La construction psychique par la construction corporelle
la peau
La peau est un organe qui apparaît dès le deuxième mois de la vie embryonnaire. Elle est issue de la couche cellulaire la plus externe de l’embryon : l’ectoderme. Les organes des cinq sens naissent eux aussi de cette couche. Ainsi le goût, l’odorat, l’audition, la vision et le toucher proviennent de cette même racine. Le poids de la peau à la naissance “représente 19,7% du poids total du corps […] presque identique à ce qu’il est chez l’adulte : 17,8%, ce qui suggère […] l’importance permanente de la peau dans la vie de l’organisme” (Montagu, 2021, p. 14). Ainsi, la précocité de la création de la peau et le poids qu’elle représente tout au long de la vie peuvent montrer l’importance de cet organe. La peau assure plusieurs fonctions physiologiques : tout d’abord elle a un rôle de protection contre les agressions extérieures. Elle offre une fonction sensorielle et assure un rôle de régulation thermique. Pour finir, elle assure le rôle de régulateur métabolique afin de stocker des graisses, de l’eau et assure leur libération lorsque cela est nécessaire. La peau est donc un organe sensoriel, mais la sensibilité de cette dernière est variable suivant les parties du corps. Cela peut s’expliquer en partie du fait des fonctions assurées par la partie du corps recouverte par la peau (Montagu, 2021, pp. 14-16).
Cette représentation met en avant un hémisphère cérébral en coupe frontale avec les différentes parties du corps en fonction de leur niveau de sensibilité. Sur ce schéma, les zones les plus développées en termes de sensorialité sont représentées à une échelle supérieure par rapport à d’autres zones. Par exemple, le visage et particulièrement la bouche détiennent de nombreux récepteurs sensoriels, alors que la jambe est bien moins représentée.
La peau est présente dans de nombreuses expressions françaises, au travers desquelles lui sont attribuées d’autres fonctions que celles citées ci-dessus. On dit par exemple que l’on est “à fleur de peau” pour désigner un état de sensibilité émotionnelle. De la même manière, lorsque l’on parle d’un état amoureux, on dit “avoir quelqu’un dans la peau”. Par ailleurs, lorsque l’on parle d’un comédien qui joue une pièce, il “entre dans la peau du personnage”, il s’agit là d’une fonction d’incarnation physique mais aussi d’identification psychique pour “coller à la peau” du rôle. On peut aussi “entrer en contact”, ce qui fait automatiquement appel à la liaison physique mais aussi psychique dans un but de communication. De plus, lorsqu’on se trouve dans une situation de danger, on cherche à “sauver sa peau”, elle prend ici une importance vitale et semble être la partie corporelle résumant tout l’être. Toutes ces expressions désignent la peau de manières différentes. Plus qu’une enveloppe physique, elle a ici une fonction émotionnelle, d’incarnation du sujet et elle est décrite comme une partie englobant le corps et le psychisme. Ici, la peau et le Moi (psychisme) se lient dans des expressions et signent ainsi leur corrélation (Anzieu, 1995, p. 35). Par ailleurs, notre peau réagit aussi au climat. Nous frissonnons et nos poils se dressent lorsque nous avons froid, nos doigts de mains et de pieds deviennent froids car le sang se dirige vers les organes vitaux. De la même manière, nous transpirons et rougissons sous l’effet de la chaleur pour réguler notre température et permettre à notre corps de s’adapter. La peau peut aussi laisser paraître nos émotions, elle joue alors un rôle de miroir des émotions. Ainsi, lorsque nous sommes gênés ou en colère, nos joues rougissent et traduisent notre inconfort. De même, lorsque nous avons une peur intense, nous pouvons devenir blêmes, notre peau et notre bouche pâlissent.
Le toucher
Naissant de la peau, le toucher est un sens complexe qui, par ses récepteurs cutanés, permet de véhiculer des informations proprioceptives et extéroceptives. Il permet de découvrir l’environnement et est souvent combiné aux autres sens. C’est donc épaulé de la vue, de l’audition, du goût et de l’odorat que le toucher va pouvoir contribuer à l’apport d’une vision holistique du monde qui nous entoure (Ghedighian Courier, 2006, pp. 17-28). Il est étonnant de voir comment le cerveau parvient à rendre le toucher encore plus performant en l’absence ou l’altération d’un autre sens. Les zones cérébrales sont remaniées et réorganisées par la plasticité cérébrale. On sait par exemple que chez une personne devenant non-voyante, les zones du cerveau dédiées à la vision vont être remaniées afin de favoriser de nouvelles connexions neuronales et ainsi rendre d’autres sens plus performants comme le sens haptique. Le toucher apparaît dès la vie intra utérine. “Le toucher, par l’intermédiaire de la peau de l’embryon, est le premier organe des sens à se développer en même temps que le système nerveux primitif” (Pagano, 2020, pp. 41 48). Durant la grossesse, le sens du toucher va permettre au bébé d’être en contact avec son propre corps mais aussi avec la paroi utérine. Il s’agit d’un premier contact à l’autre. En fin de grossesse, les contractions vont apparaître et le bébé va ainsi avoir accès à un contact sur diverses parties de son corps (Pagano, 2020, pp. 41 48). Lors de l’accouchement, les contractions et l’engagement du bébé dans le col de l’utérus vont stimuler les récepteurs sensoriels présents sur la peau et vont permettre une intégration sensorielle (Montagu, 2021, p. 60).
Le toucher est donc un sens très important dans les premiers temps de la vie. En témoigne le triste exemple des orphelinats en Roumanie où les soins de “nursing” étaient dispensés aux bébés mais sans prendre soin d’eux au sens évoqué par Winnicott de “handling”. En effet, “dans ces établissements, les enfants étaient pris en charge d’un point de vue exclusivement médical, aux dépens de leur éveil ou de leur développement psychomoteur.” (Legaut, 2016, p. 13). Les séquelles observables dans le développement de ces enfants confirment ici que le toucher, au sens du toucher dans la relation, est indispensable au développement de l’enfant dans sa construction. Cet exemple illustre ici que la construction psychique émane au moins en partie, d’un contact physique.
Dans les années 1940, on vit apparaître aux Etats Unis le terme d’hospitalisme. Cette notion désignait l’état de carence affective entravant le développement du sujet. Ce terme a été utilisé par Spitz en 1946. Il expose ainsi la conséquence d’un manque de soin sur des enfants de très jeune âge placés en pouponnière durant plusieurs mois. Il observe ainsi des symptômes de carence affective de plus en plus graves au fil des mois de séparation. Il met ainsi en évidence une attitude d’éloignement de l’enfant dans la relation, puis, plus grave encore, dans une attitude d’inertie émotionnelle. Il décrit ainsi “’une espèce de rigidité glacée, avec les yeux dépourvus d’expression, comme perdus dans le vague.” (Lecomte, 2019, pp. 34- 35).
Le holding et le handling
A l’inverse du manque de soins affectifs mis en évidence dans les orphelinats et pouponnières, l’enfant est par la suite reconnu dans sa dimension affective, nécessitant d’être cajolé, regardé, touché. Winnicott introduit ainsi deux termes expliquant cette dimension affective du soin : le holding et le handling. Le terme de handling semble ici important à définir mais il doit être précédé du terme de holding depuis lequel il a pris racine.
Le holding désigne donc le portage psychique et physique par lequel la mère porte l’enfant pour répondre à ses besoins physiologiques, dans une dépendance totale du nourrisson à la mère (Boukobza, 2003, pp. 64-71).
Le handling désigne dans cette continuité, les manipulations physiques du bébé, tant pour les aspects de soin (change, bain…) que le toucher à des fins de contact affectueux. Le terme de handling apporte ici un aspect affectif du toucher, ou il ne s’agit plus seulement de toucher dans une dimension de “nursing” qui désigne les soins d’hygiène et de confort, mais aussi de soin affectif. voir ou le définir .
Ces notions de holding et de handling permettent, pour Winnicott, de contribuer à faire résider la psyché dans le soma, par les divers soins visant à renforcer le sentiment d’unité (Lehmann, 2012). Il met ainsi en avant le fait que la construction psychique s’élabore sur une construction corporelle qui passe par le toucher.
De cette manière, “Le Moi se fonde sur un Moi corporel […] la peau étant la membrane frontière.” (Winnicott cité dans Anzieu, 1995, p. 52). On peut ici voir à nouveau que la construction psychique du sujet s’érige sur la construction corporelle. C’est en étant porté, contenu corporellement que l’enfant peut ainsi se construire en tant que sujet.
Bion, la fonction Alpha: donner du sens à l’être au monde
Wilfried Bion, psychiatre et psychanalyste Britannique a introduit le concept psychanalytique d’identification projective par la fonction contenante. Il s’agit du mécanisme selon lequel la mère, dans le sens de “caregiver” (figure dispensant le soin), va interpréter et contenir le vécu du bébé. Cela permet de donner du sens au vécu de ce dernier et de soutenir son développement. D’après W. Bion, la mère va venir porter une interprétation, poser des mots sur les manifestations de son enfant, pour le reconnaître dans son vécu et proposer une réponse à ces manifestations.
Par exemple, lorsqu’un enfant pleure car il ressent de “l’inconfort” dû à la faim, sans pouvoir l’identifier, la mère va venir répondre à ces pleurs en disant : “tu pleures, tu as faim.” A partir de cette interprétation, la mère va venir combler la faim de l’enfant en le nourrissant. La réponse adaptée de la mère va permettre de calmer l’agitation du bébé et lui permettre d’identifier et de comprendre ses sensations. De plus, poser des mots va permettre à l’enfant par la suite de comprendre et d’identifier ce qui était auparavant impossible à nommer pour lui. Parfois, l’interprétation portée à l’événement n’est pas bonne, le parent va donc venir ajuster sa réponse. C’est donc ce que W. Bion désignera en ses termes par la fonction Alpha, éléments Bêta et éléments Alpha. La fonction Alpha est la capacité de la mère à recevoir, analyser et à transformer les signaux qu’elle reçoit du bébé par ses manifestations somatiques (pleurs, cris, agitation). Les éléments produits par le bébé se nomment les éléments Bêta, ils sont constitués du vécu brut, impossible à assimiler pour le nourrisson (ici, la sensation de faim). La mère va donc proposer une réponse, avec un sens qu’elle va restituer au bébé : les éléments Alpha. Ces éléments seront possibles à assimiler par le bébé. La fonction Alpha, incarnée par la mère, reçoit les éléments bêta. Elle les transforme et les restitue en éléments alpha assimilables au bébé (Bronstein & Hacker, 2012, pp. 769-778). Par ce mécanisme, la mère propose donc une lecture du vécu brut de l’enfant, afin de lui donner du sens et de proposer une réponse au besoin perçu.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. PARTIE THÉORIQUE
1. LA CONSTRUCTION PSYCHIQUE PAR LA CONSTRUCTION CORPORELLE
1.1. la peau
1.2. Le toucher
1.3. Le holding et le handling
1.4. Bion, la fonction Alpha: donner du sens à l’être au monde
1.5. Le schéma corporel et l’image du corps
1.5.1. Le schéma corporel
1.5.2. L’image du corps
1.6. Tonus et dialogue tonique
1.6.1. Le tonus
1.6.2. Le dialogue tonique
1.7. Les flux sensoriels
2. SE SENTIR EXISTER
2.1. La conscience
2.1.1. Définition de la conscience
2.1.2. Evolution de la conscience dans l’enfance
2.2. Le coma
2.2.1. Définition du coma
2.2.2. Echelles d’évaluation
2.3. Les patients en EVC et en EPR
2.3.1. Définitions
2.3.1.1. L’état végétatif chronique
2.3.1.2. L’état pauci-relationnel
II. PARTIE CLINIQUE
1. CONTEXTE INSTITUTIONNEL
2. MONSIEUR D
2.1. Anamnèse
2.2. Bilan d’observation
2.3. Projet thérapeutique
2.4 La prise en charge
3. MONSIEUR H
3.1. Anamnèse
3.2. Bilan d’observation
3.3. Le projet thérapeutique
3.4. La prise en charge
III. DISCUSSION
1. UNE APPROCHE HOLISTIQUE DU DIALOGUE TONIQUE
1.1. Un outil de communication étayé par les sens
1.1.1. Le toucher
1.1.2. Le regard
1.1.3. L’audition et la verbalisation
1.1.4. L’olfaction
2. DIALOGUE TONIQUE ET CONSCIENCE
3. DIALOGUE TONIQUE ET CADRE THÉRAPEUTIQUE
4. LA QUESTION DE LA FUSION DANS L’UTILISATION DU DIALOGUE TONIQUE
4.1. Dialogue tonique et distance relationnelle
4.2. Limites dans la relation
4.3. la régression dans le dialogue tonique
5. LES OUTILS DE SOUTIEN AU DIALOGUE TONIQUE
5.1. La verbalisation
5.2. Les médiations
5.2.1. Le bain thérapeutique
5.2.2. Le concept snoezelen
6. LIMITES DANS LA PRISE EN CHARGE
6.1. Auprès du patient
6.1.1. Médicalisation et douleur
6.1.2. La question du consentement
6.1.3. Le contre-transfert
6.2. Limites institutionnelles
6.2.1. Fluctuation du personnel
6.2.2. La réévaluation
6.2.3. Proposition d’un questionnaire
6.2.4. Limites liées à la crise sanitaire
7. LE LIEN AVEC LES FAMILLES
CONCLUSION