La crise de la démocratie

« Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale », Jean-Jacques Rousseau, 1762.

« Le champ politique repose sur la reconnaissance de l’incertitude», Daniel Innerarity, 2002.

La crise de la démocratie… et au-delà 

Tout chercheur attentif à la dimension territoriale du phénomène démocratique se trouve aujourd’hui devant une contradiction troublante. Constatant la multiplication des élections libres, les spécialistes s’accordent à dire que « le monde semble devenir majoritairement démocratique » . Or, c’est précisément au moment où le régime qu’elles défendent connaît un mouvement d’extension spatiale sans précédent que les vieilles démocraties paraissent traverser une crise identitaire portant sur la légitimité et la pertinence des principes libéraux qui les fondent. La France, pour ne prendre qu’un seul exemple, est ainsi entrée dans le XXIe siècle pleine de doutes concernant la solidité de ses bases constitutives.

Nombre d’intellectuels parmi les plus reconnus dénoncent les menaces grandissantes touchant la démocratie actuelle. Du renouveau des tentations populistes évoquées par Guy Hermet , en passant par la « haine de la démocratie » mise en évidence par Jacques Rancière ou « l’incapacitation politique » dénoncée par Marcel Gauchet , la démocratie serait en proie à mille maux : la montée des particularismes et le dépérissement moral, la sclérose individualiste et le consumérisme politique, la confusion des valeurs et l‟inconstance hypermédiatique. Emmanuel Todd, dans un essai publié en 2008, dresse un constat funèbre : « le chercheur doit s’efforcer d’échapper, un court instant, au petit défaut de l’espèce humaine, son incapacité à concevoir, et donc à prévoir, le pire, en l’occurrence la mort de la démocratie » . Il serait réducteur de voir dans le travail de ces augures visionnaires un simple phénomène éditorial.

Leur engagement profond et durable en faveur d’une compréhension renouvelée des mutations de la vie démocratique, tout comme la convergence de leurs analyses, invitent au contraire à prendre leurs mises en garde au sérieux. Dans ses deux derniers ouvrages, Pierre Rosanvallon évoque également les limites auxquelles serait parvenue la démocratie libérale dans sa forme représentative traditionnelle : la disqualification dont souffrirait l‟action publique serait liée aux transformations de la société civile issue des Trente Glorieuses et au renouvellement des formes de participations politiques qu‟elle génère (la vigilance, la dénonciation et la notation). La réflexivité, l’impartialité et la proximité constituent des réponses partielles et incomplètes à la défiance permanente dont souffrent désormais les institutions, exposées aux attentes pressantes d’une opinion publique de plus en plus impérieuse et velléitaire.

Cette méfiance politique propre à la « démocratie d’opinion » , plus vive en France que dans n’importe quelle autre démocratie occidentale selon Yann Algan et Pierre Cahuc, aboutirait à la généralisation de l‟« incivisme » et à l‟« autodestruction » du modèle social national . Dans ce contexte largement décrit comme inquiétant, la définition des priorités collectives ne peut plus être formulée sous la forme d‟une expertise technique réservée aux spécialistes de l‟intérêt général, élus ou administrateurs. Elle passe également  par la prise en compte du débat public que la société civile entretient spontanément avec les institutions qui la représentent, via les canaux multiples de la communication de masse.

Sur le plan de l’analyse géographique, les conséquences d’un tel constat sont cruciales et motivent un travail de recherche spécifique que je propose de mener dans le cadre de cette thèse de doctorat. Il ne s’agit plus d’étudier la dimension géographique des démocraties sous le seul angle des techniques d’administration des territoires, quand bien même celles-ci adopteraient les formes inédites d’une gouvernance décentralisée et multiscalaire.

Il est aussi question dorénavant de saisir les multiples manières dont la société civile invective les autorités, d’examiner la façon dont elle intervient dans la définition et la conduite des politiques publiques territoriales, de comprendre l’indispensable rapport de force politique et idéologique qu’elle instaure en permanence avec le pouvoir en place pour assurer la continuité de la légitimité démocratique. Plusieurs travaux de géographie publiés au cours des dernières années montrent d‟ailleurs qu‟il en est de l‟action publique territoriale comme de la politique en général : la défiance de l‟opinion publique et l‟exigence d‟un débat public contradictoire portant sur la légitimité des projets sont plus vives que jamais, au point d‟être devenues des éléments structurants dans le déroulement des politiques d‟aménagement des territoires.

Comme le soulignent Bernard Debarbieux et Martin Vanier, « le citoyen et les nouveaux sujets sociaux tendent à développer une méfiance à l’égard de la compétence et la légitimité de leurs représentants. (…) Elle porte tout particulièrement sur les décisions et les actions à fort impact territorial : opérations d’aménagement urbain, création et gestion des infrastructures de transport, gestion de l’environnement et du cadre de vie. L’habitant tend à subordonner la délégation de compétences relatives à son cadre de vie, à l’exercice d’un droit de regard sur l’action des bénéficiaires de cette délégation, comme si le mandat et la sanction des élections ne pouvaient assurer seuls la légitimité de la représentation politique ».

On serait ainsi passé d‟un « âge d’or des aménageurs » survenu au cours des Trente Glorieuses , période au cours de laquelle l‟État pouvait se présenter comme le démiurge et le pilote d‟une société française confiante et malléable, à ce que certains observateurs appellent aujourd‟hui une « crise du modèle d’aménagement du territoire » à la française . L‟État semble avoir perdu le contrôle de l‟agenda public et paraît de plus en plus débordé par une actualité emplie de mécontentements et d‟angoisses déclinistes. Le phénomène se traduit pour les dirigeants par une difficulté inédite à gouverner les territoires dans un contexte où l‟exigence et la défiance se mêlent de façon inextricable : devant l‟urgence de situations souvent mal supportées, la multiplication des demandes d‟intervention à l‟adresse des pouvoirs publics s‟accompagne de mouvements de contestations conservatrices, de luttes et de blocages acculant les autorités compétentes à justifier, à modifier, voire à abandonner les politiques mises en place.

Les premières manifestations de cette crise de légitimité affectant le gouvernement représentatif des territoires remonteraient aux mouvements sociaux et politiques des années 1960 et 1970 . En France, dès cette époque, plusieurs programmes d’équipement et d’aménagement du territoire lancés par l’Etat, comme l’extension du camp militaire du Larzac ou la construction du parc de centrales nucléaires, ont rencontré l’opposition de mouvements politiques protestataires mais aussi l’hostilité nouvelle d’une partie des populations riveraines. À la même époque, dans la plupart des pays occidentaux, la confiance dans le progrès technologique s’effrite et le culte de la croissance économique fait l’objet de critiques insistantes. En outre, l’incapacité des pouvoirs publics à répondre aux problèmes du chômage de masse et de la crise urbaine discrédite le sens de leur action. L’ensemble contribue à remettre en cause le bien-fondé des politiques keynesiano fordistes.

Cette hostilité à l‟égard de l‟action territoriale de l‟État contraint les responsables politiques à fournir des efforts supplémentaires de communication pour justifier les réformes qu‟ils entreprennent. Cela ne suffit pourtant pas à garantir un accueil favorable par l‟opinion publique. La recherche d‟efficacité et les arguments techniques avancés par les autorités ne parviennent pas à satisfaire des citoyens désormais prêts à se mobiliser pour défendre leurs droits, leurs avantages et leurs préférences contre des élites jugées inefficaces, voire malintentionnées et menaçantes. Ce mouvement n‟a cessé de se renforcer depuis, donnant lieu à des crises spasmodiques plus ou moins spectaculaires.

La dimension géographique en est rarement absente, comme l’attestent les complications à répétition survenues au cours des dernières années au niveau national, de la décentralisation de certains personnels de l’éducation nationale à l’autonomisation des universités en passant par la réforme de la carte des équipements publics (tribunaux, hôpitaux, casernes). Chaque réforme suscite ainsi son lot de contestations au nom d‟une égalité des territoires à géométrie variable selon les interlocuteurs. Les manifestations de colère et de protestation touchent également la politique sécuritaire entreprise dans les quartiers sensibles, face à l‟insuffisance des efforts publics en faveur des mal-logés et des sans-abri dans les grandes villes, voire contre les politiques de défense de l‟identité nationale et de lutte contre l‟immigration clandestine. Récemment, seul le Grenelle de l‟Environnement semble ne pas avoir suscité de réprobations notables. De façon générale, on assisterait selon plusieurs observateurs à une « territorialisation du débat public » et à une « politisation de la question » de l’aménagement des territoires et des enjeux géographiques.

Les limites de la géopolitique 

Cette irruption récurrente de la société civile dans la gestion territoriale des affaires publiques perturbe l’agenda officiel et l’action des gouvernements. Elle pose un défi à la gouvernance démocratique des territoires. La séquence élection / mandat représentatif / campagne électorale ne suffit plus à satisfaire les aspirations du peuple. Les pouvoirs exécutifs sont dès lors confrontés aux pouvoirs de la rue dans une lutte pour la légitimité où se disputent la légalité et la justice. La mise en place d’une décentralisation justifiée au nom d’une plus grande proximité entre élus locaux et citoyens apparaît comme une réponse souvent inadaptée, nourrissant des appréhensions nombreuses comme ce fut le cas lors de la mise en place de l’acte II, au printemps 2003. En France, la crainte ressentie par une partie de l’opinion d’une perte de contrôle liée au transfert de compétences en direction de pouvoirs locaux tient à la concentration structurelle du débat public à l‟échelon national.

Le détournement régulier des campagnes électorales locales vers des enjeux nationaux traduit d’ailleurs une incapacité à faire vivre un authentique débat public aux échelles locales, « à discuter ce qui est en jeu là où c’est en jeu » . Le fait qu‟une Commission nationale du débat public ait été mise en place pour organiser des discussions locales entre membres de la société civile et collectivités territoriales, ou que la loi impose des cadres institutionnalisés comme les conseils de quartier ou les concertations dans le cadre des plans locaux d‟urbanisme (PLU), symbolise cette inaptitude des élus locaux à entrer spontanément en communication avec leurs électeurs par l‟intermédiaire d‟un débat public libre et contradictoire.

Les résultats médiocres des mesures prises pour favoriser l‟implication des habitants via des procédures de démocratie participative à l‟échelon local, ne parvenant à mobiliser au mieux qu‟une infime minorité de citoyens initiés, confirment cette faiblesse de la démocratie locale que vient renforcer l‟absence de pluralisme et d‟indépendance de la presse officielle publiée par les collectivités locales. Dès lors, il ne paraît pas absurde pour les membres les plus actifs de la société civile d‟espérer pouvoir mieux surveiller l‟action d‟institutions nationales exposées en permanence aux feux de l‟actualité médiatique que celle des conseils locaux menant des politiques dans l‟ombre et sous la pression silencieuse de groupes d‟intérêts.

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Table des matières

Introduction générale
La crise de la démocratie… et au-delà
Les limites de la géopolitique
La géoéthique ou l’analyse des opinions géographiques
Valeurs géographiques et débat public
Opinions médiatiques, théories de la justice territoriale et pluralisme
Démarche et méthode
Chapitre 1. La géographie comme discours politique
1.1. L’émergence du discours
1.1.1. Imaginer la réalité
1.1.2. La construction du territoire
1.1.3. L‟intersubjectivation de la connaissance
1.1.4. L’interaction communicationnelle
1.1.5. Énonciation et formation discursive
1.1.6. Transtextualité et intériorisation de la connaissance
1.1.7. Interdiscursivité et légitimation sociale
1.2. Les finalités du discours
1.2.1. La finalité communicationnelle
1.2.2. La finalité instrumentale
1.2.3. La finalité éthique
1.3. Comprendre la démocratie libérale
1.3.1. La mémoire collective et l’organisation des systèmes sociaux
1.3.2. La reconnaissance des identités et la culture des individus
1.3.3. Au-delà de la tradition, le pari de la liberté
1.3.4. La pluralité des rôles sociaux et la construction de la personnalité
1.3.5. L’institutionnalisation du territoire
1.3.6. La régulation institutionnelle interne : dictatures et démocraties
1.3.7. La régulation institutionnelle externe : l’empire et la république
1.3.8. Aux origines du débat public en démocratie
1.4. L’habitation en perspective : les fondements du discours géographique
1.4.1. Le discours géographique et les traditions académiques
1.4.2. La géographie et l’espace
1.4.3. L’environnement par-delà la métaphysique naturaliste
1.4.4. Les enjeux personnels de l’habitation : utilité instrumentale et contemplation esthétique
Chapitre 2. Médias d’opinion et débat public en démocratie
L’exemple de la presse magazine d’information générale en France
2. 1. Démocratie et massification de l’information
2.1.1. Les fondements de la recherche sur l’information et la communication
Sciences de l’information et sciences de la communication
L’approche empirique des médias
La critique des médias de masse
2.1.2. Les enjeux politiques de la massification de l’information
La communication de masse et les médias
Les fondations : la culture comme mode traditionnel de domination politique
La modernité politique face à la massification de l’information : l’émergence des médias
Liberté d’opinion et divertissement social
2.1.3. Surveillance démocratique et médias d’opinion
Représentation et surveillance démocratiques
L’animation du débat public
La construction de l’opinion publique
2.1.4. Le discours géographique et les médias d’opinion
Les ambiguïtés des rapports entre géographie, journalisme et grand public
Le journalisme comme activité territorialisée
Les médias vus comme mode spécifique de télécommunication et de territorialisation
Les médias comme organe du discours géographique
La sélection d‟un média : la presse
2.2. Les magazines d’actualité générale et l’opinion publique en France
2.2.1. Connaître la presse magazine
Étudier la presse magazine
Un thème de travail incomplètement étudié
La presse magazine, une spécificité française ?
Un média politique intégré dans une structure de marché
2.2.2. La presse magazine des origines à nos jours
Une histoire récente liée à l‟industrialisation de l‟information
L‟explosion de la presse magazine au cours des Trente Glorieuses
La diversification et la segmentation de la presse magazine à partir des années 1970
La stabilisation des ventes : un contexte économique difficile ?
Un secteur en pleine mutation
2.2.3. La lecture des magazines, phénomène de masse ou comportement élitiste ?
Quelle audience pour la presse magazine ?
La presse magazine, un phénomène de masse
Quelques caractéristiques du lectorat de la presse magazine d‟actualité
La presse magazine d‟actualité, un média privilégié par les cadres
La presse magazine d‟actualité, un média au service des élites ?
2.2.4. La signification politique de la lecture de la presse magazine
Identités et catégories sociales en question
La presse magazine, un média d‟identification sociale
La presse magazine, un média de loisirs
La presse magazine, un média qui favorise l‟identification personnelle
2.2.5. La presse magazine d‟actualité, géographie d‟un média
Une couverture homogène pour un service de proximité
Lire la presse magazine d‟actualité, un acte géographique et politique
Chapitre 3. Une géographie de la France à travers la presse magazine
3.1. La constitution d’une base documentaire
3.2. Les formes éditoriales privilégiées par la presse magazine
3.2.1. Les échelles géographiques privilégiées par la presse magazine
3.2.3. Les types d‟articles géographiques privilégiés par la presse magazine
3.2.3. Les bases documentaires privilégiées par la presse magazine
3.3. Les territoires mis en scène par la presse magazine
3.3.1. Des régions au rayonnement médiatique inégal
3.3.2. Villes et campagnes dans la presse magazine
Le rayonnement médiatique comparé des villes et des campagnes
Le rayonnement médiatique des lieux centraux en France
Centres et périphéries urbaines dans le champ médiatique
3.3.3. Littoraux, montagnes et outre-mers : des lieux au rayonnement géographique contrasté
La représentation médiatique des littoraux français dans la presse magazine
Les territoires français d‟Outre-mer dans la presse magazine
3.4. La thématisation du débat public territorial : aspects et diversité
3.4.1. Les thèmes géographiques privilégiés par la presse magazine d‟information générale
3.4.2. Les rubriques géographiques de la presse magazine
Chapitre 4 – Pour la géoéthique. Éléments pour une critique du jugement géographique
4.1 La géoéthique : une approche pluraliste des valeurs géographiques
4.1.1. La géographie, ça sert d‟abord à cohabiter
4.1.2. La cohabitation problématique des grands ensembles
4.1.3. L’établissement social de la grandeur territoriale : valeurs morales et conventions éthiques
4.1.4. La géoéthique ou la recherche du pluralisme
4.2. Penser la justice sociale
4.2.1. La justice, un problème de philosophie politique
4.2.2. La Théorie de la justice de John Rawls
4.2.3. Les utilitaristes
4.2.4. Les marxistes
4.2.5. Les libertariens
4.2.6. Les communautariens
4.2.7. Les féministes
4.3. La géographie face au renouveau de la justice sociale
4.3.1. Les géographes et la justice sociale
4.3.2. La transposition des théories de la justice à la géographie
4.3.3. « Faut-il ouvrir les frontières ? » : un exemple de traitement géoéthique
4.4. Propositions pour une classification géoéthique générale
4.4.1. L‟établissement de la valeur territoriale
4.4.2. L‟attribution de la valeur territoriale
4.4.3. Les conceptions de la justice territoriale
4.4.4. Le constitutionnalisme territorial
4.4.5. Le libertarisme territorial
4.4.6. Le culturalisme territorial
4.4.7. Le perfectionnisme territorial
4.4.8. La coexistence pluraliste des ordres de grandeur
Conclusion générale

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