Art et technologie :les enjeux d’une cohabitation
En écho à cette affirmation de Lévy, nous jugeons que, selon ses termes, «l’éventail des possibles» que permet le médium 3D peut avantageusement être exploité par l ‘artiste ou le designer, de manière à l’amener à produire en société un travail à la fois nouveau et pertinent. La condition est que le concepteur ne délaisse pas son potentiel créatif au profit d’une démarche orientée essentiellement sur le développement de l’outil et des prouesses techniques qu’il permet. Certains artistes et designers tels que Kent Oberheu, Mato Atom, David Oreilly, Stephan Larsen, Richard Dr Baily, Chris Landreth ou Johnny Hardstaff ont déjà émergé de la discipline et obtenu une reconnaissance par les pairs du domaine, grâce à leur démarche unique et originale (Weishar, 2004). À l’ instar de Lévy, nous croyons que le bien-fondé d’une technique serait ainsi tributaire de ses modes et contextes d ‘utilisation. Pour cette raison, tel que le mentionne le rapport AST (Art-Science-Technologie): « L’ expression artistique ne peut tourner frileusement le dos à son époque et exclure les acquis scientifiques et technologies de son temps » (Risset, 1998, p. 9), surtout que l’art et notamment le design sont des disciplines intrinsèquement liées à la recher che de nouveauté : « The very essence of design is the creation of something new and unique » (Hargrove et Rice, 2007, p. 159).
Considérant donc que l’innovation technologique peut être un tremplin à l’expression artistique et à l’émergence de nouvelles formes d’ art (Huyghe, 2004 ), mais conscient que le bien-fondé d’une technique dépend de ses usages (Lévy, 1997), nous voyons la nécessité d’ aborder la technique de la 3D de manière à mettre en valeur le potentiel créatif de l’artiste plutôt que de s’en servir simplement comme outil de production.
Les approches de la créativité
L’approche mystique
L’approche mystique est la plus ancienne approche de la créativité. Elle suggère l’intervention d’une force extérieure, souvent divine, dictant ou suggérant à l’individu l’ œuvre à accomplir. Selon cette approche, l’être n’est pas le principal moteur de la créativité, mais est plutôt nourri par l’inspiration provenant d’une source surnaturelle.
Cette source peut être une divinité, une muse, un démiurge, une présence mystique, cela en fonction des cultures, des époques et des croyances. Bien que l’on puisse avoir tendance à associer cette vision de la créativité aux époques anciennes, plusieurs créateurs contemporains évoquent l’intervention de forces externes lors de l’acte créateur.
Par exemple, Rudyard Kipling (1937-1985), auteur du Livre de la Jungle, évoquait une présence mystique habitant son crayon : « When your Daemon is in charge, do not think consciously. Drift, wait, and obey » (Ghiselin, 1943, cité dans R. 1. Sternberg, 1999a,p. 5). On peut penser aussi à Georges Sand qui affirmait que «La nature est une œuvre d’art, mais Dieu est le seul artiste qui existe, et l’homme n’est qu’un arrangeur de mauvais goût» (Sand, 1850, p. 12).
L’approche mystique, ne relevant pas en soi du domaine de la science, il est difficilement envisageable d’avoir une démarche scientifique en abordant la créativité sous ce paradigme. De plus, cette approche est difficilement compatible avec le domaine de l’enseignement puisqu’elle relève davantage de la croyance et de l’ initiation que de l’apprentissage académique. Dans le cadre de notre recherche visant à connaître les effets d’un forum, nous ne tiendrons donc pas compte de cette approche de la créativité.
Approche psychodynamique
Les fondements méthodologiques de l’approche psychodynamique relèvent de l’étude de cas d’éminents créateurs tel Léonard de Vinci. Selon Freud, l’acte créateur serait une manière pour l’artiste d’exprimer de façon socialement acceptable ses désirs inconscients : «These unconscious wishes may concern power, riches, fame, honor or love» (Vermont, 1970, cité dans R. J. Sternberg, 1999a). Les théoriciens de cette approche parlent de la créativité comme un état de tension entre la réalité consciente et les pulsions inconscientes.
Selon cette approche, deux stades sont nécessaires à l’acte de création : la régression adaptative (adaptive regression) et l ‘élaboration (Kris, 1952, cité dans R. J. Sternberg, 1999a). La régression adaptive, pouvant entre autres être provoquée par une situation intensive de résolution de problème, constitue la première phase du processus créatif où les pensées ne sont pas inhibées (unmodulated thought). La deuxième phase, l’élaboration, est la réorientation du processus de régression adaptative vers une pensée pouvant être concrétisée et où l’égo est contrôlé. Toujours en lien avec cette approche, Kubie parlera plutôt du préconscient comme étant la véritable source de la créativité, état entre la réalité consciente et l’inconscient où les pensées sont vagues, mais interprétables (R. J. Sternberg, 1999a).
La créativité: un construit multifacette
La créativité peut autant être abordée comme produit que comme processus cognitif influencé par divers facteurs : « Creativity is truly a multi-level construct in that creativity as bath a process and an outcome is meaningful at different level of analysis » (Gilson, 2008, p. 305). Alors que la créativité en tant que produit se définit à partir de deux grands pôles, la pertinence et la nouveauté (Lubart, 1994; Ochse, 1990; Sternberg, 1988; Sternberg et Lubart, 199 1, 1995, cité dansSternberg et Lubart, 1996, p. 677), son processus implique la confluence de plusieurs facteurs, lesquels peuvent interagir (Amabile, 1996, cité dans Collins et Amabile, 1999) favorablement à l’ intérieur du processus. Ces facteurs ont trait entre autres aux habiletés cognitives liées à la créativité (Kaufmann et Martinsen, 1999; Kokotovich, 2000; Lubart, 2003; T. Lubart et Asta, 2003; Plucker et Renzulli, 1999; Ward et al., 1999), à la motivation (Collins et Amabile, 1999; Csikszentmihalyi, 2006), à l’ environnement (Middents, 1970; Runco, 2007), à la personnalité de l’ individu (Baer et Kaufman, 2006; Eysenck, 1997; Runco, 1997) et aux connaissances de ce dernier dans sa discipline (domain-specifie knowledge) (Amabile cité dans Woodman, Sawyer et Griffin, 1993, p. 301).
D’autres chercheurs abordent la créativité en tant que propriété des individus (Mayer, 1999). Ces derniers, par des études historiométriques, isolent les caractéristiques individuelles distinctes ou révèlent les différences entre ces caractéristiques chez les personnes créatives. Les critiques de cette démarche centrée sur la comparaison des caractéristiques individuelles, portent sur le fait que la créativité est un construit évoluant au sein même de l’individu, plus que d’un individu à l’autre. Dans cette optique, la comparaison des différences individuelles aurait alors moins de portée : «creativity is something that can change or be changed within an individual rather than being something that varies among individuals» (Runco et Sakamoto, 1999, p. 62).
Motivation et processus créatif
Comme nous l’illustre le schéma des deux tiers de Runco (2007), la motivation est indissociable de la créativité. Dans le cadre de la présente recherche, nous voulons être attentif aux effets du processus d’évaluation par les pairs à l’égard de la motivation de l’étudiant, condition fondamentale à l ‘expression de la créativité. Nous croyons que ce facteur devrait être sollicité grâce à la nature interactive du dispositif pédagogique, mais aussi, comme nous l’aborderons, par l’anticipation chez l’étudiant du feedback informationnel de ses pairs.
Il existe deux types de motivation : la motivation intrinsèque et la motivation extrinsèque, cette dernière se divisant en deux catégories, la motivation extrinsèque synergétique et la motivation extrinsèque non-synergétique. Selon Collins et Amabile (1999), la créativité se déploie à travers une interaction complexe de ces forces motivationnelles. Comme nous le verrons, la motivation intrinsèque, type de motivation qui émerge de l’implication personnelle de l’individu liée à l’amour de l’activité qu’il pratique, serait la plus importante dans le cadre du processus créatif. Cependant, de récentes découvertes (datant de 1993) d’Amabile, démontrent qu’un type de motivation extrinsèque, la motivation extrinsèque synergétique (synergetic extrinsic motivation) aurait une influence notable sur la motivation intrinsèque et pourrait ainsi nourrir le processus créatif dans certaines de ses phases.
Le forum d’échange: composante déterminante du dispositif pédagogique
Le forum d’échange dont nous explorons les effets dans le cadre de cette recherche est un moyen s’inscrivant dans une stratégie d’action planifiée visant à développer la créativité de l’étudiant. Le forum d’échange est la composante centrale du dispositif pédagogique que nous avons élaboré suite à notre recension des écrits sur la créativité.
Peraya décrit le dispositif pédagogique comme « l’ ensemble des moyens mis au service d’une stratégie, d’une action finalisée, planifiée visant à l’obtention d’un résultat» (Peraya, 1999, cité dans Brassard et Daele, 2003, p. 438). La stratégie que nous avons mise en œuvre afin de développer la créativité des étudiants comporte trois grands volets : le volet enseignement, le volet production et le volet évaluation.
Par l’ intermédiaire du volet« enseignement», l’étudiant apprend comment fonctionne le processus créatif et les principales stratégies cognitives favorisant la créativité (stratégies analogique, antithétique et aléatoire) telles que décrites par Fustier et Fustier (2006) et prend exemple de la démarche créative d’artistes et de créateurs 3D.
Lors du volet «production», l’ étudiant se voit remettre un devis de production énumérant différentes contraintes auxquelles il devra répondre afin de produire un design 3D à la fois pertinent et original. Le devis a été élaboré par le professeur dans le but de favoriser la recherche d’une idée et d’un traitement visuel créatif. Nous avons par exemple déjà évoqué le microprojet où l’ étudiant devait produire un design hybride pertinent et original en intégrant à un objet de la vie courante les caractéristiques formelles d’une marque de commerce n’ayant au préalable aucun lien avec l’objet sélectionné .
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Table des matières
INTRODUCTION
1. PROBLÉMATIQUE
1.1. Technologies informatiques et créativité sont-elles compatibles?
1.1.1. Art et technologie : les enjeux d’une cohabitation
1.1.2. La pérennité des outils
1.1.3. Les besoins de l’industrie
1.1.4. La formation universitaire
1.2. Question générale
1.3. Formulation du problème spécifique
1.4. Question de recherche
1.5. Hypothèses de recherche
1.5.1. Hypothèse concernant l’ effet du forum sur la créativité des productions
1.5.2. Hypothèse concernant les effets du forum sur le processus créatif des étudiants
2. CADRE DE RÉFÉRENCE
2.1. Les approches de la créativité
2.1.1. L’ approche mystique
2.1.2. Approche psychodynamique
2.1 .3. Approche psychométrique
2.1.4. L’ approche cognitiviste
2.1.5. L’ approche pragmatique
2.1.6. L’ approche confluente
2.2. La créativité: un construit multifacette
2.2.1. La créativité comme produit
2.2.2. La créativité comme processus
2.3. Motivation et processus créatif
2.4. Les facteurs personnels et métacognitifs favorables à la créativité
2.4.1. Facteurs personnels (personnalité et aptitudes)
2.4.2. Facteurs cognitif et métacognitif
2.5. Le forum d’échange: composante déterminante du dispositif pédagogique
Résumé
3. MÉTHODOLOGIE
3.1. Cadre d’expérimentation
3.1.1. Le contexte académique
3.1.2. Déroulement de l’activité
3.1.3. Les sujets
3.2. Les trois principales sources de données
3.3. Analyse de contenu des commentaires
3.3.1. Directives de publication données aux étudiants
3.3.2. Sélection des unités d’ enregistrement et élaboration des catégories analytiques initiales
3.3.3. Fiabilité des codes et limites de l’analyse
3.4. Dépouillement du questionnaire et analyse des bilans de production
3.4.1. Présentation et justification du questionnaire
3.4.2. Bilans de production
3.5. Évaluation des étapes de production par un juge-expert
3.5.1. Évaluation de l’évolution de la pertinence et de l’originalité
3.5.2. Limites méthodologiques liées à l’évaluation comparative des images
3.5.3. Procédure de validation inter-juges
4. PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
4.1. Utilisation quantitative des trois fonctions du forum
4.1.1. Visionnement des productions
4.1.2. Consultation des évaluations
4.1.3. Évaluation des productions
4.2. Analyse de contenu des commentaires publiés
4.2.1. Commentaires portant sur la créativité des productions
4.2.2. Commentaires ne portant pas sur la créativité des productions
4.2.3. Distribution de l’ensemble des commentaires analysés
4.3. Effets du forum sur le développement créatif des productions
4.3.1. Effets perçus par les étudiants sur le développement créatif de leur production
4.3.2. Effets perçus par le juge-expert sur le développement créatif des productions
4.4. Effets du forum sur le processus créatif des étudiants
4.4.1. Effets du forum sur la motivation à produire des étudiants
4.4.2. Effets du forum sur l’autorégulation des étudiants
4.4.3. Effets du forum sur les aptitudes des étudiants
4.5. Synthèse des résultats et discussion
4.5.1. Synthèse des résultats
4.5.2. Discussion sur la fiabilité des données et la validité des résultats
4.5.3. Discussion sur les effets combinés du forum
CONCLUSION
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