Contrairement aux sciences sociales américaines qui doivent une part importante de leur développement à l’analyse des relations ethniques, la recherche française s’est longtemps caractérisée par un désintérêt général à l’égard de cette question avant d’en arriver ces dernières années à établir des constats d’ethnicisation de la société . Toutefois, cet intérêt récent accordé à la thématique des relations ethniques et de l’ethnicité dans le cadre du débat national et des études sur le phénomène migratoire, n’est pas sans susciter des malentendus, des divergences de vue et des confusions quant au statut analytique à accorder à des notions aussi ambiguës que celles de communauté, d’identité culturelle ou de pluriculturalisme, qui sont l’expression d’enjeux idéologiques et l’objet d’une circulation entre discours savant et discours politique.
Ainsi, les termes du débat politico-idéologique, jusqu’ici portés sur l’assimilation des immigrés, s’orientent de plus en plus vers une discussion sur le multiculturalisme, faisant de l’ethnicité une question centrale au risque de réifier des identités et des groupes sous prétexte de ne plus vouloir en ignorer l’existence. Ce risque est particulièrement sensible dans les débats qui traversent en ce moment la science démographique autour de la question de l’introduction des informations sur les «origines ethniques » dans les enquêtes statistiques. Notamment, le constat de décalage entre les catégories officielles et les classifications sauvages amène certains chercheurs à envisager la question de la catégorisation ethnique sous l’angle de sa transcription statistique au nom d’un ajustement des principes à la «réalité ». Simultanément, le débat porte sur les effets de « fixation des groupes ethniques » par l’appareil statistique alors que les identifications sociales sont diverses et que celles qui se constituent sur des bases ethniques sont elles-mêmes labiles et fluctuantes. Certains se demandent alors si ce durcissement des catégories ethniques n’aura pas pour effet d’enfermer des individus dans des identités sociales labellisées en fonction de leurs « origines » alors que celles-ci sont parfois multiples et souvent non pertinentes .
De l’ethnie à l’ethnicité : perspectives anthropologiques sur le groupe ethnique
L’anthropologie a donné naissance à une longue tradition de travaux de terrain centrés sur l’étude des groupes ethniques. Pourtant, on ne peut pas dire que, jusqu’à une période récente, cette notion fut l’objet d’investigations particulières . Dans son Traité de sociologie primitive, Lowie n’aborde la question que de manière très détournée pour consacrer l’essentiel de ses analyses aux relations et aux terminologies de parenté ainsi qu’aux conditions d’émergence de l’État. Tout fraîchement sortis des universités européennes et américaines, les jeunes ethnographes de l’époque devaient, pour « faire leurs classes », choisir un terrain — et par là même une forme traditionnelle définie comme « groupe ethnique » ou comme « tribu » —, se rendre sur place et, après avoir fait connaissance de la population locale, pris les contacts nécessaires avec quelques informateurs et appris le dialecte parlé par la population, se lancer dans un examen détaillé et complet des systèmes de parenté, des mécanismes économiques, de la religion, des arts et de l’organisation sociale du groupe ethnique en question.
Dans cette perspective, largement dominante jusque dans les années 60, le groupe ethnique n’est rien d’autre que le cadre social dans lequel se développe, se transforme et se modifie une culture spécifique. Il se caractérise par une forte homogénéité, une cohérence et, simultanément, un isolement économique, dialectal et social vis-à-vis de son entourage.
« Schématiquement, on peut dire que le groupe ethnique était présenté comme un groupe fermé, descendant d’un ancêtre commun ou, plus généralement, ayant une même origine, possédant une culture homogène et parlant une langue commune ; on y ajoutait, mais pas toujours, un autre trait : groupe constituant une unité d’ordre politique ».
Munis de cette conception du groupe ethnique comme un groupe porteur de culture, les anthropologues ont multiplié les enquêtes ethnographiques visant à dresser un inventaire des traits culturels dans le monde. Des cartes ethnographiques furent alors ébauchées visant à délimiter les espaces culturels de chaque groupe ethnique afin d’élaborer de véritables atlas continentaux. Ainsi, Murdock a rassemblé dans son Ethnographic Atlas un résumé codé des renseignements contenus sur plusieurs milliers de fiches concernant plus de 400 sociétés dans le monde, soigneusement sélectionnées dans le but de faire des comparaisons et d’établir des corrélations .
Le traitement de l’ethnicité par la sociologie américaine
Les relations ethniques dans la sociologie urbaine
La question des relations interethniques a été centrale dans la tradition sociologique américaine. L’école de Chicago en fit un thème majeur de ses investigations dans cette Amérique du début du siècle habitée par des populations diverses issues des vagues successives d’immigration.
Dès les années 20, Park et Burgess ont beaucoup contribué au développement de cette question avec l’élaboration de la théorie cyclique des relations ethniques. Mais c’est d’abord à l’œuvre monumentale de Thomas et Znaniecki sur l’adaptation des paysans polonais que l’on doit les premières analyses qui mettent l’accent sur les processus de désorganisation sociale et d’assimilation de migrants installés dans les grandes villes américaines :
« Sous l’influence de l’évolution technique et économique, puis davantage encore sous l’effet de l’immigration, un groupe social, d’abord organisé, commence par se désorganiser, puis se réorganise ensuite, sans pour autant être totalement assimilé au groupe d’accueil, dans la mesure où peuvent survivre parallèlement des formes culturelles atténuées du groupe originel, dont les valeurs sont toutefois moins restrictives » .
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE – LA QUESTION DE L’ETHNICITE DANS LES SCIENCES SOCIALES
I. L’ETHNICITE DANS LES SCIENCES SOCIALES ANGLOSAXONNES
I.1. De l’ethnie à l’ethnicité : perspectives anthropologiques sur le groupe ethnique
I.2. Le traitement de l’ethnicité par la sociologie américaine
I.2.1. Les relations ethniques dans la sociologie urbaine
I.2.2. La reformulation fonctionnaliste de l’assimilation
I.2.3. La « nouvelle ethnicité »
II. LES SCIENCES SOCIALES FRANÇAISES ET L’ETHNICITE
II.1. La recherche devancée par les faits
II.2. Territoires et réseaux ethniques
II.3. La question de l’origine ethnique dans la statistique publique
II.4. L’ethnicisation de la France et la crise de la modernité
DEUXIEME PARTIE – LA CONSTRUCTION SOCIALE DE L’ETHNICITÉ EN MILIEU URBAIN
I. LA CONSTRUCTION SOCIALE DES « PROBLEMES PUBLICS »
I.1. Les approches normatives des problèmes sociaux
I.2. Les problèmes sociaux comme activités de revendication
II. L’EMERGENCE DE LA BANLIEUE COMME CATEGORIE ETHNICISEE
II.1. Les deux faces de la banlieue dangereuse : naissance d’une catégorie juridique, géographique et sociale
II.2. La construction sociale du « malaise » des banlieues
II.3. L’ethnicisation du problème des banlieues
II.4. L’image du ghetto dans la représentation de la banlieue
TROISIEME PARTIE – LES CATEGORIES ETHNIQUES ET LEURS USAGES DANS UN QUARTIER « SENSIBLE »
I. LE QUARTIER DE L’ARIANE A NICE : UN CAS D’ESPECE DU « MALAISE DES BANLIEUES »
I.1. Caractéristiques générales du quartier de l’Ariane
I.1.1. Repères géographiques
I.1.2. Histoire et développement du quartier
I.1.3. Sociographie de l’Ariane
I.2. L’Ariane sous toutes ses coutures
I.2.1. Le décor et l’envers du décor
I.2.2. Le pôle de référence des quartiers « sensibles »
I.2.3. Le cas d’espèce du problème des banlieues
I.3. La configuration d’un événement comme cas d’espèce du « malaise des banlieues »
I.3.1. La pertinence informationnelle de l’événement
I.3.2. La réduction de l’indétermination et de la complexité de l’événement
I.3.3. L’inscription de l’événement dans un champ pratique
II. SAILLANCE DE L’ETHNICITE DANS LA PRESSE DE PROXIMITE
II.1. Les activités routinières de la vie des quartiers
II.2. Les problèmes de quartier
II.2.1. Les problèmes liés à l’incompétence bureaucratique
II.2.2. La délinquance : un problème lié à un défaut de moralité
III. UN PROCESSUS PARADOXAL : L’EMERGENCE DE L’ETHNICITE DANS LE TRAITEMENT INSTITUTIONNEL DU MALAISE DES BANLIEUES
III.1. Une tentative de « désenclavement » de l’Ariane : Le théâtre Lino Ventura
III.1.1. La programmation culturelle
III.1.2. La mise en scène d’un théâtre ordinaire
III.1.3. La prise en compte des spécificités ethniques dans le maintien du cadre institutionnel
III.2. Cadre scolaire et catégories ethniques : le collège Maurice Jaubert
III.2.1. Scènes et acteurs de la vie scolaire
III.2.2. L’instauration d’un ordre négocié : les cultures ethniques dans l’encadrement de la vie scolaire
III.2.3. L’usage tactique de l’ethnicité dans le maintien de l’ordre scolaire
III.2.4. La Structure adaptée pour enfants tziganes
IV. NEGOCIATION ET MISE EN JEU DES IDENTITES ETHNIQUES ET DES IDENTITES DE QUARTIER CHEZ LES JEUNES
IV.1. Le récit de Nourredine : l’identité comme savoir sur soi dans le rapport à Autrui
IV.1.1. La construction des images de soi
IV.1.1.1. Arabes versus Français : une identité minoritaire
IV.1.1.2. Arabes versus Harkis et Arabes versus Gitans : une identité déshonorée
IV.1.1.3. Gitans versus Arabes : une identité stigmatisée. Ou les loups contre les brebis
IV.1.2. Le mythe fondateur de l’unité du quartier
IV.2. Incivilité et ethnicité à bord de la ligne 16
IV.2.1. Les transports urbains niçois
IV.2.2. Prendre place dans le bus : quelques règles d’usage
IV.2.3. Le carré du fond comme « territoire du chez soi »
IV.2.4. Le repli vers l’avant comme stratégie de distanciation
IV.2.5. La saillance de l’ethnicité dans le fond des bus
CONCLUSION
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