Vers un nouveau régime de croissance à définir : le capitalisme cognitif ?
La Théorie de la Régulation permet de s’interroger sur les mutations économiques en cours, et leurs conséquences sociopolitiques. L’instabilité du Fordisme, en tant que régime de croissance, à partir des années 70’s a conduit les travaux régulationnistes à chercher de nouvelles sources de renouvellement du capitalisme. Les travaux ont consisté à identifier une phase économique possédant les deux caractéristiques essentielles d’un régime d’accumulation : l’existence de cohérences institutionnelles et la présence d’une cohésion fondée sur un compromis distributif permettant une reproduction du régime à moyen terme (Mickaël Clévenot, 2008). Trois pistes d’identification ont émergé, prenant en compte le développement des nouvelles technologies, de la financiarisation, du travail cognitif, et proposent une interprétation spécifique du régime de croissance en construction.
Michel Aglietta positionne ainsi ces travaux sur le rôle majeur de la finance depuis les années 90’s aux États-Unis, qui se manifeste par la montée importante des valeurs financières par l’intermédiaire des fonds de pension, ayant un effet d’entrainement entre consommation des ménages, notamment retraités, et investissements tirés à la fois par la demande et la nécessité du renouvellement des équipements, particulièrement dans le secteur des technologies de l’information et de la communication. La transformation des formes d’épargne va pour M. Aglietta nourrir ce processus de croissance financière car les épargnants recherchent une épargne à rendement bien plus élevé que celui du secteur bancaire, et favoriser le pouvoir des investisseurs institutionnels. M.Aglietta évoque alors un capitalisme actionnarial mettant en avant une modification des rapports sociaux (rapport financier, salarial, marchand) au profit du rapport financier. C’est un changement-clé à la fin des années 2000, qui impose une norme de contrôle sous l’impulsion des actionnaires, et induit une recomposition du rapport salarial et marchand. Cela conduit à un changement structurel du capitalisme managérial à celui d’actionnarial (Liêm Hoang-Ngoc, 2005).
Considérant qu’un régime de croissance s’identifie par l’examen des crises et leur régulation, M. Aglietta propose le terme de « petites crises » qu’il identifie entre les années 80 jusqu’à celle des subprimes en 2008. Cette crise est celle de la valeur actionnariale, et demande la mise en place de régulation au niveau de l’intermédiation financière, des mécanismes favorisant la globalisation financière. Cette idée d’un capitalisme patrimonial dans lequel la valeur financière est une part importante, avec l’immobilier, de la richesse des ménages s’impose pour M. Aglietta, en tous les cas dans les pays où le vieillissement de la population semble inéluctable.
Robert Boyer développe quant à lui la thèse d’un régime anthropogénétique (2015), qui correspond pour lui à un régime de croissance dans lequel l’éducation, la formation, la santé, les loisirs deviennent prépondérants en termes de production et de consommation, et dont l’objectif est de reproduire l’homme par le travail humain.
Cette approche met en avant une logique des besoins sociaux contemporains distincte de celle du développement industriel, et un changement de forme du capitalisme. Les facteurs de changement sont divers en fonction des pays, mais l’accès aux biens fondamentaux (entre autres éducation et santé) est désormais considéré non seulement comme une conséquence de la croissance mais aussi la condition du développement économique. Les secteurs de la santé, éducatif et de transmission de la culture contribuent à la fois à la qualité de la vie et à la socialisation. Ils occupent donc une position hiérarchique, y compris dans les économies où la marchandisation porte aussi sur l’éducation, la culture et la santé.
Ce sont donc les pierres fondatrices du processus de socialisation propre à l’homme.
Cependant, leur bienfait n’est visible que sur un horizon humain, le cycle de la vie, et non dans la répétition des échanges économiques. Enfin, ils ne sont pas producteurs d’un bien ou un service unique, mais davantage d’un ensemble de services, parcours de soins ou une série de cursus faisant appel à une variété de compétences. Ce sont des secteurs dans lesquels l’obtention de gains de productivité est difficile, et demandant du personnel qualifié. De fait, selon R. Boyer ce sont des secteurs qui modifient le rapport entre capitalisme et innovation, une sorte d’exception : l’innovation étant associée tout à la fois au progrès technique, à la croissance de la productivité et à la réduction des coûts. Autant d’éléments qui ne s’accordent pas dans les secteurs du capitalisme anthropogénétique, comme le démontre l’augmentation des coûts de la santé aux Etats Unis alors que le progrès technique est tout aussi exponentiel.
Du côté de la demande, celle-ci se construit à partir d’une forte interaction avec les nouveaux objets techniques (objets connectés, visuel, jeux…). Ce capitalisme cognitif vise à placer au centre de la sphère de production et à intégrer à la sphère économique, marchande et non marchande, des ressources qui lui étaient largement extérieures. L’économie fondée sur la connaissance précède la genèse du capitalisme cognitif ; celui-ci consiste à une tentative par le capital d’encadrer les conditions de production de la connaissance.
La principale source de valeur est située dans le savoir mobilisé, et non plus dans les ressources ou le travail matériel ; de fait, une large partie des tâches de travail est désormais dédiée au traitement d’informations, et aux relations de services fondées sur l’échange de savoirs (Vercellone, 2009). Pour les chercheurs d’un capitalisme cognitif, les éléments structurants du fordisme sont rejetés. Le capitalisme cognitif va se construire par :
– Le processus de déplacement dans la sphère marchande des éléments de l’Etat Social : santé, éducation, culture, formation.
– Une division technique du travail, fondée sur la polyvalence, le savoir, la capacité d’innovation et d’adaptation au changement.
– La définition d’un nouveau cadre de propriété intellectuelle et remise en cause des brevets, licences…
– Le dépassement du travail à travers une vision en termes de dépense d’énergie (utilisation d’une force de travail).
Dans le capitalisme cognitif, le temps, la productivité et l’espace de travail ne sont plus la norme de la relation salariale. Si le salarié réintègre le savoir qu’il avait perdu dans le capitalisme industriel, la précarisation des relations salariales implique une montée du travail non mesuré et difficilement quantifiable, et qui implique de repenser la notion de temps de travail et de rémunération. Dans ce contexte, la différence entre travailleur salarié et indépendant tendrait à se brouiller (P. Dieuaide & al, 2008), et conduirait à une deuxième génération de salariat, que semble déjà décrire Supiot (2000) lorsqu’il parle des zones grises de l’emploi, et de citoyenneté sociale.
INTENSIFICATION ET DIVERSIFICATION DES FORMES PARTICULIERES D’EMPLOI : CONSEQUENCE OU REPONSE A LA RUPTURE DU RAPPORT SALARIAL FORDISTE ?
La rupture du rapport salarial fordiste a été favorisé par une segmentation du marché du travail, celle-ci permettant le déploiement des formes atypiques d’emploi progressivement à partir des années’70 (Section 1). Ces formes d’emploi ont évolué pour assouplir et flexibiliser les conditions d’emploi au sein des entreprises [CDD, temps partiel, annualisation]. Parallèlement de nouvelles formes de relations professionnelles ont émergé avec une triangulation de la relation d’emploi [Intérim, Groupement d’Employeurs, Société de Portage], et une multiplication des formes de travail indépendant autour d’un entrepreneuriat en solo ou d’auto-emploi (Section 2). Les politiques publiques d’emploi sont par ailleurs passées d’un soutien à l’insertion dans le marché du travail, à des stratégies d’activation des demandeurs d’emploi, bousculant les normes d’emploi, de métier et de poste de travail (Section 3).
Une accélération de la segmentation du marché du travail
La notion de segmentation du marché du travail provient d’un travail de recherche initié par Doeringer et Piore (1971) où les auteurs s’intéressent particulièrement aux règles de détermination des salaires, et de l’allocation de la main d’œuvre leur permettant de définir un type de gestion de l’emploi appelé principalement marché interne ou marché externe (K. Leduc, A.S. Genevois, 2012).
Leur analyse se situe aux Etats Unis dans le cadre de l’industrie manufacturière, à partir d’enquêtes auprès de ces ouvriers très largement des hommes syndiqués ; bien que ce soit alors un travail de recherche réalisée à un moment donné et dans un cadre spécifique, leurs travaux illustrent également le contexte fordiste, et les prémices de la rupture du rapport salarial. Doeringer et Piore présentent le marché interne comme une unité administrative dans laquelle la rémunération et l’allocation du travail sont gouvernées par un ensemble de règles et de procédures ; ce qui les met en opposition aux théories néo-classiques en insistant sur le fait que le marché du travail n’est pas un marché comme les autres car régi par des règles économiques mais aussi organisationnelles et institutionnelles. Les marchés internes agissent dans un environnement concurrentiel, dans lequel le salarié possède des connaissances spécifiques à la firme, entretenu par la formation interne, et qui vise à stabiliser la main d’œuvre pour permettre un retour sur investissement, mais aussi par des règles (rapport de force) entraînant à la fois une stabilité longue et une certaine rigidité. Par opposition au marché interne, les auteurs définissent les marchés externes du travail par la détermination du prix donc du salaire, de l’allocation de la main d’œuvre et les décisions de formation sont contrôlées directement par les variables économiques.
Au regard d’une rétrospective sur les politiques publiques de l’emploi en France, il est possible de décrire un accompagnement des mécanismes de segmentation du marché, dont l’intensification a été constante à partir de la rupture du modèle fordiste. Les lois ont d’une part permis d’assouplir la gestion de la main d’œuvre sur le marché primaire (loi sur le licenciement, sur le travail à temps partiel) tout en faisant du CDI la norme de référence de l’emploi, et en structurant le développement de l’emploi sur le marché secondaire à partir des années 80 (CDD, légalisation de l’Intérim) jusqu’aux nouvelles formes d’emploi (portage salarial, temps partagé, Coopérative d’Activité et d’Emploi).
Dans ce contexte de nouveaux statuts et formes d’emploi, la segmentation du marché du travail s’approfondit et s’élargit au sens de Gadrey, en faisant entrer la flexibilité dans les segments des marchés primaires et secondaires. Le récent rapport du Conseil National de l’Information Statistique, présidé par Bernard Gazier (2016) souligne l’extrême diversité des contrats (15 formes de contrat de travail) et d’unités de mesure de quotité de travail (8 formes) qui démontrent que la norme de référence (CDI au taux horaire) tend à se dissoudre dans une multitude de formes et donc de relations salariales.
Cette expansion des formes et types d’emploi questionnent alors au-delà de la notion de segment celle de la gestion de la discontinuité de l’emploi. Il est important de noter que, si dans l’emploi salarié, le CDI a pu perdre du terrain au profit des formes particulières d’emploi au cours des années 1980 et 1990, son poids fluctue depuis 2001 autour de 87 %.
Cependant, la part de l’emploi non stable a quant à elle doublé sur la période ; de même, si le CDI reste la norme, le temps partiel s’est très fortement propagé, et les différentes législations visant à assouplir la rupture du CDI ont également contribué à son maintien. Ainsi, selon la DARES la durée médiane des CDI échus (année 2012) montre une très forte hétérogénéité entre les secteurs. Si en moyenne la durée du CDI est de 22 mois, l’emploi industriel est davantage stable (entre 80 et 130 mois), alors que les activités de service ont des durées d’emplois entre 7 et 24 mois. Dans cette perspective la durée de l’emploi peut être à la fois un signe pour les entreprises de garder une main d’œuvre qualifié (industrie) mais sans empêcher désormais la flexibilité de l’emploi et la discontinuité des emplois tant dans les emplois moins qualifiés (restauration) que très qualifiés (ingénierie). Le passage entre les marchés secondaire et primaire ne semble pas se réaliser, et se trouve démontré par un fort niveau d’ancienneté des travailleurs présents sur le marché secondaire (COE, 2014).
Selon le rapport du CAE (2014), la hausse progressive de la part de l’emploi temporaire dans les années 1980 et 1990 a d’abord concerné des jeunes, et qui sont demeurés sur ce type de contrats.
Le vieillissement naturel de ces salariés conduirait à augmenter l’ancienneté moyenne sur le marché du travail des personnes en emploi temporaire. Le rapport met également en avant que la réinsertion sur le marché du travail (après une période au chômage) se ferait de plus en plus par le biais d’un emploi temporaire, ce qui accroît l’ancienneté moyenne sur le marché du travail. Ces éléments tendent à corroborer qu’une partie de la population active reste, de par son profil ou ses compétences, en dehors du marché primaire, même si la proportion semble relativement stabilisée.
L’entrepreneur ‘solo’, aux frontières de l’indépendance et du salariat
La situation professionnelle des actifs se partage depuis l’ère fordiste entre deux positions entre les salariés d’un côté et les non-salariés de l’autre. Les travailleurs dits « auto-employés » (ou self employé dans les statistiques européennes) ne sont ni salariés permanents, ni entrepreneurs employeurs, et sont classés parmi les non-salariés (Ketty Bravo-Bouyssy, 2010). Ils sont dans une situation hybride, s’approchant des créateurs d’entreprise par certains aspects et des salariés par d’autres, mais ils se différencient aussi par une forte hétérogénéité regroupant des professionnels très qualifiés, mais aussi une large part de travailleurs peu formés. Par conséquent, le concept d’auto-emploi est complexe car il intègre des groupes de travailleurs dont le statut n’est pas clair. Ces nouveaux travailleurs, qualifiés d’entrepreneur solo dans la sémantique du management, regroupent donc une diversité de profils et statuts. A côté des statuts historiques d’indépendants (commerçants, artisans, agriculteurs) plusieurs formes juridiques coexistent depuis les années 2000, et démontrent l’atomisation du travail visant tout à la fois à assouplir les règles de gestion mais limitant de fait la capacité entrepreneuriale (limitation éventuelle en Chiffre d’affaires, en recrutement). Si l’auto entrepreneuriat créé par la loi de modernisation de l’économie en 2008 a semble-t-il rencontré un fort succès (plus d’un million d’auto-entreprises fin 2015) et a donné l’impression de transformer la France en une vaste ‘entreprise de soi’, cette forme d’emploi a aussi révélé de nombreuses pratiques aux frontières de la zone grise de l’emploi, entre indépendance et salariat tronqué.
Une autonomie octroyée
Si près d’un tiers des auto-entrepreneurs sont en situation de chômage, des travaux révèlent des liens plus nombreux et plus profonds entre le sous-emploi et l’auto-emploi (Abdelnour, 2014 /Darbus, 2010).
Le statut d’indépendant se définit alors par une diversité de formes juridiques variées (auto entrepreneur, EURL, portage salarial) mais aussi avec l’Entrepreneur-Salarié en CAE par son principe de fonctionnement. Ces statuts peuvent d’abord être envisagés comme un instrument de sortie du chômage, comme forme d’un retour au travail, dans une lignée de mesures d’encouragement à la création d’entreprise cherchant à s’adapter en fonction du niveau de la compétence de la personne.
Le portage salarial s’est dans ce sens adressé, à sa création, aux cadres d’entreprises notamment du secteur informatique, alors que le statut d’auto entrepreneur vise davantage des activités techniques à faible qualification et s’adressant à une cible sociale élargie vers les classes populaires (Abdelnour, 2014).
La montée en puissance de ces nouvelles formes d’emploi repose sur la perception d’une autonomisation, entendu ici comme une sortie de l’organigramme de l’entreprise (E. Reynaud, dans F. Vatin, 2007) du fait des stratégies de flexibilité externe des entreprises, mais aussi par le désir de nombreux individus de se dégager de la tutelle de l’entreprise. L’externalisation des fonctions périphériques pour les entreprises a impulsé la forte croissance du secteur de services aux entreprises incluant les activités spécialisées, scientifiques et techniques (activités juridiques et comptables, conseil en management, logiciels, ingénierie et conseil en technologie, R&D, publicité et études de marché, etc.), et les services administratifs et de soutien aux entreprises.
Selon l’INSEE, ce secteur représentait en 2013, plus de 700.000 entreprises dont 54% d’entrepreneurs individuels, et représentait également 49% de l’emploi de l’ensemble du secteur des services marchands non financiers.
Au-delà de l’externalisation des services, le besoin des entreprises en personnels très compétents sur un domaine eu un temps donné a également facilité la création de ces emplois dits autonomes, sur des métiers à forte valeur ajoutée. A la différence d’autres activités moins qualifiées, il existe un certain nombre de métiers qui ne sont pas alors marqués par la précarité et la dégradation des conditions d’emploi (E. Reynaud, 2007). Ces évolutions apparues en France comme dans l’ensemble des pays européens ont conduit à la mise en place de dispositifs juridiques spécifiques (Italie, Allemagne, Pays Bas) autour du concept de para subordination et d’assimilation partielle entre travail indépendant et salarié.
Du côté des professionnels, plusieurs logiques sont aussi présentes. D’une part, la prise de distance visà-vis de l’entreprise peut être contrainte, du fait d’un licenciement, mais aussi souhaitée du fait d’inadaptation à l’organisation hiérarchique ou fonctionnelle interne mais aussi de pratiques professionnelles.
Les parcours professionnels recensés au sein des Coopératives d’Activité et d’Emploi sont bien représentatives de cette situation, dans le sens où le secteur des services aux entreprises est largement représenté au sein des CAE généraliste (conseil, informatique, formation). Au cours des entretiens réalisés, la notion de travail autonome, entendu sous la formulation ‘entrepreneur autonome’ est un leitmotiv des Entrepreneurs-Salariés. Ceux-ci considèrent que l’autonomie se définit par une mise au travail choisie et organisée par la personne, et qui semble davantage importante que les risques de dépendance économique par rapport à un ou plusieurs clients.
Un débordement flou entre travail indépendant et salarial
La frontière entre salariat et indépendants, au-delà d’une analyse relative à l’idée de prise de risque (essence de l’entrepreneur) et du niveau d’autonomie, requiert en réalité une diversité de critères : juridique de nature de l’entreprise (société ou entreprise individuelle), de propriété de l’entreprise, de droit applicable (commercial ou du travail). Ces critères conduisent alors à se questionner sur la notion de dépendance économique, mais qui ne désignent pas forcément l’idée de faux indépendant et donc de requalification en salariat (CNIS, 2016). L’indépendance économique ou non (production d’un chiffre d’affaires à partir d’un client) n’implique nécessairement pas une subordination formelle, en particulier dans la maîtrise du process et d’organisation de la production.
En France, plusieurs lois ont été élaborées afin d’accompagner le développement du travail para subordonnée, notamment celle de 2005 relative au gérant mandataire, puis celle de 2008 sur la présomption de non salariat. La loi ESS de 2014 quant aux CAE vient également compléter cette approche en créant le statut d’Entrepreneur-Salarié.
Ainsi, si le statut de travailleur indépendant n’implique pas nécessairement une dégradation des conditions d’emploi de la personne, il interroge sur la capacité de ces nouveaux entrepreneurs, ni vraiment indépendants ni directement subordonnés, à développer un chiffre d’affaires suffisant : c’està-dire un revenu décent, mais aussi un revenu permettant de leur assurer une protection sociale standard.
Les nouvelles formes de travail indépendant, auxquelles appartient le statut d’Entrepreneur-Salarié des CAE (COE, 2014), peuvent aussi s’appréhender comme outil d’aménagement de situations professionnelles précaires, pour des salariés peu qualifiés, ou davantage qualifiés mais en insertion professionnelle dans des secteurs difficiles. Dans ce sens, c’est bien une stratégie de contournement du chômage qui se met en place, poussant ces entrepreneurs à s’assurer eux mêmes contre le risque de chômage (Abdelnour, 2014).
La recherche d’un rapport au travail plus autonome, et qui trouverait son aboutissement dans l’entrepreneuriat individuel implique une réflexion sur le statut d’entrepreneur et sur sa définition.
Levratto et Ségrestin (2008) proposent de s’appuyer sur un raisonnement d’optimisation économique(gains versus coûts) entre statut salarié en entrepreneur, et qui conduit au passage du salariat à l’entreprenariat pour quatre raisons :
– trouver une issue au chômage, en créant son emploi en même temps que son entreprise ;
– suivre ses propres aspirations, et refuser l’autorité en travaillant à son compte ;
– obtenir un complément de rémunération, du fait de salaires trop faibles et/ou du temps partiel ;
– exploiter ses talents en trouvant une forme organisationnelle adaptée.
Dans les trois premiers cas, l’entrepreneuriat est une solution de dernier recours, et les chances de succès sont d’autant plus faibles. Pour Levratto et Ségrestin, seul le quatrième motif correspond à une image de l’entrepreneur comme un créateur doté de ressources, personnelles notamment, mais également financières, et doté d’une réelle appétence au risque. Ainsi, une activité produisant un revenu autre qu’un salaire ne peut alors définir l’individu comme entrepreneur.
Les différents statuts de travailleurs indépendants, dans lequel s’inscrit aussi celui d’EntrepreneurSalarié, interroge également sur le principe d’entreprenariat, en tant que coordination d’activités impliquant la capacité et la possibilité de l’entrepreneur à gérer des ressources humaines. Enfin, l’entreprenariat va de pair avec le principe de croissance de l’entreprise : l’entrepreneur, depuis JB. Say.
Vers une intensification progressive du temps de travail
Le passage d’un statut de salarié à celui d’indépendant interroge sur la place de la rémunération. La déconnection opérée entre chiffre d’affaires et rémunération du travailleur peut alors susciter non seulement des interrogations sur le niveau de revenu mais aussi sur le volume horaire nécessaire pour construire celui-ci.
Alors qu’un grand nombre des nouveaux emplois de travailleur indépendants sont le produit d’une externalisation, et d’une relation entre cœur de métier et périphérie de l’entreprise, le passage vers un contrat commercial peut impliquer un déséquilibre de la relation professionnelle au détriment du travailleur. Pour S. Bologna (1996) la durée du travail est impactée négativement avec le post fordisme. Le marché du travail postfordiste se définit par quatre caractéristiques qui ont contribué à augmenter la journée de travail effective :
– l’existence d’emplois avec une rémunération inférieure au seuil de pauvreté ;
– l’absence de travail, en particulier pour les jeunes ;
– la décentralisation des activités des entreprises, par cercle concentrique favorisant une baisse des réglementations sociales, au sein d’un système de sous-traitance en cascade ;
– un phénomène de miniaturisation de l’entreprise, illustré par l’expansion du travail autonome/indépendant. Ce type de travail est d’ailleurs pour S. Bologna bien plus qualifié que celui existant avant le fordisme.
Ainsi, ces différents facteurs, et particulièrement l’expansion du travail autonome, contribuent à l’augmentation réelle du temps de travail malgré une diminution formelle de celui-ci (Corsani. A, 2001), et à une baisse du coût travail soit par les mécanismes d’externalisation et de travail en réseau, soit par des subventions aux salaires des travailleurs les plus pauvres (Higelé, Khristova, 2007) sous forme d’abaissement de charges.
Ce travailleur indépendant, qualifié de deuxième génération par S. Bologna, est issu d’une mutation organisationnelle impliquant le passage d’une organisation hiérarchique à une collaboration en réseau, et un changement de paradigme technique dans lequel la production immatérielle devient prépondérante (A. Corsani).
Avec ces statuts de travailleur indépendant, l’espace et le temps de production se détachent : la rémunération est davantage basée sur un temps de disposition que sur une production. La frontière entre l’espace et le temps professionnel et privé devient particulièrement perméable, et implique une recomposition des lieux et temps de travail. L’interaction entre temps de travail et hors travail contribue à brouiller les mécanismes de construction de la rémunération.
Des politiques publiques accompagnant la diffusion de l’emploi non fordien
L’action publique a largement contribué au changement de mode de gestion de l’emploi, d’une part en assouplissant le droit du travail en faveur des contrats atypiques, et d’autre part en mettant en place une stratégie de valorisation de l’entrepreneuriat individuel. Celui-ci s’intègre plus largement dans un ensemble des dispositifs d’action publique qui visent à promouvoir l’autonomie de l’individu dans les différents domaines de sa vie sociale (travail, logement, formation…). Ces différentes catégories sociales où l’autonomie est valorisée peuvent être regroupés sous le terme d’entreprise de soi-même (Abdelnour/Lambert) ; cette entreprise de soi-même met alors en exergue le processus de mobilisation des ressources privées (personnelles, familiales, etc.) nécessaire pour y arriver.
La priorité de la mise au travail
Cet argumentaire en faveur de la promotion de l’initiative privée et de l’autonomie est aussi le reflet du tournant néolibéral en Europe dès les années 80, et en France avec la loi Madelin (1994). Ces mesures ont largement consisté à abaisser les exigences habituellement requises pour créer une entreprise (qualifications, capital de départ) et assister les entrepreneurs au moyen de systèmes et de dispositifs d’accompagnement, et conduisant à cette miniaturisation de l’entreprise, dans un contexte de discours moralisateur sur le travail et valorisant l’entrepreneur par rapport au chômeur. Cette stratégie d’emploi est relativement homogène en Europe, et s’articule autour de principes phares que sont l’employabilité, l’esprit d’entreprise et la responsabilité individuelle, dans un cadre d’orthodoxie budgétaire et d’activation des dépenses sociales (Ch. Erhel, 2012). Cette activation des politiques d’emploi s’illustre par une part grandissante des financements du chômage dédiés à la création d’activité.
La création d’une auto-entreprise concerne ainsi 35% de chômeurs et de précaires (CDD, Intérim) et à peine 8% de cadres (Ch. Erhel), et démontre que l’auto-emploi cherche à s’appliquer davantage aux personnes considérées comme non utiles au marché primaire, ou dont les compétences sont devenues obsolètes.
Ce soutien à l’initiative entrepreneuriale s’est mis en place à partir de soutien financier dès les années 80, avec l’ACCRE en 1979, et de formules juridiques facilitant la transition professionnelle vers l’entrepreneuriat.
C’est dans ce cadre-là que le Contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE) créé en 2003 permettra de structurer l’accompagnement à l’entreprenariat individuel, entre les Boutiques de Gestion, les couveuses d’entreprises, et les Coopératives d’Activité et d’Emploi. L’Etat, à travers son soutien à l’entrepreneuriat, a de fait créé un nouveau secteur professionnel autour de l’accompagnement à la création d’entreprise qui malgré son nombre relativement réduit, environ 3000 structures essentiellement associatives, semble aussi préfigurer les nouvelles politiques d’emploi.
C’est dans ce contexte particulier de crise de l’emploi et de la mise de politique d’activation que les CAE ont émergé et développé leur fonction d’accompagnement à la création d’activité.
A compter de la fin des années 1970, la lutte contre le chômage a pris le pas sur la fidélisation de la main-d’œuvre dans les objectifs des politiques publiques. Par des modifications du cadre juridique ou par des incitations fiscales, l’action publique a favorisé l’essor de certaines formes d’emploi atypiques.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 – UN RAPPORT SALARIAL EN TRANSFORMATION : NOUVELLES FORMES D’EMPLOI ETDECONSTRUCTION DU MODE DE REMUNERATION FORDISTE: CADRAGE THEORIQUE ET CONTEXTUEL
CHAPITRE 1 – LA FIN DU COMPROMIS FORDIEN : A LA RECHERCHE D’UN NOUVEAU MODE DE REGULATION
CHAPITRE 2 – INTENSIFICATION ET DIVERSIFICATION DES FORMES PARTICULIERES D’EMPLOI : CONSEQUENCE OU REPONSE A LA RUPTURE DU RAPPORT SALARIAL FORDISTE ?
CHAPITRE 3 – LES MODES DE REMUNERATION POSTFORDISTE : UN NOUVEAU PARADIGME DES RELATIONS SALARIALES
PARTIE 2– LA COOPERATIVE D’ACTIVITE ET D’EMPLOI, UNE SCOP AUX RELATIONS SALARIALES EN GESTATION
CHAPITRE 1 – UNE LECTURE DE LA RELATION DE TRAVAIL EN CAE AU PRISME DE LA FORMATION DE LA REMUNERATION
CHAPITRE 2 – LA COOPERATIVE D’ACTIVITE ET D’EMPLOI, UN MODELE DE COOPERATIVE ATYPIQUE
PARTIE 3– L’ENTREPRENEUR-SALARIE, FIGURE D’UNE HYBRIDATION DES FORMES D’EMPLOI
CHAPITRE 1– LA CONSTRUCTION D’UNE ORGANISATION COLLECTIVE : DEPASSEMENT DE
L’ENTREPRENEURIAT EN SOLO
CHAPITRE 2–VERS UN MODELE DE RAPPORT AU TRAVAIL STABILISE MAIS SPECIFIQUE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
LISTE DES SIGLES
ANNEXES
TABLE DES MATIERES
RESUME
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