La construction d’une historiographie moderne juive
Le contexte historico-politique
Eliakim Carmoly, รฉrudit juif orientaliste du XIXe siรจcle14, dรฉclarait que l’ยซ Itinรฉraire de Benjamin de Tudรจle est le monument le plus intรฉressant du XIIe siรจcle. Il renferme non seulement une foule de faits curieux et utiles qu’on cherche vainement ailleurs, mais il fournit en outre des notions de la plus haute importance sur le commerce et l’artisanat, sur les relations des peuples de l’Europe avec l’Orient… ยป
Alors que les itinรฉraires juifs, habituellement apparentรฉs au pรจlerinage (tout comme le sont ceux des chrรฉtiens), ne prรฉsentent qu’un faible intรฉrรชt pour la sociรฉtรฉ des Gentils, c’est-ร -dire des non-juifs, le rรฉcit de Benjamin de Tudรจle constitue presque a contrario une mine d’informations plus gรฉnรฉrales sur le XIIe siรจcle, nous renseignant notamment sur les situations politiques et les faits historiques des pays qu’il traverse, tout en apportant certains รฉlรฉments de dรฉtail au paysage mercantile de la Mรฉditerranรฉe. Benjamin fait preuve d’une grande curiositรฉ pour l’environnement dans lequel il observe ses coreligionnaires. Les puissances politiques et leurs dรฉtenteurs sont ainsi reconnus16 : ร son arrivรฉe ร Rome, Benjamin mentionne le pontificat d’Alexandre III (1159-1181) lorsqu’il nous prรฉcise que certains juifs de la communautรฉ sont au service de ยซ ce grand prince, qui est รฉtabli sur toute la religion d’รdom ยป17.
Avant cela, il faut allusion au mode d’auto-gouvernement particulier des communes italiennes, dont les ยซ habitants n’ont point de roi ou de prince qui domine sur eux. Mais ils ont des juges qu’ils รฉtablissent selon leur bon plaisir. Ils ont chacun une tour ร leurs maisons, d’oรน dans les temps de leurs divisions, ils se font la guerre les uns aux autres ยป18. Les tensions entre les diffรฉrentes citรฉs de la pรฉninsule se ressentent รฉgalement lorsqu’ร Pise, ennemie de Gรชnes, il ยซ compte environ dix mille Tours aux maisons des citoyens ยป19, ou lorsqu’il remarque que Salerne est ยซ enceinte d’une muraille tant du cรดtรฉ de la terre que du cรดtรฉ de la mer [et que] sur le haut de la montagne, il y a une bonne forteresse ยป20. Benjamin rapporte รฉgalement diffรฉrents rรจgnes qui prรฉvalent alors en Orient : l’empereur byzantin Manuel Ier Comnรจne (1143-1180) ร Constantinople21, oรน se trouve aussi le ยซ Pape des Grecs ยป22, c’est-ร -dire le patriarche oecumรฉnique23, primat de l’รglise grecque orthodoxe ; sont รฉgalement signalรฉs le roi Thoros II (1140-1169) ยซ seigneur des montagnes et roi d’Armรฉnie ยป24 (tandis que Manuel Ier prรฉserve le contrรดle de la plaine cilicienne), Nur al-Dรฎn (1146-1174), ยซ roi des Togarmites ou des Turcs ยป25 ayant conquis Damas en 1154, Al-Mustanjid (1160-1170) ร Bagdad qui est le ยซ caliphe Emiralmunim [รmir al-Mumnin] ou Commandeur des fidรจles de la famille des Al-Abbassides…ยป26 et dont Benjamin rapporte tous les rituels qui l’entourent, notamment lors de la procession du Ramadan27.
L’instabilitรฉ d’un si grand pouvoir est perceptible lorsqu’il est prรฉcisรฉ que le calife ยซ rรฉsolut de faire enchaรฎner toute sa famille afin qu’ils ne s’รฉlรจvent plus contre le grand roi ยป28, faisant directement รฉcho aux morts violentes des califes abbassides, ou encore quand Benjamin parle en รgypte des ยซ rebelles ยป sujets du calife fatimide Al-Adid (1160-1171), dernier de la dynastie, avec lequel il y a ยซ une inimitiรฉ perpรฉtuelle ยป29. Les relations avec les juifs semblent en revanche prospรจres, l’autoritรฉ de l’Exilarque ou ยซ Chef de la Captivitรฉ ยป sur l’ensemble des communautรฉs รฉtant imposรฉe et reconnue par le calife lui-mรชme, aussi bien ร Bagdad qu’en รgypte.
L’espace parcouru : le ยซ Marco Polo juif ยป
Tandis que la relation de Pรฉtahia de Ratisbonne laisse entendre un itinรฉraire allant de l’Allemagne jusqu’ร la Grรจce, en passant par la Pologne, la Russie, l’Armรฉnie, l’Irak, la Syrie et la Palestine48, et que celles de Jacob ben Natanael Hacohen et de Samuel ben Samson sont circonscrites ร la Terre sainte49, Benjamin a quant ร lui parcouru l’ensemble du bassin mรฉditerranรฉen, jusqu’ร atteindre les confins de la Perse. Son itinรฉraire peut รชtre reconstituรฉ par les mentions successives des villes, avec les distances en nombre de journรฉes, tandis que les descriptions physiques restent maigres50. Les fleuves et les monts servent parfois ร situer les localitรฉs : l’รbre ร Saragosse, le Rhรดne ร Bourg Saint-Gilles, le Tibre ร Rome, le mont Parnasse pour la ville grecque de Crissa, le mont Hermon pour Damas, le Tigre et l’Euphrate ร Bagdad et pour d’autres bourgades environnantesโฆ Mis ร part un certain intรฉrรชt pour l’approvisionnement en eau, de maniรจre naturelle comme les habitants d’Alep qui ne boivent que de l’eau de pluie51, ou ร partir d’installations hydrauliques tels que ยซ fontaines ยป, canaux ou bassins (il dรฉtaille par exemple avec attention le procรฉdรฉ de mesure de la crue du Nil52), Benjamin ne se soucie guรจre des conditions gรฉographiques des contrรฉes traversรฉes.
Prรฉsent sur trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, Benjamin de Tudรจle serait le premier occidental, un peu moins d’un siรจcle avant Marco Polo, ร mentionner la Chine, qu’il nomme ยซ terre d’Al-Tzin, qui est ร l’extrรฉmitรฉ de l’Orient ยป53 et dont l’ancestrale lรฉgende qu’il relate ร propos des marins de la mer de Nikpha54, se jetant ร l’eau avec des peaux de bรชte pour en รชtre tirรฉs par les aigles jusqu’ร la terre ferme, tรฉmoigne des grandes difficultรฉs de navigation. Pour autant, la poursuite de son voyage aprรจs Bagdad reste beaucoup plus hypothรฉtique.
Les renseignements qu’il rapporte sur ces rรฉgions des Indes (cรดte du Malabar, รฎle de Ceylan) et ยซ contrรฉes du Thibeth ยป55 proviendraient plus d’informations recueillies dans la capitale abbasside cosmopolite, de la bouche d’autres voyageurs ayant visitรฉ ces pays, de mรชme pour la cรดte รฉthiopienne. Benjamin serait plutรดt descendu vers le golfe persique pour atteindre directement l’รgypte et enfin prendre le chemin du retour par la Sicile56. Ce qui est certain et qui nous intรฉresse avant tout pour le cadre de l’รฉtude ici menรฉe, c’est que Benjamin a bien voyagรฉ sur la cรดte nord mรฉditerranรฉenne. Le reste de l’itinรฉraire, construit par รฉtapes57, authentiques ou non, en dit long sur la reprรฉsentation spatiale du judaรฏsme, dont les origines restent ancrรฉes en Orient, et sur ce dรฉsir universaliste d’intรฉgration de toutes les terres que l’on sait habitรฉes par des communautรฉs juives.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PRรSENTATION DE LA SOURCE
1 Une source unique sur le XIIe siรจcle : entre richesses et รฉnigmes
1.1 Foisonnement d’informations
1.1.1 Le contexte historico-politique
1.1.2 L’espace parcouru : le ยซ Marco Polo juif
1.2 Questionnements de forme
1.2.1 Le(s) motif(s) du voyage
1.2.2 La construction de l’Itinรฉraire : entre authenticitรฉ et vรฉracitรฉ
2 Retour sur une longue activitรฉ de transmission
2.1 Les copies manuscrites
2.2 De nombreuses รฉditions imprimรฉes
2.2.1 Les premiรจres รฉditions hรฉbraรฏques : Benjamin de Tudรจle dans la florissante imprimerie juive
2.2.2 Les รฉditions latines et europรฉennes : une diffusion qui tourne au dรฉsavantage.
2.2.3 La traduction de Jean-Philippe Baratier (1734) : l’amorce d’une rรฉhabilitation..
HISTORIOGRAPHIE
1 La construction d’une historiographie moderne juive
1.1 La ยซ Wissenschaft des Judentums ยป : une premiรจre histoire des juifs
1.1.1 Panorama gรฉnรฉral : naissance et ancrage d’un courant de rรฉforme
1.1.2 La premiรจre รฉdition scientifique des Voyages de Benjamin : illustration de la contribution scientifique juive
1.2 Les ยซ Jewish studies
1.2.1 Premiers aspects d’un transfert historiographique
1.2.2 Benjamin de Tudรจle et les รฉtudes proche-orientales
2 Histoires des juifs en France
2.1 รtudier et รฉcrire l’histoire des juifs franรงais au XIXe siรจcle
2.1.1 La rรฉdaction d’histoires gรฉnรฉrales
2.1.2 L’institutionnalisation des รฉtudes juives franรงaises
2.2 Le renouveau des annรฉes 1970
2.2.1 La Nouvelle Gallia Judaรฏca (NGJ) : recension documentaire et institutionnalisation
2.2.2 Les รฉtudes juives mรฉditerranรฉennes : diversification des axes de recherches
3 Les รฉcoles talmudiques : un champ d’รฉtude en suspens
3.1 L’incarnation d’une tradition historiographique
3.1.1 Biographies littรฉraires en France (XIXe siรจcle
3.1.2 Cecil Roth et l’รฉmergence du rabbinat dans l’Angleterre mรฉdiรฉvale (XXe siรจcle) 60
3.2 Pour une nouvelle visibilitรฉ des รฉcoles
3.2.1 La rรฉappropriation des sources รฉcrites
3.2.2 La yeshiva de Rouen : le rรดle majeur de l’archรฉologie
รTUDE DE CAS
1 ยซ S’instruire dans la Loi ยป : les รฉcoles, lieu de la Tradition
1.1 La rรฉsurgence d’un modรจle institutionnel ancien
1.2 La rรฉfรฉrence ร la saintetรฉ
2 Les ยซ maรฎtres ยป : les รฉcoles, lieu de l’autoritรฉ communautaire
2.1 Sagesse et connaissance de la Loi
2.2 Richesse et statut social
3 ยซ On [y] vient des pays รฉloignรฉs ยป : les รฉcoles, lieu de rรฉseaux
3.1 Migrations et foyers intellectuels
3.2 Filiations et dynasties de savants
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
SITOGRAPHIE
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES TABLEAUX
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