La construction narrative de l’ennemi intérieur en France : les « bons » et les « mauvais » musulmans 

De la menace terroriste globale à la menace islamique locale : trois visions sécuritaires après le 11 septembre 2001

Dans une période post Guerre Froide perçue comme apaisée, les attentats du 11 septembre 2001 ont représenté l’horreur et l’inconcevable. Les cadres de références et d’interprétations du monde traditionnels ont été bouleversés. Le besoin de combler un vide narratif s’est traduit par une globalisation de la vision huntingtonienne du clash à l’échelle mondiale et une identification différentielle du nouvel « ennemi » à combattre à l’échelle locale.

La réalisation du choc des civilisations à l’échelle globale

La victoire des lectures pessimistes du nouvel ordre mondial

Après la Guerre Froide, le modèle bipolaire n’est plus pertinent pour expliquer lanature des relations internationales et d’autres modèles ont émergé. Ils répondraientavant tout, selon Didier Bigot, à une stratégie de repositionnement des acteurs en quête de reconnaissance et de légitimité . Il y aurait un « champ de la sécurité » caractérisé par la formation d’un « habitus sécuritaire » (mise en place de codes et langages à maîtriser) et composé des services de police, militaires, de renseignements, etc. Les « sécurisateurs » seraient des acteurs multipositionnés, présents à la fois dans les milieux universitaires, ceux du conseil mais aussi de la politique et de la sécurité. Pour conserver leur statut et leur utilité après la disparition des « blocs », ils vont ainsi proposer de nouvelles grilles de lecture du monde donnant un sens à cette rupture et ses conséquences. Cela ne signifie pas qu’ils créent la situation (in)sécuritaire mais qu’ils formulent des réponses aux nouveaux enjeux.
L’une des plus célèbres est certainement celle de Francis Fukuyama développée en 1992 dans La fin de l’Histoire et le dernier homme. Selon cet universitaire et ancien conseiller du président G. W. Bush en bioéthique, la progression de l’histoire humaine, envisagée jusqu’alors comme un combat entre idéologies concurrentes, toucherait à sa fin avec l’avènement d’un consensus démocratique et libéral universel. À ce discours « optimiste » sur la sécurité et la pacification globales s’oppose celui de l’insécurité, incarné par un confrère, Samuel Huntington. Dans son ouvrage célèbre, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order , paru en 1996, ce professeur en sciences politiques et membre de l’administration Carter explique au contraire que les conflits vont perdurer sous de nouvelles formes. Ils n’opposeront plus des nations ou des idéologies mais des groupes culturels ou religieux qu’il appelle « civilisations ».
Dans la même tonalité, le politologue américain et ancien conseiller informel de Bill Clinton, Benjamin Barber, publiait en 1995 Jihad vs. McWorld . Il y théorisa l’affrontement entre « McWorld », la globalisation économique incarnée par McDonald ou Microsoft, et « Jihad », regroupant différentes sortes de « forces tribales », religieuses, nationalistes ou ethniques. Selon lui, la mondialisation économique, fabriquant une culture médiatique et marchande uniforme, génèrerait des réactions de repli identitaire. « McWorld » et « Jihad » se nourriraient donc l’un l’autre en une dialectique qui menacerait la démocratie.
Dans ce contexte d’incertitude post-bipolaire, les attentats du 11 septembre 2001 revendiqués par Al-Qaïda ont importé, pour la première fois aux Etats-Unis, le« terrorisme » du Moyen-Orient. Ils ont provoqué un choc, prouvant à la fois l’imprévisibilité d’une menace invisible et la vulnérabilité de l’hégémon américain. En termes narratifs, l’affaiblissement du récit politique national fondé sur la « super-puissance » a laissé un vide dans la façon de concevoir le présent et l’avenir. Les théories de l’insécurité se sont donc imposées comme schéma interprétatif des nouveaux enjeux, sur lequel s’est greffé le combat contre le terrorisme (« War on Terror ») qui s’est diffusé à l’ensemble de l’Occident. Dans les hebdomadaires européens étudiés, la « guerre » et le «terrorisme » ont effectivement un poids considérable au lendemain des attentats.
Suivant les inspirations de Martin Nonhoff, nous avons tenté de dégager des schémas rhétoriques à partir d’« articulations », de dichotomies, représentant des actes discursifs de différentiation et d’opposition. Dans son analyse hégémonique inspirée du travail de Laclau et Mouffe , il établit deux sortes d’articulations possibles sur le terrain du discours :
– l’équivalence : « x est différent de y, mais coïncide avec y en relation avec a ».
– l’opposition: « x est différent de y, et en relation avec a, il est contraire à y ».
Selon ce schéma, nous avons recherché des chaînes d’équivalence et nous avons identifié deux points nodaux positif–«Lumières » –et négatif –«obscurantisme » – qui s’opposent généralement dans le discours d’Europe occidentale. Puis, nous en avons répertorié les manifestations, synthétisées dans le tableau 1. Si l’on s’y réfère, on constate que la fréquence relative des termes « guerre » et «terrorisme » s’élève respectivement à 32,56°/°°° et 31,44°/°°° dans Le Point ; 26,72°/°°° et 16,9°/°°° dans The Spectator ; 21,6°/°°° et 71,8°/°°° dans Focus . Elles représentent non seulement les fréquences les plus élevées parmi les chaînes d’équivalence constituées, mais une recherche sur les six mois précédents le 11 septembre montre que le « terrorisme » n’est jamais abordé dans le Point, et très faiblement dans ses homologues . Il s’agit donc bien d’un événement international perçu comme une globalisation de l’insécurité.
La rhétorique du « clash civilisationnel » est dès lors mobilisée partout, l’ouvrage éponyme devient un best-seller, au même titre que celui de Benjamin Barber. La nouvelle « culture de l’ennemi » va peu à peu réduire les sept ou huit « civilisations » d’Huntington à deux pôles antagoniques : l’Occident et l’Islam.

Le retour des Croisades

Relativement classique aux Etats-Unis comme figure rhétorique de lutte contre un « ennemi » public –la drogue, l’alcool, la délinquance, etc – la notion de « Croisades » est également un référent historique émotionnellement fort et commun aux deux nouveaux « blocs ». Si elles apparaissent comme une résurgence d’un passé lointain dansla narration occidentale, les Croisades ont un impact beaucoup plus important au Moyen Orient où elles semblent constituer un souvenir plus « vivant » et proche.
Cette rhétorique est reprise par G. W. Bush quelques jours après les attentats. Il déclare devant le peuple américain : « Cette croisade, cette guerre contre le terrorisme, prendra quelque temps ». Les médias néoconservateurs et la droite chrétienne font de la « guerre » contre l’Islam radical l’un de leurs thèmes fondamentaux. Lamaison d’édition conservatrice Regnery Pressédite des ouvrages tels que Le Guide politiquement correct de l’Islam (et des Croisades) dans lequel Robert Spencer « recycle » les Croisades comme une « guerre défensive » contre les musulmans qui persécuteraient les chrétiens depuis treizesiècles;mais aussi celui de Tony Blankey, La dernière chance de l’Occident : gagnerons-nous le choc des civilisations ?

Une conception différenciée de l’« ennemi » à l’échelle locale

Comment se représente-t-on ce nouvel « ennemi anonyme et sans visage » dans les différents hebdomadaires européens ?
Au delà du déplacement global de l’axe d’opposition Est/Ouest à l’axe Nord/Sud dans la perception de la menace au niveau occidental, il s’agit de comprendre commentse construit, si c’est le cas, le nouvel « ennemi » au niveau local. L’analyse qualitative du discours dans Focus, The Spectatoret Le Point, ne permet pas de généraliser aux sociétés. Elle permettra, a minima, de déceler quelques indices suggérant des différences de « cultures » narratives. Celles-ci seront appréhendées ici au moyen d’idéaux types permettant de dresser des tableaux de pensée homogènes sans prétention de retranscrire la réalité brute. Ils seront des guides de compréhension et des moyens de différenciation.
Ainsi, trois types de menaces semblent se dégager : elle est essentiellement perçue comme « terroriste » chez Focus ; certains auteurs du Spectator voient en l’Islam une menace « civilisationnelle » globale ; enfin, elle apparaît « sociétale » dans le Point, c’est à dire que l’Islam et ses représentants menaceraient la survie identitaire de la nation.

Focus : la menace « terroriste »

Premier constat, la notion d’ « Islam » ne représente que 1,71°/°°° mots dans Focus, sur toute la décennie, soit 24 fois moins que dans Le Point. Alors que les termes « islamiste» ou « islamique », dont le poids approche les 6°/°°°, qualifient une tendance ou un groupe particuliers au sein de l’Islam, ce dernier terme renvoie globalement à une entité religieuse et / ou culturelle. La fréquence différentielle de ces termes est une première indication générale de la nature du discours.
Il ne s’agit que de quelques exemples, mais si l’on se réfère aux tableaux en annexe qui associent toutes les citations aux référents étudiés, on remarque que malgré la fréquence élevée du terme « musulman », celui-ci ne fait pas référence à la population musulmane présente en Allemagne, ni à un débat de société intérieur, à une exception près. Lors de l’investigation sur la cellule « terroriste » de Hambourg, Joseph Hufelschulte fait référence à une centaine de « criminels musulmans en Allemagne […] » ou encore au « musulman de Hesse [qui] s’est soudainement enthousiasmé pour l’Islam militant ». La présence d’individus potentiellement liés aux attentats du 11 septembre a généré une investigation sur des acteurs et des groupes musulmans d’Allemagne. Une analyse approfondie révèle la préoccupation face à la menace « terroriste » et non celle d’un Islam menaçant incarné par le musulman de l’intérieur. D’autres termes révélateurs dans le contexte français comme « voile » (0,57) ou « halal » (0), dont les manifestations dans le discours médiatique déclenchent presque systématiquement des polémiques houleuses , ne sont pas ou peu employés dans Focus.
Pour confirmer ces observations, il est apparu utile de s’éloigner des chaînes d’équivalence élaborées sur une base commune – Occident, Lumières / Monde arabe, obscurantisme – et parfois franco-centrée, pour revenir à des représentations ou symboles propres au contexte allemand. Si, contrairement à ses voisins français et britannique, l’Allemagne n’a pas eu – ou très peu – de contact avec le monde « arabo-musulman » viades conquêtes coloniales, son rapport à l’Islam a été marqué, dans le passé, par une alliance avec l’empire ottoman et se manifeste par la présence turque sur son territoire. L’accord de main d’œuvre passé entre les deux Etats en 1961 a fait de la population turque la principale immigration du pays.

Le Point : la menace « sociétale »

Le Point, sur lequel nous avons été conduit à concentrer notre recherche, nous est apparu le plus hostiledans sa rhétorique sur l’Islam et les musulmans.
La référence à l’Islam est de fait la plus significative dans l’hebdomadaire français avec un poids de 24,54°/°°° sur la décennie. Le terme apparaît tant pour rendre compte de contextes géopolitiques que de sa présence en France. Il semblerait en effet, que l’action et la revendication des communautés arabo-musulmanes soient souvent interprétées en fonction directe des troubles internationaux. Le lien se fait entre les événements « explosifs » du « monde arabe », des réactions aux caricatures danoises aux « révolutions arabes », et ceux des banlieues parisiennes et de la pratique de l’Islam en France.
Quelques mois après les attentats suicides de 2001, revendiqués au nom de l’Islam par AlQaïda, Claude Imbert fait, par exemple, le lien direct entre cette menace « terroriste » et le « poids » de la religion musulmane en France : « Les tours foudroyées de New York obsèdent encore notre subconscient. Emerge la crainte d’une vulnérabilité française au terrorisme islamiste. C’est que notre pays compte plus de musulmans que les Emirats arabes unis. [en italique dans le texte]».
La notion d’ « islamophobie » est, nous l’avons dit, sujette à polémique dans les sphères médiatique, politique, mais aussi universitaire. Certains y voient une « manipulation intégriste » visant à interdire toute critique de l’Islam, comme Caroline Four est ou Manuel Valls. D’autres y reconnaissent un phénomène bien réel de discrimination et de violence contre les représentants de cette religion, comme Marwan Mohammed (sociologue). Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette perception en France de l’Islam et de ses manifestations visibles évoque une réaction collective à caractère « phobique » au sens psychopathologique du terme, qui peut être interprété en terme sociologique comme une panique morale.
Nous avons tenté de schématiser les visions sécuritaires qui se dégageaient de nos trois hebdomadaires après le 11 septembre. Il s’agit d’idéaux types construits afin de rendre compte de manière imparfaite mais compréhensible des différentes sensibilités, qui ne sauraient se retrouver telles quelles dans la réalité. Cependant, cette classification permet de conclure que les échelles d’analyse et de représentation ne sont pas les mêmes selon les contextes : le journal allemand se concentre exclusivement sur la menace terroriste, globale et locale ; le Spectator appréhende l’Islam de manière très critique et y voit une menace civilisationnelle à l’échelle globale ; enfin, l’hebdomadaire Français mêle les deux visions et construit l’Islam comme un « danger » potentiel et imminent contre la République incarné par le « musulman de l’intérieur».
Au regard de ces analyses, nous pensons finalement que l’idée même de « panique morale » globalisée à l’échelle européenne doit être relativisée. La problématisation de l’Islam national est très faible dans les hebdomadaires britannique et allemand. Si le 11 septembre a « déclenché » ou plutôt « réactivé » un climat d’insécurité globale qui semblait aboli après la chute du mur, cette insécurité n’est pas perçue ni ressentie comme une menace pour l’identité ou la survie des deux pays. La mise en récit de l’Islam et de ses représentants ne participe apparemment pas à un processus de condensation des angoisses sur un « démon populaire » musulman (Folk Devil).
Il nous semble au contraire que c’est le cas pour Le Point. Le rapprochement qui s’opère de manière systématique entre des événements ayant lieu dans le monde arabo-musulman et des questions sociales liées à la population musulmane présente sur le territoire, apparaît comme un phénomène proprementfrançais. Cette perception très visible dans la narration du Pointfait émerger l’Islam comme un véritable « danger » en France, pour la société comme pour l’identité nationale.
Ainsi, il nous semble que seule la France représente un cas de « panique morale » cristallisée par l’Islam. Ces observations nous ont conduit à recentrer notre analyse sur le cas français pour comprendre comment l’Islam a pu devenir le vecteur de certaines inquiétudes liées à la préservation de l’identité française. Ce phénomène se traduit, en partie, par la mise en récit d’une opposition entre les « bons » musulmans, intégrés au « nous » national, et l’Autre, le musulman « intégriste ».

La construction narrative de l’ennemi intérieur en France : les « bons » et les « mauvais » musulmans

Le storytelling est une méthode de communication basée sur une « construction narrative » qui s’apparente le plus souvent aux récits des contes et, plus récemment chez Thomas Lindemann, aux scenarii des films d’action hollywoodiens . On postule ici que la globalisation économique a entraîné la diffusion de référents communs et une homogénéisation des structures narratives. Le succès de la firme transnationale Disneyest une illustration de cette globalisation culturelle par son développement et la diffusion de narrations mondialement reconnues. La dichotomie entre « bons » et «méchants » qui s’en dégage est au principe même du storytelling.
Suivant ces inspirations, nous avons tenté de montrer comment le Pointainsi que d’autres acteurs médiatiques ou politiques français construisent une forte dichotomieentre les « bons » et les «mauvais » au sein de l’Islam et de ses représentants . Cette opposition est incarnée, d’un côté par le « musulman modéré », de l’autre par l’« extrémiste », « intégriste » ou « fondamentaliste », symbole du danger absolu.

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Table des matières
Remerciements 
Introduction 
I. De la menace terroriste globale à la menace islamique locale : trois visions sécuritaires après le 11 septembre 2001 
1. La réalisation du choc des civilisationsà l’échelle globale
1.1. La victoire des lectures pessimistes du nouvel ordre mondial
1.2. Le retour des Croisades
2. Une conception différenciée de l’ennemi à l’échelle locale
2.1. Focus : la menace « terroriste»
2.2. The Spectator : la menace « civilisationnelle»
2.3. Le Point : la menace « sociétale»
II. La construction narrative de l’ennemi intérieur en France : les « bons » et les « mauvais » musulmans 
1. La figure de l’ami : le musulman « modéré »
1.1. Converti à l’« Islam des Lumières»
1.2. Dénonciateur de ses coreligionnaires radicaux
2. La figure de l’ennemi : la « femme voilée »
2.1. De l’oppression masculine à la « servitude volontaire»
2.2. Le symbole du danger intégriste
III. L’invocation de la laïcité comme « antidote » identitaire : un discours hégémonique 
1. À l’intérieur : le recours laïque contre la menace intégriste
1.1. L’évolution du cadre narratif : liberté, égalité, fraternité… laïcité?
1.2. L’évolution du cadre juridique : réduire la visibilité de l’Islam
2. À l’extérieur : un cadre de discrimination civilisationnelle
2.1. La condition de révolutions « réussies » dans le monde arabe
2.2. Une condition de soutien dans le conflit israélo-palestinien?
Conclusion 
Post Scriptum 
Bibliographie 
Annexes

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