus ร former son entendement quโร cultiver ses mลurs. A force de voyager dans les concepts obscurs, on risque de perdre de vue ou mรชme de nรฉgliger ce qui se passe dans sa propre sociรฉtรฉ. Il faut certes avoir une passion pour la science, il faut รฉgalement nourrir lโรขme de sciences, mais cette science doit nรฉcessairement, pourvu quโelle soit utile, avoir un rapport direct avec lโaction et la sociรฉtรฉ. Sans cela, le dรฉtenteur de cette science risque de nโavoir aucune valeur voire mรชme รชtre un รฉtranger dans son propre pays. Ainsi hausse-t-il le ton et sanctionne sรฉvรจrement en ces termes : La pensรฉe abstruse et les profondes recherches, je les interdis, et leur rรฉserve de sรฉvรจres punitions : la morne mรฉlancolie quโelles mรจnent ร leur suite, lโincertitude sans fin oรน elles vous plongent, et lโaccueil glacรฉ quโon rรฉserve ร vos prรฉtendues dรฉcouvertes, dรจs que vous les avez communiquรฉes. Soyez philosophes : mais que toute votre philosophie ne vous empรชche pas de rester homme.
Lโempirisme : point de dรฉpart du psychologisme
ย ย Il est important de reconstituer le contexte du psychologisme tout bonnement, parce que les philosophies ne naissent pas au hasard mais tissent entre elles de liens รฉtroits qui permettent de reconstituer la logique interne qui les produit selon une certaine nรฉcessitรฉ. Or, il est clair que ce contexte ne saurait manquer de reflรฉter lโactualitรฉ scientifique qui lโengendre et le propulse. Ainsi lโhistoire de la philosophie nโest pas une histoire dโidรฉes pures et simples, cโest beaucoup plus complexe puisquโelle reflรจte lโhistoire matรฉrielle des crises politiques, culturelles, idรฉologiques, religieuses et des dรฉbats scientifiques. Pour ce faire il va falloir la regarder sous lโangle de lโhistoire des sciences pour en avoir une comprรฉhension plus nette. En fait les pรฉriodes de grandes pensรฉes philosophiques correspondent presque toujours ร celles de grandes crรฉativitรฉs scientifiques au cours desquelles les fondements de la rationalitรฉ dominante sont bouleversรฉs. Cโest donc dire sans risque de nous tromper quโร chaque fois quโune grande rรฉvolution scientifique se produit, naรฎt une grande philosophie qui aspire ร dรฉterminer sa signification. Nous notons, en Grรจce antique, la crise des irrationnels qui donne naissance au platonisme ; la coupure galilรฉenne au XVIIรจme siรจcle produit la physique nouvelle et le cartรฉsianisme ; la physique de Newton laisse place au kantisme au XVIIIรจme siรจcle et la crise des fondements en mathรฉmatiques engendre la phรฉnomรฉnologie husserlienne. Ainsi la critique du psychologisme chez Husserl doit รชtre comprise selon cette perspective de crise sans cesse renouvelรฉe en science. Il rรจgne une aussi grande divergence dโopinions concernant la dรฉfinition de la logique que dans la maniรจre de traiter cette science elle-mรชme. Cโest ce ร quoi il fallait naturellement sโattendre en une matiรจre ou la plupart des auteurs se sont contentรฉs de se servir des mรชmes mots, mais pour exprimer des idรฉes diffรฉrentes. Dรจs le dรฉbut, le problรจme de la dรฉfinition de la logique se pose et sโimpose. Stuart Mill influence bon nombre de penseurs de son รฉpoque ร reconsidรฉrer cette discipline et ร rรฉorienter leur plume envers elle.Tout part du fait que cet empiriste anglais souligne la grande problรฉmatique dรฉfinitionnelle et le traitement de la logique. Les logiciens ne sโentendent pas sur ce quโelle est rรฉellement et comment elle devrait รชtre traitรฉe. Rappelons, avant de pousser plus loin la rรฉflexion, les principaux courants en logique ร cette รฉpoque : le psychologique, le formel et le mรฉtaphysique. Toutefois, sous lโinfluence de John Stuart Mill, le premier domine largement puisquโil y avait beaucoup plus de penseurs qui sโy rรฉclamaient. Pour les partisans de ce courant, rien ne fonctionnait dans cette discipline. On note un bras de fer permanent et continue, une mรฉsentente et un dรฉsaccord inouรฏ jusque dans un mรชme et unique courant. Le psychologique qui est le courant dominant nโen fait pas exception. Ici si entente il y a, cโest uniquement dans ยซ la dรฉlimitation de la discipline, ร ses buts et ร ses mรฉthodes essentiels ยป.56Ainsi la grande domination du courant psychologiquene constituerait-elle pas lโavรจnement du psychologisme ? A cette question, la rรฉponse de Husserl raisonne : ยซ Avec le grand essor des รฉtudes psychologiques, le courant psychologique sโimposa de son cotรฉ en logique ยป.57 Il va de soi que le psychologisme ne naรฎt pas ex-nihilo. Il voit le jour au moment oรน la logique devient plus fragile et ne parvient pas ร maรฎtriser son destin. Le mathรฉmaticien-philosophe rรฉsume de maniรจre succincte les maux de la logique en ces propos : ยซ Les dรฉfinitions dโune science reflรจtent les รฉtapes de son dรฉveloppement ยป.58 Comment une science pourrait-elle fonctionner normalement si sa dรฉfinition pose problรจme ? La marque indรฉfinissable de la philosophie ne marchera pas dans ce contexte ; la logique se veut une science objective. Et en science on dรฉfinit dโabord, on dรฉtermine les concepts dโabord, on essaie de comprendre sur quoi on sโest engagรฉ dโabord. Rien de plus normal si elle se heurte ร des difficultรฉs de ce genre ; cela est plus quโรฉvident. En fait cโest plus quโune nรฉcessitรฉ de dรฉlimiter les sciences puisquโil y a des sciences qui ne peuvent pas รชtre ensemble, leur assemblage donne une hรฉtรฉrogรฉnรฉitรฉ et cโest ce que Husserl appelle confusion des domaines. Parlant de dรฉlimitation, il prรฉcise : Le domaine dโune science est une unitรฉ objectivement fermรฉe ; nous ne sommes pas libres de dรฉlimiter nโimporte oรน et nโimporte comment des domaines de vรฉritรฉ. Cโest objectivement que le territoire de la vรฉritรฉ sโarticule en domaines ; cโest dโaprรจs ces unitรฉs objectives que les recherches doivent sโorienter et se grouper en sciences. Cโest donc lร tout le problรจme auquel la logique est confrontรฉe ร lโรฉpoque de Mill surtout. Et cโest dโailleurs ce manque important de dรฉlimitation de la logique et de la psychologie qui ramรจne au psychologisme comme doctrine รดtant ร la premiรจre toute autonomie et faisant dโelle une branche de la psychologie. Ce manque dโautonomie pousse les psychologistes ร chercher les fondements de la logique dans la psychologie. Comprenons de maniรจre beaucoup plus simple que les lois psychologiques fondent et rรฉgissent celles logiques. Le besoin de recourir aux lois strictement logiques ne se fait plus sentir du seul fait que tout sโexplique dรฉsormais par la discipline mรจre : la psychologie. Revenant sur la mentalitรฉ des logiciens psychologistes de lโรฉpoque, Edmond Husserl sโindigne et regrette ce prรฉjugรฉ : ยซ Il va de soi que les prescriptions qui visent ร donner des rรจgles ร lโactivitรฉ psychique sont fondรฉes psychologiquement. En consรฉquence, il est รฉgalement manifeste que les lois normatives de la connaissance doivent trouver leur fondement dans la psychologie de la connaissance ยป.60 Tout laisse prรฉsager que le statut mรชme de la vรฉritรฉ logique doit รชtre revu ร la dimension de lโexpรฉrience. Tout dรฉcoule des faits, donc du sensible. Nous voyons plus nettement ร quel point la logique de lโรฉpoque est rabaissรฉe ร un niveau jusque-lร insoupรงonnรฉ. Stuart Mill nโest pas le seul ร discrรฉditer cette discipline thรฉorique, Sigwart aussi est de la partie. Certes lโidรฉe est la mรชme mais celui-ci se montre plus radical et beaucoup trop catรฉgorique dans son bras de fer avec les logiciens antipsychologistes. Dans ses prolรฉgomรจnes, Husserl renseigne sur le radicalisme de Sigwart : Le psychologisme nโest pas chez lui un accessoire secondaire et sรฉparable du reste, mais la conception fondamentale qui prรฉdomine systรฉmatiquement. Il nie expressรฉment, dรจs le dรฉbut de son ouvrage, ยซ que les normes de la logique (โฆ) puissent รชtre connues autrement quโen se fondant sur lโรฉtude des forces naturelles et des formes fonctionnelles qui doivent รชtre rรฉglรฉes par ces normes ยป. Et cโest ร cette conception que rรฉpond entiรจrement la maniรจre dont il traite cette discipline. Ce propos montre le degrรฉ dโenfoncement de Sigwart dans la doctrine psychologiste ; il en fait une prioritรฉ. Ainsi il donne une interprรฉtation psychologiste ร toutes vรฉritรฉs ou ร toutes lois. Tout a un lien aux faits, ร lโexpรฉrience sensible et ce serait une absurditรฉ que de croire quโun jugement nโimporte lequel puisse รชtre indรฉpendamment vrai. Si la logique opte, pour se tirer dโaffaire, aux vรฉritรฉs valables en soi, ce penseur nie fondamentalement lโexistence de ce genre de vรฉritรฉ. Son psychologisme poussรฉ ร lโextrรชme scepticisme affirme que toute vรฉritรฉ se rรฉduit ร des vรฉcus de conscience. Ainsi, la vraie nature de la vรฉritรฉ sโest vue remise en question et cโest ce qui lโa motivรฉ ร donner ร son psychologisme le nom dโanthropologisme. Partant de ce radicalisme, un deuxiรจme prรฉjugรฉ se met en place et tisse davantage ses liens avec la psychologie. Il est quasiment impossible de faire la dichotomie entre ces deux disciplines ou entre les sciences logico-mathรฉmatiques en gรฉnรฉral et la psychologie. Rappelons รฉgalement ce prรฉjugรฉ : Le psychologiste se rรฉclame du contenu effectif de toute logique. De quoi y est-il question ? Uniquement de reprรฉsentations et de jugements, de raisonnements et de dรฉmonstrations, de vรฉritรฉ et de probabilitรฉ, de nรฉcessitรฉ et de possibilitรฉ, de cause et dโeffet, ainsi que dโautres concepts รฉtroitement connexes ou apparentรฉs avec ceux-ci. Or, sous ces rubriques, peut-on concevoir autre chose que des phรฉnomรจnes ou des formations psychiques. Il ressort de cette assertion que les concepts logiques ne sont que des formations psychiques. Alors, quelle utilitรฉ ร vouloir opposer logique et psychologie ? Ne devrons-nous pas penser de ce point de vue leur point de convergence. Toutefois, lorsquโon sโaccentue sur les concepts โreprรฉsentationโ et โjugementโ, le lien devient plus quโรฉvident. La psychologie sโoccupe entiรจrement de ces concepts comme son vรฉritable but alors que vรฉritรฉ, probabilitรฉ, nรฉcessitรฉ et possibilitรฉ sont tous des jugements. Et dire quโun raisonnement est vrai ne suppose-t-il pas que ce mรชme raisonnement est jugรฉ ? Lร รฉgalement nous sommes dans le champ de la psychologie quoique nous ayons affaire ร la logique dโautant plus que chaque vรฉritรฉ fait appel ร un jugement pour quโelle ait un soupรงon de lรฉgitimitรฉ. Pour cacher leur jeu, les logiciens parlent de raisonnement dรฉmonstratif, analytique ou encore dรฉductif. Mais tous ces raisonnements ont pour but de donner des preuves. Or, lโacte de prouver est une activitรฉ psychique ; nul penseur ne saurait, en ce sens, rendre aux sciences logico-formelles toute leur autonomie. Parler de sciences logico-mathรฉmatiques, cโest penser que logique et mathรฉmatique ont le mรชme sort. En effet, dire que toute logique appartient ร la psychologie, cโest aussi affirmer avec exactitude que toute mathรฉmatique pure deviendrait une branche de cette mรชme psychologie. Cโest du moins ce que pense Lotze qui dรฉclare sans ambages que la mathรฉmatique devait รชtre considรฉrรฉe comme ยซ une branche de la logique gรฉnรฉrale continuant ร se dรฉvelopper pour elle-mรชme ยป. Pourquoi donc avoir sรฉparรฉ ces deux sciences ? Quelle en est la raison ? Husserl rapporte la rรฉponse de Lotze dans ses Prolรฉgomรจnes: ยซ Seule, pense-til, une division de lโenseignement, pour des raisons dโordre pratique, empรชche de sโapercevoir du plein droit de citรฉ de la mathรฉmatique dans le domaine gรฉnรฉral de la logique ยป.64 Le dรฉbat est clairement tranchรฉ ; la mathรฉmatique pure est rattachรฉe ร la logique. Un argument vrai en logique sera รฉgalement vrai en arithmรฉtique. Or, tout comme la logique sโoccupe des lois de la pensรฉe, lโarithmรฉtique donne des lois aux nombres, ร leurs relations et ร leurs combinaisons. Mais ces relations et ces combinaisons (addition, multiplication, soustraction) sont toutes des processus psychiques. En fait, pour mieux รฉtayer ces arguments psychologistes, un troisiรจme prรฉjugรฉ revient ร la charge : ยซ Toute vรฉritรฉ rรฉside dans le jugement. Mais nous ne reconnaissons un jugement comme vrai que dans le cas de son รฉvidence (Evidenz). Ce mot dรฉsigne – dit-on โ un caractรจre psychique particulier et bien connu de chacun dโaprรจs son expรฉrience intime, un sentiment dโune nature propre qui garantit la vรฉritรฉ du jugement auquel il est liรฉ ยป.65 Ces mots rรฉsument dans leur exactitude les imbrications notรฉes entre les deux disciplines. Tout se joue sur le concept dโ โโรฉvidenceโโ qui est un โโcaractรจre psychiqueโโ ; or nous disons de la logique quโelle est une thรฉorie de lโรฉvidence. Elle est donc, sans doute aucun, une psychologie de lโรฉvidence ; telle est lโidรฉe dominante de la fin du XIXรจme siรจcle.
Lโantipsychologisme husserlien
ย ย Frege a certes du mรฉrite de sโopposer ร cette doctrine qui aspire ร tuer les ambitions de la logique, mais il nโa pas รฉtรฉ assez systรฉmatique dans son antipsychologisme ; cโest du moins ce que pense Edmund Husserl. Eu รฉgard aux balbutiements de la logique et lโincapacitรฉ ร sโentendre sur ce quโelle est, le retour aux principes sโimpose comme une nรฉcessitรฉ. Quโestce quโune vรฉritรฉ ? Comment reconnaรฎtre un point de vue personnel ? Voilร les problรจmes auxquels sont confrontรฉs les penseurs de cette รฉpoque. Et puisque la science nโavance que sur des bases solides, la reconsidรฉration des questions de principes de cette discipline serait obligatoire. Reconsidรฉrons alors les principes logiques pour quโelle (logique) puisse avoir un soupรงon de lรฉgitimitรฉ. Husserl remarque un manque notoire de niveau ร lโรฉpoque des logiciens psychologistes qui se reflรจte dans lโincomprรฉhension quโils ont des principes logiques. Lโidรฉal cโest de poser clairement le dรฉbat et de faire comprendre avec beaucoup de subtilitรฉ et de rigueur dans lโargumentation aux dรฉtracteurs de la logique tout ce quโils ignorent de cette science. Il sโy prend en ramenant sur la scรจne de discussion la problรฉmatique de la formalitรฉ ou de la dimension pratique ou technologique de cette discipline, son indรฉpendance ou encore son caractรจre apriorique. Heureusement la tรขche semble plus facile puisquโil nโy a que deux parties : soit elle est formelle et donc indรฉpendante de la psychologie et du coup dรฉmonstrative, soit elle est une technologie et donc dรฉpendante dโelle. Le but de ses recherches est fixรฉ et il ne sent aucun besoin dโintervenir dans cette interminable dispute ; son objectif cโest de clarifier les divergences de principe qui empรชchent la logique dโavancer. Par bonheur, ses recherches aboutissent au rรฉsultat suivant : Le rรฉsultat de nos recherches ร ce sujet sera de dรฉgager une science nouvelle et purement thรฉorique, constituant le fondement le plus important de toute technologie de la connaissance scientifique et possรฉdant le caractรจre dโune science apriorique et purement dรฉmonstrative. Cโest cette mรชme science que Kant et les autres reprรฉsentants dโune logique ยซ formelle ยป ou ยซ pure ยป avaient en vue, mais dont ils nโont bien saisi et dรฉterminรฉ ni le contenu ni lโextension. De ces rรฉflexions il rรฉsultera, en dernier lieu, une idรฉe clairement dรฉlimitรฉe du contenu essentiel de la discipline en litige, ce qui eo ipso dรฉfinit clairement la position ร prendre ร lโรฉgard des controverses qui ont รฉtรฉ soulevรฉes ร son sujet. Il se dรฉgage de ce propos du mathรฉmaticien-philosophe une maturitรฉ jamais รฉgalรฉe dans la maniรจre dโaborder et dโengager le dรฉbat. Sa formation de mathรฉmaticien et sa rigueur rationnelle lui ont permis dโรฉviter toute dispute de bas niveau en clarifiant dโentrรฉe de jeu son but. Sโagissant รฉgalement de but, son propos laisse croire que la logique est une thรฉorie de connaissance. Quโest-ce quโalors une thรฉorie de connaissance ? Est-ce seulement la mรฉtaphysique qui peut รชtre dรฉsignรฉe comme telle ? Cette philosophie premiรจre, dit-il en filigrane, est une thรฉorie de la connaissance mais elle ne sโoccupe que des sciences qui ont un rapport avec la rรฉalitรฉ naturelle ; en dehors de ces sciences, elle nโest thรฉorie dโaucune autre science. Une thรฉorie de la connaissance serait donc un fondement dโune science. Alors la logique est-elle fondement des sciences ? Bien plus que cette mรฉtaphysique qui se limite aux seules sciences qui ont affaire au rรฉel, la logique concerne toutes les sciences sans exception aucune. Elle est le fondement de toutes les sciences en gรฉnรฉral puisque ses recherches ยซ portent sur ce qui fait que des sciences en gรฉnรฉral sont des sciences ยป. Mais puisquโelle est le fondement des sciences, alors est-elle un savoir ou une science ? ยซ La science, renseigne-t-il, a en vue le savoir. Non pas quโelle soit elle-mรชme une somme ou un ensemble organique dโactes de connaissance ยป. Ainsi mรชme si elle nโest pas savoir, elle est au moins une science du seul fait quโelle vise le savoir ; un savoir qui ne repose que sur lโรฉvidence et tant que cette รฉvidence est lumineuse, le savoir sโรฉtend รฉgalement. Aprรจs avoir replacรฉ et rรฉorientรฉ la discussion en posant les vraies questions pour espรฉrer une issue heureuse, lโauteur des Prolรฉgomรจnes ร la logique pure sโemploie ร dรฉmonter par piรจces les arguments fallacieux des empiristes.Mill tout comme Spencer, pense-t-il, tombent dans une fausse interprรฉtation des lois logiques. Ils pensent, grรขce au principe de contradiction, pouvoir dรฉmontrer que les lois logiques sont dรฉrivรฉes de lโexpรฉrience. Mais en rรฉalitรฉ, ce principe de contradiction est mal interprรฉtรฉ puisque trรจs mal compris par ces anglais. Le terme โโcontradictionโโ du principe de contradiction en logique trompe la vigilance de Mill et de Spencer. Ils traduisent ce terme par le verbe โโsโexclureโโ. De deux propositions contradictoires, elles sโexcluent mutuellement, dรฉclarent-ils en croyant avoir raison. Cette interprรฉtation est due au fait quโils utilisent les termes โโphรฉnomรจne positifโโ et โโphรฉnomรจne nรฉgatifโโ pour dรฉsigner deux propositions contradictoires comme โโbruitโโ et โโsilenceโโ. Or, cโest lร la fausse interprรฉtation car, en logique le principe de contradiction ne signifie pas nรฉcessairement que ces deux propositions doivent sโexclure mutuellement. Malheureusement, ils nโont pas, en leur qualitรฉ de logicien, pu se dรฉfaire de cette idรฉe qui trahit ce principe capital en logique. Cโest lโoccasion pour Husserl de croire que le niveau en logique de cette รฉpoque laisse vรฉritablement ร dรฉsirer. Ces arguments des empiristes anglais ne laissent pas indiffรฉrent lโautrichien qui sโรฉtonne rรฉellement du sort de cette discipline. Le fait de dire que les actes de conscience ne peuvent pas subsister en mรชme temps, est-ce lร une loi reconnue par tous ? Cette question de taille nรฉcessite une forte rรฉflexion. ยซ A-t-on effectuรฉ, poursuit-il, des recherches scientifiques pour savoir sโil nโarrive pas des choses de ce genre chez les fous et peut รชtre concernant cette affirmation contradictoire ? La loi sโapplique-t-elle aux animaux ? ยป.118 Toutes ces questions posent le problรจme de lโuniversalitรฉ de cet รฉnoncรฉ que lโon ne pourrait appeler โโloiโโ.
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Table des matiรจres
Introduction Gรฉnรฉrale
PREMIERE PARTIE :Des origines du psychologisme
Chapitre I : Le processus de naissance du psychologisme
1- La crise de la science grecque
2- La crise des fondements en mathรฉmatiques
Chapitre II : Le statut du psychologisme
1- Influence de Hume sur lโempirisme
2- Lโempirisme : point de dรฉpart du psychologisme
DEUXIEME PARTIE : La critique du psychologisme
Chapitre I :La crise de la logique classique
1- La crise de la logique classique
2- La critique du psychologisme chez Frege
Chapitre II :Husserl et la critique de la doctrine psychologiste
1- Lโantipsychologisme husserlien
2- Lโantipsychologisation husserlien
Conclusion Gรฉnรฉrale
BIBLIOGRAPHIE
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