Le temps macrosocial
Selon Elias (1996), « le mot « temps » désigne symboliquement la relation qu’un groupe humain (…) établit entre deux ou plusieurs processus dont l’un est normalisé pour servir aux autres de cadre de référence et d’étalon de mesure » (p. 52). Le temps n’est donc pas une donnée abstraite qui se déroulerait sans l’humanité, pas plus qu’il n’est un objet propre aux sciences. Le temps est une perception de la succession des événements que l’on vit. Il devient une séquence par l’élaboration d’une image mentale qui synthétise les informations reçues. C’est bien en référence à des événements biologiques et sociaux que se construit son étalonnage. Il est une élaboration, de plus ou moins haut niveau de synthèse, appuyée sur des événements naturels et sociaux qui, dans leur succession, forment un flux uniforme et continu. Le temps est donc tout à la fois fruit de l’expérience naturelle et sociale et moyen d’orientation de l’humanité.
la construction du temps social
En concluant à l’origine sociale du temps dans « les formes élémentaires de la vie religieuse », Durkheim (1912) introduit ce qui deviendra sans nul doute le socle de la sociologie du temps, en déterminant que « (…) c’est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps » (p. 628).
Il développe alors la notion de « temps total », un rythme de vie collective qui prédomine tout autre forme de rythme dont il est le résultat. À l’exemple du temps religieux qui est total parce qu’il implique une relation au temps et aux temps. Cette première idée ne tardera pas à être affinée par d’autres. D’abord prolongée par Halbwachs (1950) qui, pour résoudre le problème du rappel et de la localisation des souvenirs, distinguera les temps collectifs propres aux groupes sociaux. Puis Gurvitch (1963) développera « la multiplicité des temps sociaux » et la première échelle temporelle : « temps macrosociaux » et « temps microsociaux». Le niveau macrosocial est un « temps total » ou plus exactement une bataille pour affirmer son temps social, tandis que le niveau microsocial est une production qui suit la stratification sociale et qui la révèle. Cette distinction se retrouve aussi chez Sorokin (1964, cité par Pronovost 1996) dans le « temps socioculturel» éminemment qualitatif qui « ne s’écoule pas de manière uniforme à l’intérieur d’un même groupe ou d’une même société » (p. 171) . Le temps devenu une construction sociale plurielle, le rapport que chaque temps entretient avec les autres, ainsi que le rapport que les groupes sociaux entretiennent avec chaque temps, devient un objet d’étude à part entière. Il s’agit alors de caractériser les différents temps sociaux pour en appréhender le niveau d’interaction.
Pour Sue (1993), les temps sociaux sont « les grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour designer, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance et une valeur particulière » (p. 64). Nous admettrons donc que les temps sociaux suivent une structure en constante évolution qui les organise et les hiérarchise. L’auteur situe le temps de travail, le temps libre, le temps de l’éducation comme « les grandes alternances [contemporaines] qui scandent la vie sociale au quotidien » (p. 63). Mais à ce niveau, le travail de définition ne permet pas de percevoir ce que recouvre chaque temps social. Grossin (1996), en cherchant à rendre perceptible l’imperceptible, développe trois notions temporelles essentielles bien qu’incomplètes : le « milieu temporel », la « culture temporelle » et le « cadre temporel ». Outre la dimension proprement physiologique sur laquelle s’attarde l’auteur (respiration, rythme cardiaque, etc.), nous retiendrons que le milieu temporel – entendu comme « un assemblage de plusieurs temps » (p. 40) – inscrit le temps dans son environnement. Il distingue le temps rural du temps urbain. Le temps rural est en partie conditionné par son activité socioéconomique très largement agricole, laquelle obéit à des cycles réglés par le milieu naturel. Au contraire, le temps urbain n’est que peu affecté par ces cycles, l’activité économique étant réglée sur le mouvement de l’horloge. À cette dimension à la fois géographique et socio-économique, il adjoint une dimension sociale par la notion de « milieu restreint » (famille, etc.). Mais l’auteur ne fait que citer la possibilité d’utiliser cette notion sur des groupes restreints sans réellement en délimiter la portée. Nous retiendrons que le milieu temporel est définit par l’espace (maison, école, etc.).
Le milieu s’entoure d’une culture temporelle que nous pourrions la définir simplement comme toute culture. Mais elle correspond davantage à une représentation du flux temporel. Elle inscrit le continuum passé-présent-futur dans l’activité sociale. Par exemple, le « temps sacré » des sociétés traditionnelles est tourné vers le passé, c’est le retour au temps premier qui protège de l’inconnu et de l’angoisse de ne pas connaître l’avenir. Au contraire, le « temps du travail » voit l’avenir prendre le pas sur le passé et faire du futur la valeur fondamentale de l’action (modernisation, reconstruction, planification, etc.)., ce sont les idéologies du combat pour de meilleurs lendemains. Mais comme le souligne Hartog (2003) le futur, ce qui sera, devient aussi inéluctable qu’insaisissable et reprend son caractère anxiogène tandis que l’avenir, ce qui adviendra, comme horizon obscurci par des anticipations fait toujours plus de place à l’incertitude et à la menace, et renforce le repli des moins préparés dans un « présentisme pesant et désespéré » (p. 126). Il en va de même avec la culture de l’urgence (Aubert, 2003), construite sur l’instantanéité de la communication, le profit immédiat et les nouvelles technologies d’information, ce qui amène l’individu à vivre dans une « temporalité immédiate ». Émergent alors deux individus : un « individu adapté, qui jouit de l’accélération » et, à l’opposé, « un individu pulvérisé par la vitesse d’une société qui l’écrase parce qu’il ne peut plus y inscrire le moindre projet » (p. 342). La culture temporelle est aussi une forme de gestion du temps. Hall (1983) met en avant le caractère culturel de l’organisation du temps, en opposant les systèmes temporels de différents pays. La culture temporelle semble en ce sens comporter une dimension macrosociale. Cependant, cette notion ne nous permet pas de maîtriser l’origine des cultures temporelles, les transitions de l’une à l’autre et leurs effets. Nous verrons d’ailleurs plus tard qu’elles ne sont pas que macrosociales.
Enfin, la notion de « cadre temporel » est sans doute pour cela la plus aboutie, car la plus complète. Elle s’appuie sur l’espace pour définir la substance du temps. Elle est des trois dimensions, la plus microsociale. L’auteur en développe une acception très rigoureuse. Il en dresse les grandes caractéristiques. Le cadre temporel varie selon trois grands facteurs. Tout d’abord, la rigidité et la coercition immanente ; ensuite, vient le caractère répétitif, à travers la régularité et la réitération ; enfin son caractère retranché qui institue une dichotomie entre deux temps sociaux. L’auteur pousse plus loin l’analyse des cadres temporels à travers six dichotomies : naturel /construit ; personnel/collectif ; actif/passif ; structuré/astructuré ; subi/choisi ; quotidien, hebdomadaire ou annuel, et précise que ces cadres temporels se juxtaposent, se concurrencent, s’imbriquent ou s’harmonisent. Ces éléments permettent de distinguer l’activité en présence et donc le rapport au temps qu’elle sous-tend. Le cadre temporel apparaît antinomique du milieu temporel. Le premier est un temps contraint fondé sur le mouvement mécanique (l’horloge) et n’admet pas le milieu temporel. Le second est libre et souple et admet potentiellement des cadres temporels.
En comparant sommairement le temps de travail et le temps libre, on comprend mieux l’influence du cadre temporel sur le rapport que l’on entretient au temps. Tout d’abord, la nature de l’activité ne construit pas les mêmes cadres. L’ouvrier à l’usine et l’ouvrier agricole n’ont pas le même cadre temporel. L’un est construit et quotidien, l’autre est naturel et annuel. La rigidité du cadre temporel est aussi proportionnellement inverse à la stratification sociale. Dans l’entreprise, les cadres sont plus souvent pourvus de temps de travail flexible que les ouvriers ou employés. Nous verrons par ailleurs qu’ils cumulent aussi de nombreuses activités hors travail. Cela amène à une gestion rigoureuse du temps qui vient rigidifier l’emploi du temps. Au contraire, les ouvriers et dans une certaine mesure les employés cherchent, comme nous le verrons à l’assouplir comme pour se libérer des contraintes pesantes d’un travail répétitif. Travail et loisirs sont bien imbriqués, mais l’un évacue l’autre, chacun est délimité autant par l’espace que par la loi (encore que les nouvelles formes de travail puissent rendre cette limite plus ou moins perméable comme dans le cas du travail à la maison). Dans le cadre des loisirs, le choix de l’activité définit autant que l’espace dans lequel elle s’effectue le caractère dichotomique. La piscine est un cadre collectif, choisi, actif, si l’on en choisit la périodisation. Car dans le cas de cours de natation, le cadre temporel devient subi. À l’opposé une activité de pleine nature est un cadre temporel personnel, choisi, actif inscrit dans un milieu temporel qui définit la périodisation par les saisons.
Un temps macrosocial qui structure les autres temps
Le temps dominant est à la fois un produit et une représentation collective, variable selon les sociétés et les époques. Il dépend avant tout de la manière dont les sociétés exploitent leurs ressources naturelles (W. Grossin, 1996). C’est l’activité principale de subsistance des sociétés qui traduit les représentations collectives dominantes. En France, avant la révolution industrielle, le temps est agricole et s’appuie sur des phénomènes naturels. Tandis que le temps des usines qui lui succède est lié au mouvement mécanique des machines. Le temps dominant est donc bien au fondement de l’organisation sociale. Ainsi, pour tous, indépendamment de l’origine sociale, il domine et structure les autres temps sociaux. Pour Sue (1994) la nature du temps dominant est fluctuante, elle accompagne l’évolution technologique et marque des ruptures qui traduisent « un changement de société, voire de civilisation » (p. 121). Mais l’avènement d’un temps dominant est un processus long traversé par bien d’autres temps.
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Table des matières
Introduction
Le temps comme problématique
Première partie : La construction sociale du temps, un cadre théorique et méthodologique
1 Le temps macrosocial
1.1 la construction du temps social
1.2 Un temps macrosocial qui structure les autres temps
1.3 L’école, un temps social dominé qui domine les âges de la vie
1.3.1 La fréquentation scolaire
1.3.2 L’âge scolaire
1.3.3 L’enfance et la jeunesse : l’effet de la massification scolaire
1.4 L’avenir comme raison
1.4.1 Anticipation et rapport à l’avenir
1.4.2 Représentations de l’avenir et niveaux de planification
2 le temps socioculturel, espaces de socialisation
2.1 Un éthos temporel de classe ?
2.1.1 Ouvriers et les employés
2.1.2 Agriculteurs, commerçants et artisans
2.1.3 Cadres, professions intermédiaires et classes dominantes
2.1.4 les populations précaires
2.2 De quelques pratiques temporalisés
2.2.1 la santé, prévenir ou guérir ?
2.2.2 L’argent de poche : un placement à long terme ?
2.2.3 Le temps libre des adultes
2.3 Le temps dans la famille
2.3.1 Du temps parental au temps éducatif
2.3.2 le temps éducatif parental quotidien
2.3.3 Stratégie, éducation et scolarité
2.3.4 Les loisirs des enfants: un temps vraiment libre ?
3 Le temps de l’école, un temps institutionnel
3.1 Le temps de l’école
3.2 De la maternelle au collège : apprivoiser le temps
3.3 Les temps du lycée
3.4 le non-projet des lycéens
4 Les matrices disciplinaires dans l’enseignement supérieur : espace de socialisation secondaire
4.1 Les « manières » d’étudier : le temps comme complice, l’avenir comme condition
4.1.1 Un clivage temporel entre les filières
4.1.1.1 le temps de travail des étudiants
4.1.1.2 L’ascétisme : vertu ou soumission
4.1.2 Les étudiants et le projet
4.1.3 Une tripartition temporelle des études
4.1.3.1 le passé
4.1.3.2 le présent
4.1.3.3 le futur
Conclusion de la première partie
5 Méthodologie
5.1 Une méthodologie inscrite dans le temps
5.1.1 Une enquête exploratoire comme préalable nécessaire à la recherche
5.1.2 Une enquête par questionnaire auprès des aspirants
5.1.2.1 Un questionnaire comme point de départ
5.1.2.2 Les grands thèmes
5.1.2.3 Terrain et échantillon
5.2 Un ancrage qualitatif fort
5.2.1 Une enquête longitudinale par entretiens
5.2.2 L’échantillon qualitatif
5.2.3 Des entretiens répétés temporalisés
5.2.3.1 Programmation et répétition aléatoires : l’enquêteur prisonnier du temps
5.2.3.2 La situation d’enquête et la relation de confiance
5.2.3.3 Un guide d’entretien semi-directif au long cours
5.2.3.4 analyses et place du discours
Deuxième partie : Les boursiers, une population hétérogène
6 L’hétérogénéité des boursiers
6.1 L’ouverture sociale des CPGE à l’aune des bourses sur critères sociaux
6.1.1 Les distinctions sociales au sein des boursiers
6.1.2 Les BCS suivent la ségrégation du supérieur
6.2 Les boursiers de CPGE : l’exemple de l’académie de Nantes entre 2008 et 2010
6.2.1 Le taux de boursiers par établissement
6.2.2 Le taux de boursiers par PCS
6.2.3 Le taux de boursiers par secteur
6.2.4 Le taux de boursiers par CPGE
6.2.5 Le taux de boursiers par échelon
6.2.6 Origine géographique des boursiers
6.2.7 Origine scolaire des boursiers
6.3 Bourse, famille et vicissitudes
6.3.1 Être boursier en CPGE, pas toujours simple
7 La famille, le temps et l’école
7.1 Catégorie professionnelle des parents
7.1.1 Les pères
7.1.2 Les mères
7.1.3 Les grands-parents
7.2 Homogamie et hétérogamie des parents
7.3 Le temps éducatif et l’éducation au temps
7.3.1 les parents et le temps parental éducatif
7.3.2 Les parents et le temps semi-scolaire
7.3.3 L’école au centre des préoccupations
7.4 Le temps du secondaire
7.4.1 privé ou public
7.4.1.1 Latin, Europe, et options qui classent
7.4.1.2 Filières et établissements au lycée
8 Le temps de l’orientation post-bac
8.1 L’orientation en CPGE
8.2 Le choix d’une orientation en CPGE
8.2.1 L’avenir ouvert pour tous
8.2.2 Surtout pas la fac !
8.2.3 L’anticipation et l’information
8.2.4 À connaissance limitée : orientation tardive
8.3 Le choix d’une CPGE
8.3.1 Vouloir partir
8.3.2 Vouloir partir mais devoir rester
8.3.3 Vouloir rester
8.3.4 La spécificité des présup’
Conclusion de la deuxième partie
Troisième partie : Le temps des CPGE à l’aune des boursiers
9 Le temps des boursiers de CPGE
9.1 Les CPGE, un milieu temporel
9.1.1 Le temps en CPGE
9.1.2 Les desseins post-CPGE
9.2 Des portraits pour saisir le temps
9.3 La filière littéraire
9.3.1 Mélodie
9.3.2 Marie
9.3.3 Thibaut
9.4 La filière scientifique
9.4.1 Malik
9.4.2 Julien
9.4.3 Peter
9.5 La filière économie
9.5.1 Pierrick
9.5.2 Bastien
9.6 Les cultures temporelles des CPGE
9.6.1 Fragmentation en cadres temporels
9.6.2 Autonomie temporelle
9.6.3 Rapport aux savoirs
9.6.4 Fragmentation en période
10 Après La CPGE
10.1 Départ après une année de CPGE
10.1.1 Manuel
10.1.2 Morgane
10.1.3 Violaine
10.2 Deux années de CPGE
10.2.1 Anouchka
10.2.2 Goulven
10.2.3 Xinh
10.3 Que sont-ils devenus ?
10.3.1 Les élèves de CPES
10.3.2 Vers les grandes écoles
10.3.3 Vers les universités
10.3.4 Abandon
Conclusion de la troisième partie
Synthèse : pour une typologie des boursiers de CPGE
Conclusion générale