Genèse du projet de recherche : d’un ensemble de pratiques personnelles aux problèmes théoriques de la vulgarisation des sciences sociales
Outre ces questions théoriques, l’origine de ce projet de recherche est à situer dans un ,ensemble d’objets qui m’ont accompagné aussi bien dans ma socialisation politique que dans mes études supérieures en sciences sociales. Ces objets avaient en effet pour particularité de s’apparenter à des médias qui, selon différents procédés (références à des auteurs et à des concepts théoriques, articles non-académiques signés par des universitaires, entretiens journalistiques avec des chercheurs en sciences sociales, etc. ), mettaient des sciences sociales en présence à travers une ligne éditoriale à l’engagement politique pleinement assumé. Pour donner des exemples précis, il serait possible d’évoquer des chaînes de youtubeurs politiques situés à gauche , un certain nombre de revues ou journaux comme Le Monde Diplomatique, Lundi.am, Frustration, Ballast, ContreTemps, Alternatives Économiques, ou encore des livres publiés par certaines maisons d’édition comme La Découverte, Libertalia, La Fabrique, les éditions du Syllepse …
De même, ayant momentanément été engagé dans des organisations politiques, il m’est arrivé à de nombreuses reprises de participer à des discussions avec d’autres militants, et dont les sujets portaient essentiellement sur des auteurs ou des ouvrages publiés en sciences sociales. C’est donc à partir de ces objets et de ces situations vécues que j’ai été amené à poser une question qui s’est avérée être le point de départ de ce mémoire : dans quelles mesures peut-on parler de “vulgarisation des sciences sociales en milieu militant” pour qualifier ces objets et ces situations ? Considérant que la caractérisation de ce que je pouvais désigner par l’appellation de “milieu militant” était un aspect secondaire de la question posée, mes premières recherches ont tout d’abord consisté à me familiariser avec un certain nombre de travaux scientifiques portant sur la vulgarisation, afin de comprendre ce que ce terme pouvait définir, et comment celui-ci avait jusqu’à présent été appliqué aux sciences sociales. Ce premier travail de lecture était d’autant plus nécessaire que l’appellation de “vulgarisation” était au début de ma recherche une expression spontanément utilisée pour tenter de qualifier ces objets et situations, comme si elle allait de soi dès lors que des sciences étaient mises en présence en dehors de leur seuls cadres et usages académiques.
Ces lectures m’ont ainsi amené à faire trois constats qui soulignent les aspects problématiques de cette expression. Tout d’abord, j’ai pu me rendre compte que la très grande majorité des travaux s’étant intéressés à la vulgarisation comme objet de recherche à part entière n’ont que très rarement pris en considération le cas des sciences sociales. Par exemple, Daniel Jacobi, Bernard Schiele et Marie-France Cyr, dans leur article publié en 1990 , tentent de restituer l’ensemble des travaux réalisés jusqu’alors dans ce champ d’investigation. Or, les travaux cités ne s’intéressent qu’aux seules sciences de la nature, sans que cela ne soit d’ailleurs relevé par ces mêmes auteurs. Ces premières lectures m’ont alors conduit à formuler d’autres questions : comment expliquer cette absence de travaux portant sur la vulgarisation des sciences sociales ?Faut-il comprendre par là que la vulgarisation ne saurait s’appliquer qu’aux sciences de la nature ? Étant donnée l’absence manifeste de travaux portant explicitement sur leur vulgarisation, je me suis par la suite intéressé à un ensemble disparate de recherches faisant allusion à des situations de présence des sciences sociales en dehors de leur seuls cadres et usages académiques. Cependant, la lecture de ces travaux m’a amené à un deuxième constat : la vulgarisation n’est pas considérée par leurs auteurs comme un concept renvoyant à une problématique précise, capable à la fois de décrire et de penser ces situations.
L’émergence du problème de la démarche empirique
Si mon intérêt pour la question de la vulgarisation des sciences sociales s’est en grande partie développé à un niveau théorique, il n’est pas à oublier que son origine est à situer dans cet ensemble d’objets concrets et hétérogènes brièvement présentés plus haut. Ces derniers, du fait de leur association à un engagement politique situé à gauche, auraient pour particularité de s’inscrire dans ce qu’il convient temporairement d’appeler un “milieu militant”. Les débuts de ce travail de recherche ont ainsi été animés par la préoccupation suivante : celle de confronter les apports théoriques de cette discussion avec un objet concret s’inscrivant dans ce milieu, et susceptible d’exprimer les enjeux posés par cette conception particulière de la vulgarisation. Cependant, le choix de cet objet concret est loin d’avoir été aussi immédiat et a présenté certaines difficultés concernant la réalisation même de ce travail. En effet, alors que le thème de cette recherche était pourtant précisément cernée au mois de septembre 2017, il m’a fallu attendre la fin du mois de janvier 2018 avant de me décider pleinement à choisir Le Lieu-Dit comme terrain. Entre ces deux moments, mon activité de recherche était animée par de nombreux doutes pouvant être résumés par la question suivante : Le Lieu-Dit est-il un terrain suffisamment pertinent pour aborder un phénomène de vulgarisation des sciences sociales en milieu militant ?
Pour cause, les réalités observées dans ce lieu n’étaient pas aussi lisibles et interprétables que ce que la discussion théorique pouvait laisser supposer. Cette question m’a donc habité tout au long de ce travail, et ce jusqu’au moment même de clore mon enquête de terrain et d’écrire ce mémoire. Il m’a alors fallu un long moment pour comprendre que la persistance de cette question était moins due à une conceptualisation insuffisante de la vulgarisation des sciences sociales ou de ce “milieu militant”, qu’à l’expression d’un problème propre à un parti pris assumé dès le début de cette recherche : celui de l’empirisme. En effet, les présupposés épistémologiques de cette démarche ont des conséquences non négligeables sur la construction de l’objet de recherche, c’est-à-dire « le phénomène, ou le fait, tel que le chercheur le construit pour pouvoir l’étudier » . Elle implique que cette construction se fasse sur le temps long, en perdurant et en se prolongeant bien après l’activité d’observation. J’ai donc compris tardivement que la persistance de cette question exprimait davantage mes incertitudes quant à la manière de concevoir ce lieu en un terrain traduisant une problématique précise résultant d’une confrontation dialectique entre un objet construit théoriquement et ayant son existence propre, et un objet concret, Le Lieu-Dit, dont la dimension empirique le rendirréductibleà l’objet théorique pensé par le chercheur.
Afin de construire empiriquement Le Lieu-Dit en un terrain susceptible de répondre aux questions posées par la discussion théorique, je me suis en grande partie appuyé sur l’habilitation à diriger des recherches (HDR) de Joëlle Le Marec. Dans cette HDR, Joëlle Le Marec, en prenant en compte les contraintes épistémologiques et méthodologiques qu’implique la démarche empirique, se propose en effet de développer une réflexion concernant les « conditions d’une mise en œuvre réellement empirique d’un mode de conceptualisation très progressif » de phénomènes complexes à partir de l’élaboration de composites. Pour elle, ces matériaux de recherche désignent des « unités sociocommunicationnelles bornées et objectivables » pouvant être dégagées sur le terrain « seulement dans la mesure où, dans le même temps, on accorde intérêt au fait que quantité d’éléments observés ne rentrent pas dans ces unités » .
La thèse de l’impossibilité théorique
Bien qu’avoué tardivement dans sa thèse, le modèle théorique de la vulgarisation proposé par Baudouin Jurdant n’est en réalité pensé qu’à partir d’un modèle épistémologique qui serait propre aux sciences de la nature. Néanmoins, dans le dernier chapitre intitulé« Le statut social de la science », cet auteur est amené à poser la question de la vulgarisation des sciences sociales en s’appuyant sur un double constat : d’une part les vulgarisateurs et les revues de vulgarisation de l’époque ne semblaient pas s’intéresser au cas spécifique des sciences sociales, et d’autre part, les diverses recherches portant sur la vulgarisation ne semblaient pas non plus aborder ce sujet. Or, pour lui, les raisons de ce constat sont moins à situer dans le fait que les vulgarisateur voudraient « se cacher à eux-mêmes l’inefficacité de leur activité » en se confrontant à ce type de science, que dans cette « impossibilité théoriquerésultant du type de rapport existant entre la vulgarisation et les sciences sociales dans leur ensemble » . En partant une nouvelle fois du projet positiviste d’Auguste Comte et du développement des sciences modernes au XIXème siècle, Baudouin Jurdant montre que sciences sociales et vulgarisation remplissent en réalité des objectifs similaires : elles se devraient d’assurer, chacune à leur manière, le fonctionnement général des sciences, c’est-à-dire de maintenir leur unité sur un plan aussi bien théorique que concret . Selon lui, sciences sociales et vulgarisation auraient en effet pour commune mission « d’assigner une origine humaine au déploiement du savoir scientifique » .
Mais pour y parvenir, celles-ci emprunteraient des voies symétriquement opposées. Les sciences sociales se définiraient en effet comme étant des sciences dont l’objet d’étude porte sur ce système du sens, la réalité sociale, soit ce même lieu dans lequel la vulgarisation tente de référer et d’inscrire les connaissances scientifiques issues des sciences de la nature. Alors que les sciences sociales souhaiteraient s’abstraire de ce système en le mettant à distance, la vulgarisation chercherait inversement à l’atteindre. Par conséquent, si la vulgarisation était menée à prendre les sciences sociales pour objet, elle les interrogerait sur la manière dont elles entendent affirmer leur scientificité, c’est-à-dire cette rupture par laquelle s’opère une distinction entre scientifique et non scientifique. Or, la vulgarisation appliquée à ces sciences aurait pour conséquence de les placer dans une situation d’« incertitude épistémologique » , dans la mesure où cette scientificité demeurerait inaboutie et incertaine.
Pour cause, les sciences sociales ont selon lui longtemps construit leur idéal de scientificité en s’appuyant sur les modèles épistémologiques des sciences de la nature, sans pour autant y parvenir .
Également affiliés à cette idéologie scientiste qui émerge au milieu du XIXème siècle, les auteurs de l’époque entendaient en effet découvrir de grandes lois universelles capables de rendre compte du fonctionnement du monde social, avec l’idée de constituer, eux aussi, des énoncés autonomes, principale garantie de l’universalité théorique des connaissances produites. Cependant, la spécificité de l’objet étudié par les sciences sociales empêche ces dernières de réaliser un tel projet, car la réalité sociale aurait ceci de particulier qu’elle est un objet « dont il est impossible d’imaginer l’absence, sans que, du même coup, il n’entraîne dans le sillage de son propre néant, le sujet […] qui se préparait à en revendiquer le savoir ‘scientifique’ » . Cette singularité épistémologique n’est donc pas sans conséquence sur la manière dont les sciences sociales entendent construire leur scientificité.
Sciences sociales, hétéronomie et réflexivité : d’une impossibilité théorique à une compréhension pragmatiste et matérialistes des situations de vulgarisation des sciences sociales
Afin d’aborder ces questions, je me suis en partie appuyé sur les réflexionsamorcées par Sarah Cordonnier dans sa thèse portant sur les formes et les modalités de mobilisation des sciences humaines dans les expositions d’art contemporain. Même si cette autrice mobilise un cadre théorique socio-discursif, cette dernière a rapidement été menée à se poser une question similaire à la mienne, à savoir : comment « appréhender les sciences humaines dans leur ensemble » ? Selon elle, la question doit moins se poser du point de vue disciplinaire (c’est-à-dire ce qui distingue les différentes disciplines composant les sciences sociales) ou d’un point de vue qui chercherait à définir la nature des objet que ces sciences se proposent d’étudier. Ils’agit plutôt de s’intéresser à ce qui caractérise la particularité des conditions de leur production. À travers une discussion épistémologique avec plusieurs auteurs , Sarah Cordonnier parvient ainsi à la conclusion suivante : si les sciences sociales peuvent certes se distinguer des sciences de la nature de part l’hétérogénéité et la porosité des disciplines qui la composent, elles se définissent avant tout par l’hétéronomie et la part de réflexivité qui caractérisent leurs conditions de production.
L’hétéronomie des sciences sociales : entre problèmes et point d’ancrage de leur scientificité
Pour développer ce point, Sarah Cordonnier s’appuie majoritairement sur les thèses développées par Norbert Elias dans Engagement et distanciation. Dans cet ouvrage, cet auteur entend interroger une attitude particulière du comportement humain, à savoir celle d’une oscillation permanente entre des attitudes d’engagement et de distanciation vis-à-vis des phénomènes et des situations que les individus sont amenés à rencontrer tout au long de leur vie. Le principe de distanciation, qui entend s’opposer au principe d’engagement, est définie par Norbert Elias comme étant « un retrait complet des sentiments » de l’individu par rapport aux objets et aux situations auxquels il se trouve confronté. Or, comme le note l’auteur, le degré d’engagement et de distanciation varie selon les individus et les situations. Le projet de Norbert Elias est alors de parvenir à expliquer cette variabilité, en l’appliquant notamment aux conditions de production des connaissances en sciences de la nature et en sciences sociales.
Selon lui, le corps scientifique doit se comprendre comme un groupe social distinct des autres collectifs humains, dans la mesure où celui-ci a réussi à créer ses propres instances de régulation des attitudes d’engagement et de distanciation de ses membres. Ces attitude seraient en effet rigoureusement encadrées à travers des « procédures de contrôle institutionnalisées » qui « visent à subordonner leurs tendances subjectives à l’intérêt ‘pour la chose même’ » , c’est-à-dire à l’intérêt strictement scientifique de l’objet sur lequel porte la recherche. Si l’intérêt d’un chercheur vis-à-vis de son objet de recherche peut avoir des motivations ou des intérêts personnels, et donc une attitude d’engagement, ce mouvement de subordination a donc précisément pour objectif de mettre à distance le problème qu’il entendrait résoudre. L’examen des nouveaux problèmes posés serait d’ « un autre type, proprement scientifique, et détaché de toute [autre] relation directe à des personnes ou à des groupes déterminés » , conférant ainsi au collectif scientifique un « degré relativement élevé d’autonomie ».
Les ambiguïtés de la relation théorique entre scientificité et vulgarisation chez Baudouin Jurdant et ses conséquences analytiques
Comme énoncé précédemment, la scientificité des sciences est chez Baudouin Jurdant abordée à travers une acception pour le moins large qui l’associe principalement à une représentation, pouvant aussi bien être comprise depuis le point de vue des scientifiques que de celui des non-scientifiques. Or, si la vulgarisation peut effectivement contribuer à entretenir un mythe de la scientificité, c’est-à-dire une croyance générale dans la capacité des sciences à dire le vrai, il est peu probable que les individus participant à la production des connaissances scientifiques croient en les sciences de la même manière que ceux qui n’y participent pas. Par conséquent, la scientificité du point de vue des scientifiques – c’est-à-dire la représentation que ces derniers se font au sujet de leur propre activité afin de justifier en quoi celle-ci à quelque chose de scientifique – ne saurait être identique à la scientificité du point de vue des non-scientifiques – c’est-à-dire l’ensemble des éléments par lesquels ces individus en viennent à accorder une confiance aux discours tenus par les sciences, alors même qu’ils ne participent pas à leur élaboration. La question qui se poserait alors serait de comprendre comment ces différentes compréhensions de la scientificité des sciences parviennent, lors des situations de vulgarisation, à s’accorder pour générer une croyance générale en les sciences, une croyance qui transcenderait les différences d’intégration et d’appartenance institutionnelles des acteurs participant à ces situations, assurant ainsi la continuité de la scientificité des sciences comme fait social à part entière.
Sur ce point, les travaux de Baudouin Jurdant ne semblent pas vraiment en mesure de répondre à cette question, sans doute parce que ce dernier accorde finalement peu d’attention à la scientificité des sciences établie du point de vue des non-scientifiques qui, à la différence d’une scientificité internethéorisée par les scientifiques, peut s’apparenter à une scientificité externe, plus ou moins indépendante de la première, voire indifférente à celle-ci. Non pas parce que l’auteur nierait les capacités intellectuelle de ce groupe flou et poreux que désigne les non-scientifiques, mais plutôt parce que l’inspiration marxienne de son modèle théorique, consistant à partir des conditions sociales et matérielles de production des sciences pour comprendre les phénomènes de vulgarisation, ne lui permet pas vraiment de l’aborder. Pour cause, la relation que Baudouin Jurdant entend établir entre vulgarisation et scientificité se base principalement sur une compréhension de la scientificité fondée sur l’idée d’une rupture, une scientificité opérante et signifiante à la fois pour les scientifiques et les non-scientifiques.
En effet, cette rupture et sa reproduction à laquelle procéderait la vulgarisation, sont supposées maintenir un rapport de domination des scientifiques sur les non-scientifiques, et par lequel ces derniers reconnaitraient leur incompétence à pouvoir discuter de la scientificité des connaissances produites par les premiers, et donc leur délégueraient et leur attribueraient finalement une légitimité à pouvoir produire un savoir de la vérité en leur nom. Ainsi, cette scientificité fondée sur l’idée de rupture semble chez Baudouin Jurdant impliquer mécaniquement une reconnaissance dela véracité de leur discours que se chargerait d’assurer la vulgarisation en substituant à la vérité produite par les scientifique une image de la réalité dans laquelle les non-scientifiques peuvent se reconnaître, et donc reconnaître la capacité et la légitimité du discours scientifique à être vrai. Cette scientificité ne pourrait traduire que l’expression d’une croyance collective engendrée par un rapport de domination, et donc ne permettrait pas véritablement d’envisager une scientificité des sciences produites depuis l’extérieur, comme si, finalement, les non-scientifiques n’avaient pas la possibilité de croire ou de ne pas croire en ce que les sciences et leurs scientifiques disent, et donc commes’ils n’avaient pas la possibilité de pouvoir discuter et critiquer les connaissances que ces sciences entendent produire. Ainsi, cette conception particulière de la scientificité des sciences et de sa relation avec la vulgarisation pourrait laisser penser que l’adhésion des non-scientifiques aux discours scientifiques ne résulterait finalement que du seul coup de force symbolique opéré par la vulgarisation. Or, comme le fait remarquer Johanna Siméant : « ce qui fait la force de la science est son statut ésotérique, interdit au profane, et qui fonde à la fois l’incompétence et l’admiration de ce dernier. Mais tous les discoursscientifiquement vrais ne suffisent pas à provoquer des ralliements militants […]. Les discours desavants ne sont pas recevables de la même manière partout, ce qui pose la question des conditions intellectuelles et sociales de leur recevabilité » .
Le Lieu-Dit : du début de l’enquête à la construction du terrain
Début et déroulement de l’enquête au Lieu-Dit
Le choix du Lieu-Dit en tant qu’objet concret à interroger à travers le prisme de la vulgarisation des sciences sociales en milieu militant a tout d’abord été le fruit d’une discussion et d’un accord mutuel avec ma directrice de recherche. Comme énoncé dans l’introduction, le début de cette enquête a en effet été animé par la volonté de trouver un objet pouvant être étudié par le recours à des observations et à des entretiens semi-directifs avec des personnes rencontrées sur le terrain. À la différence d’autres objets évoqués avec elle (associations et syndicats étudiants, association de réflexions et de débats d’idées proches d’organisation politiques …), Le Lieu-Dit avait a priori la particularité de ne pas présenter de barrières à l’entrée trop importantes et m’était par ailleurs quelque peu familier dans la mesure où j’avais déjà pu m’y rendre à certaines occasions.
À la fin du mois de novembre 2017, j’ai donc décidé de m’y rendre à deux reprises afin de procéder à un premier travail d’observation et de me familiariser avec le lieu. La première fois, à l’occasion d’un événement intitulé « Débat : Présentation « Critique de la sécurité » Accumulation capitaliste et pacification sociale », Eterotopia, 2017 » . Consacré à la présentation d’un ouvrage publié par la maison d’édition Eterotopia, cette rencontre était organisée à l’initiative des membres de la rédaction de la collection À présent dans laquelle cet ouvrage a été publié, avec la présence de ses principaux auteurs dont Claude Serfati, chercheur d’inspiration marxiste associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Le deuxième événement a eu lieu peu de temps après et s’intitulait « Café-Débat : Contre les violences faites aux femmes, libérer la parole, reprendre la rue ! » organisé par des membres de la section Paris Nord-Est du parti politique à tendance anarchiste
Alternative Libertaire
Sans que je n’aie pour autant élaboré une grille d’observation rigoureuse, ces premiers pas sur le terrain me permirent néanmoins de prendre un certain nombre de notes dans la perspective de transcrire les situations auxquelles j’avais pu assister, ainsi que de constituer mes premiers matériaux d’enquête dans la perspective de faire avancer mes réflexions théoriques au sujet de la vulgarisation des sciences sociales en milieu militant. Cependant, ces deux premières observations m’ont laissé pour le moins dubitatif et m’ont même mené à remettre en cause la pertinence du LieuDit en tant qu’objet concret à interroger par le prisme de cette question. Certes, ces situations observées semblaient confirmer l’inscription de ce lieu dans un “milieu militant”. Mais les situations de vulgarisation des sciences sociales que je m’attendais à observer n’étaient pas aussi lisibles que ce que je pouvais imaginer. D’un côté, ces sciences semblaient faire preuve d’une évidente présence à travers des éléments concrets. Le premier événement se caractérisait en effet par la présence de chercheurs pleinement identifiables, tandis que le second donnait à voir la mobilisation, par les acteurs observés, de références ou de concepts semblant provenir des sciences sociales. De l’autre, les moments ou les situations dans lesquelles ces sciences étaient explicitement parlées et discutées par les individus présents étaient très irrégulières, voire peu explicites. J’ai eu alors l’impression que les sciences sociales n’étaient pas si présentes que cela, ou du moins, que l’enjeu de ces situations n’étaient pas nécessairement de les mettre en présence ou de les discuter. À ce stade de l’enquête, les matériaux que j’avais pu constituer lors de ces observations me paraissaient alors peu satisfaisants, me menant alors à reconsidérer le choix même de mon objet.
Toutefois, ma directrice de recherche, ainsi que Colin Robineau , m’ont tous deux incité à poursuivre mon enquête en m’encourageant à rencontrer et à discuter avec les personnes ayant l’habitude de fréquenter le lieu. À la fin du mois de janvier 2018, j’ai donc décidé de me rendre sur place peu de temps après l’ouverture du bar afin de prendre contact avec Hossein, gérant et responsable du Lieu-Dit. En lui présentant brièvement mon projet de recherche et mon souhait de pouvoir réaliser des observations et des entretiens avec des personnes fréquentant le lieu, Hossein a tout de suite été réceptif et m’a proposé de me mettre en relation avec un certain nombre de personnes au profil varié (« intellectuels », « militants associatifs », « militants politiques », « chercheurs», « éditeurs» …). Durant cette enquête, Hossein a donc été un précieux « allié » qui m’a permis de contacter et de découvrir des réseaux d’acteurs ayant l’habitudede fréquenter le lieu pour différentes raisons. Afin de les rencontrer, Hossein m’a proposé de venir aux événements susceptibles de m’intéresser pour qu’il puisse me les présenter directement. Ainsi, le choix des personnes rencontrées et interrogées sur le terrain a été fortement influencé par l’ordre successif des événements auxquels j’ai pu assister. Cette manière de procéder ne permettait donc en aucun cas d’atteindre une représentativité du public du Lieu-Dit. Par ailleurs, cette représentativité n’aurait pu être qu’illusoire dans le cadre d’une démarche empirique . Toutefois, cette modalité avait le mérite de me permettre de faire réagir les personnes interrogées au sujet des événements auxquels nous avons communément assisté. Elle me permettait donc de comprendre ces derniers à partir de points de vue extérieurs au mien.
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Table des matières
INTRODUCTION
1) La vulgarisation : un impossible objet scientifique ?
2) Genèse du projet de recherche : d’un ensemble de pratiques personnelles aux problèmes théoriques de la vulgarisation des sciences sociales
3) L’émergence du problème de la démarche empirique
4) Problématique, hypothèses et annonce du développement
CHAPITRE 1
Les problèmes théoriques de la vulgarisation des sciences sociales
A) La vulgarisation des sciences sociales : une impossibilité théorique ?
1) La vulgarisation scientifique selon Baudouin Jurdant
2) La thèse de l’impossibilité théorique
3) Remarques et critiques concernant la thèse de l’impossibilité théorique
B) Sciences sociales, hétéronomie et réflexivité : d’une impossibilité théorique à une compréhension pragmatiste et matérialistes des situations de vulgarisation des sciences sociales
1) L’hétéronomie des sciences sociales : entre problèmes et point d’ancrage de leurscientificité
2) La réflexivité en sciences sociales : vecteur de leur scientificité …et de leur vulgarisation ?
3) Les ambiguïtés de la relation théorique entre scientificité et vulgarisation chezBaudouin
Jurdant et ses conséquences analytiques
Conclusion du premier chapitre
CHAPITRE 2
Comment construire un terrain ?
A) La démarche empirique : construire un terrain en interrogeant et en objectivant les effets de l’enquête
1) Le présupposé épistémologique de la démarche empirique et ses implications méthodologiques
2) Empirisme, hétéronomie et scientificité : objectiver l’articulation entre sens commun et objets scientifiques
3) Le terrain : lieu et moment de la neutralisation des contraintes de la démarche empirique
B) Le Lieu-Dit : du début de l’enquête à la construction du terrain
1) Début et déroulement de l’enquête au Lieu-Dit
2) Élaboration du guide d’entretien et traitement des observations
CHAPITRE 3
La construction du Lieu-Dit en un terrain d’étude des situations de vulgarisation des sciences sociales en milieu militant
A) Première unité d’analyse : interroger et objectiver les formes de présence des sciences sociales au Lieu-Dit
1) À la recherche des sciences sociales
2) Les apports méthodologiques et analytiques du concept de représentation sociale
3) La dimension critique des sciences sociales : une condition nécessaire à la reconnaissancede leur scientificité
B) Deuxième unité d’analyse : comprendre ce qui fait lieu
1) Un lieu autre
2) Un lieu d’oralité … et d’écritures
3) Le Lieu-Dit est-il un média ?
C) Troisième unité d’analyse : du milieu militant à l’enquête militante
1) L’appellation de “milieu militant” et ses effets ambivalents sur l’enquête
2) Le terrain à l’épreuve des outils théoriques de la sociologie des mouvements sociauxet de l’engagement militant
3) Du milieu militant au public militant du Lieu-Dit
4) Les problèmes théoriques et méthodologiques du public des sciences sociales
CHAPITRE 4
Les situations de vulgarisation des sciences sociales prises dans l’enquête militante
1) L’enquête chez Charles Sanders Peirce : un réexamen pratique de la connaissance et de la vérité
2) L’enquête chez John Dewey : vers une théorie des conditions sociales et matérielles de la constitution des savoirs en société
CONCLUSION
1) Les conditions de pertinence du Lieu-Dit en tant que terrain
2) Quelle dimension critique pour les sciences sociales ?
3) La médiation : un concept pour penser la dimension communicationnelle du terrain ?
ANNEXES ET BIBLIOGRAPHIE
Annexes
Annexe n°1 : Présentation des événements
Annexe n°2 : Guide d’entretien
Annexe n°3 : Profil sociologique des personnes enquêtées
Annexe n°4 : Notes de terrain
Annexe n°5 : Appels de soutien au Lieu-Dit
Annexe n°6 : Bibliothèque du Lieu-Dit
Annexe n°7 : Le P’tit salon du livre politique
BIBLIOGRAPHIE
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