L’ambiguïté du traitement des voix narratives
Qui parle ?
Dans la dernière section de Figures III28, consacrée à la voix narrative, Gérard Genette rappelle qu’un énoncé ne peut manquer, à des degrés divers, d’attirer notre attention sur son énonciateur et sur son contexte spécifique d’émission. C’est d’autant plus vrai pour un énoncé littéraire puisque l’instance productrice du discours ne correspond alors ni au scripteur ni à la figure de l’auteur mais à la médiation qu’assure un narrateur, toujours susceptible de s’exprimer à la première personne (le « je » renvoie alors directement au locuteur) et de recourir aux déictiques « ici » et « maintenant » pour désigner les circonstances spatio-temporelles ayant présidé à l’acte d’énonciation. Ainsi, tout récit semble être porteur de traces, plus ou moins explicites, de la présence du narrateur. Reste à en rendre compte dans les récits post-exotiques, dont les voix narratives apparaissent étrangement démultipliées et mouvantes, nous confrontant au défi de cerner leur origine.
Un double processus de fusion et de translation : la polytonalité narrative
Voyons tout d’abord ce qu’il en est de la « relation de personne » (la distinction entre narrateur homodiégétique et narrateur hétérodiégétique), dont nous avons brièvement rappelé le sens en introduction. Ce que Gérard Genette appelle « la conversion de personne, […] c’est-à dire […] le changement de narrateur […] », est entretenue dans les récits post-exotiques par la labilité des pronoms personnels, premier point mettant en évidence l’ambiguïté narrative.
Certaines affirmations du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze ne peuvent manquer, par exemple, d’attirer notre attention :
« Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu’il s’agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus […] Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres […] ».
Le recours à la première personne n’implique donc pas, contrairement aux attentes du lecteur, l’assimilation de ce pronom à un narrateur homodiégétique. À l’encontre de l’affirmation de Dorrit Cohn, pour qui les romans de Volodine donnent raison à Gérard Genette qui réagit à cette remarque en
constatant qu’il est tout à fait possible d’observer des « […] situations frontalières, mixtes ou ambiguës ». Il conclut quelques lignes plus loin.
La reprise anaphorique du nom propre par le pronom de la troisième personne du singulier suggère un certain recul du narrateur par rapport au personnage, comme si le premier adoptait une posture d’historien, rapportant les faits rétrospectivement. Signalons en outre dès à présent l’incidence du foyer de perception (relevant du mode selon la terminologie genettienne) car la focalisation zéro influe ici sur la perception de la relation de personne : si le narrateur en sait autant sur le personnage, suppose le lecteur, il faut qu’il soit extérieur à l’histoire et donc hétérodiégétique. Pourtant, l’apparition du pronom indéfini « on » marque une intrusion progressive du narrateur dans la diégèse.
À travers le dialogisme opère une sorte de dépassement de l’individu, qui en vient à incarner une idée puis à exister à travers elle. Qu’en est-il alors dans les récits post-exotiques ?
Il serait tentant d’interpréter la fusion des instances énonciatives comme une entreprise de convergence idéologique ou comme une volonté d’instaurer, entre les narrateurs et leurs personnages, une vision commune de la société fondée sur l’égalitarisme révolutionnaire et la lutte armée contre le système capitaliste. Sauf à tomber dans une vision manichéenne du dialogisme volodinien (qui, de plus, reviendrait à trahir le sens que Mikhaïl Bakhtine accorde à la polyphonie puisque le manichéïsme constitue pour lui une face cachée du discours monologique), nous ne pouvons cependant réduire les récits post-exotiques à la confrontation entre deux camps ennemis, où, face à leurs adversaires capitalistes, les narrateurs se verraient inévitablement placés du côté du Bien. Il nous faut donc reconsidérer la notion de polyvocalité en prenant en compte le traitement ambigu des voix narratives. D’une part, celui-ci remet en question tout « réalisme » de l’univers post-exotique puisque ce dernier est à l’image des narrateurs qui, par leurs récits, lui assurent une existence : là où il n’y a pas d’identité stable et définitive, l’inscription dans un espace spatio-temporel déterminé pose naturellement problème.
La polyvocalité engendre ainsi un certain flou référentiel et entretient la confusion identitaire des instances productrices du discours. D’autre part, le traitement déceptif de la voix ne permet pas de distinguer une autorité énonciative prépondérante, qui viendrait synthétiser et soutenir le discours des différents locuteurs. Même si l’organisation du récit suggère parfois un mouvement de convergence des voix, regroupées et plus ou moins centralisées sous l’égide d’un porte-parole, ce dernier semble toujours intervenir par défaut, comme Lutz Bassmann et Gordon Koum, uniques survivants et derniers témoins de la disparition des leurs. Là où le foisonnement des instances énonciatives atteste apparemment, chez Mikhaïl Bakhtine, la force et le dynamisme du langage, animé par la confrontation d’individus multiples et hétérogènes, la pluralité des narrateurs post-exotiques pourrait susciter une inquiétude à l’égard de la possibilité d’une rencontre entre des voix autonomes. En effet, à partir du moment où les narrateurs deviennent interchangeables et où le discours de chacun n’est plus individualisé, peut-on encore parler de polyvocalité ou chacune des voix narratives n’est-elle que le fragment atomisé d’un collectif d’énonciation hypertrophié ?
Afin de sortir de cette aporie et de restituer aux récits post-exotiques leur dimension polysémique, il nous faut donc reconnaître l’impact de la dissolution identitaire sur le discours des narrateurs. Dans la mesure où l’écriture romanesque appelle une stratification du langage, la question de savoir « qui parle » devient le moteur essentiel de l’élaboration du récit. Apparaît alors pour le romancier la nécessité de mettre en oeuvre, à travers la voix des narrateurs, une « représentation littéraire du style linguistique d’autrui »58, ce à quoi Mikhaïl Bakhtine donne le nom de « stylisation ». Ainsi, dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, la hargne révolutionnaire des prisonniers.On voit combien la remise en cause de toute autorité énonciative (par l’intermédiaire du double processus de fusion et de translation des voix narratives) fait du récit un terrain privilégié du dialogisme ; l’indétermination des locuteurs y engendre à la fois une relativisation de toute conception rigide du langage (l’identité mouvante des narrateurs remettant en question la portée idéologique de leurs affirmations) et, par l’intermédiaire d’une « stylisation », une inflexion du discours vers la parodie.
Les romans d’Antoine Volodine s’inscrivent donc dans la veine du dialogisme tout en en déformant les références. Le brouillage de l’identité narrative constitue le point de rupture avec la conception bakhtinienne de la polyphonie puisque l’indétermination des voix ne renvoie le locuteur ni à une identité individuelle de type psychologique (une approche qui, pour Bakhtine, tendrait vers le monologisme), ni à une simple identité collective de type socio-politique. Si les prises de position des narrateurs s’ancrent pour partie dans un discours stylisé et idéologiquement marqué, leur multiplication foisonnante en émousse la force persuasive. Il semble alors que la polyvocalité des récits post-exotiques tende vers une autre voie : la parole ne vient plus éclairer un individu, dont le discours serait révélateur de la place qu’il occupe dans la société, mais les vestiges d’une humanité éparpillée dont les voix narratives (assumant le rôle de porte-parole) constituent les derniers témoins. Au lieu de renvoyer à un plein, la polyvocalité du récit vient ainsi désigner un manque, un vide que le discours cherche à combler, alors même que l’indétermination identitaire attire l’attention sur la figure du locuteur, dont l’acte d’énonciation est en même temps émergence et décentrement. Omniprésente, la voix narrative se voit privée de foyer gravitationnel.Au sens propre, un anonyme est quelqu’un qui n’a pas de nom. Ce dernier peut être soit indéterminé (dans la mesure où on ne le connaît pas), soit indifférencié (jugé sans importance).
Chez Antoine Volodine, il existe néanmoins une interaction entre les deux modes que sont indétermination et indifférenciation : il semblerait donc arbitraire de trancher entre eux. D’autre part, alors que Lionel Ruffel envisage ici principalement l’anonymat des narrateurs, il s’agit aussi d’observer ce qu’il en est des personnages post-exotiques. La frontière est en effet parfois si ténue entre eux que cette modulation (de la voix narrative vers celle des personnages) apparaît légitimée par la conception de l’acte énonciatif. En outre, même lorsque l’ambiguïté est moins manifeste (si, dans l’absolu, chaque personnage semble être un narrateur en puissance, tous ne le deviennent pas), constater que la question de l’anonymat imprègne l’ensemble de l’univers post-exotique ne peut que renforcer la pertinence de l’étude des voix narratives, dont l’indétermination ne relève dès lors plus d’un simple jeu mais d’une esthétique.
Nous remarquons tout d’abord que dans le premier chapitre de Onze rêves de suie, la voix narrative englobe dans une même désignation générique et anonyme les différents membres de son entourage.Ce qui importe, c’est le fait d’appartenir à une communauté au sein de laquelle tous les adultes jouent le rôle de protecteurs, quelle que soit la relation de parenté qu’ils entretiennent avec la narratrice. On pourrait donc penser que la possession d’un patronyme, révélateur d’une ascendance, n’a pas d’importance au sein du groupe. Et pourtant, le port d’un nom n’est pas anodin, comme le découvre Imayo Özbeg lorsqu’il rencontre un homonyme (ybür comme lui) qui lit dans sa main les malheurs de son avenir et lui révèle qu’ils sont parents. Porter le nom d’Özbeg (qui renvoie à celui du fondateur de la première dynastie des Ouzbeks), c’est ainsi porter le poids d’une stigmatisation qui en dit autant sur l’individu que sur la communauté à laquelle il appartient : « Au camp, vaut mieux pas trop étaler les parentés et les connivences génétiques. », lui apprend cet homme.
De plus, il peut sembler excessif de parler d’anonymat puisque la grande majorité des personnages (et des narrateurs) disposent d’un nom et d’un prénom assez individualisants pour les distinguer des autres, contrairement à ceux de Bogdan Tarassiev, l’un des écrivains qu’Antoine Volodine met en scène dans son dernier roman. Il s’agit en effet d’un auteur dont les noms de héros sont si proches qu’ils en viennent à se confondre, comme « Wolf, Woolf, Wolfo, Walef, Woluf, Wollof, Wulw […] ». Or il est difficile de ne pas voir dans le « tic » d’écriture de Bogdan Tarassiev un écho ironique et plein d’humour à la manière dont est parfois réduite l’ambiguïté narrative des récits post-exotiques. Entre spécularité et distanciation, Bogdan Tarassiev se présente ainsi comme un double parodique d’Antoine Volodine. Néanmoins, chez le premier, il semble qu’à une identité onomastique réponde une identité ontologique déterminée : c’est-à-dire que Wolf n’est pas Woolf, même si le lecteur ne sait plus très bien où il en est. En revanche, chez Volodine, le patronyme ne joue plus son rôle de désignateur rigide.
Conformément au double processus de fusion et de translation, le nom peut renvoyer à plusieurs individus à la fois (comme « Maryama Adougaï » à la fin de Onze rêves de suie) ou se voir accaparer par un autre personnage (« Elle prend la voix de Maria Iguacel. Soudain elle est Maria Iguacel. » Il arrive enfin que les personnages ignorent leur propre identité ou n’en soient pas certain.
Le narrateur est-il mort ?
La relation entre un défunt et la voix qui lui sert de guide dans l’acte de se remémorer les différentes étapes de sa vie n’est pas sans rappeler la posture assumée par le moine qui, dans la religion bouddhiste, est chargé d’accompagner le mort durant sa traversée du Bardo, avant que ce dernier n’accède à une possible réincarnation ou ne se fonde dans la Claire Lumière.
L’univers du Bardo renvoie ainsi à une errance, à un passage entre deux univers qu’Antoine Volodine se réapproprie afin d’en extraire un principe narratif essentiel, celui de la métempsychose ou transmigration de l’individu d’une forme corporelle à une autre. Pour autant, dans la « leçon » qu’il consacre au Bardo Thödol, Yasar Tarchalski insiste sur le caractère laïc et pragmatique de cet emprunt.
Mais si le golliwog se trouve en mesure de signaler sa propre mort à Gordon Koum, si c’est à la poupée que revient le dernier mot, il lui faut disposer d’une voix autonome et non émaner des prouesses du personnage principal en matière de ventriloquie. Ce dernier échange de paroles interroge donc, jusqu’à la fin du roman (et au-delà puisque celle-ci ne résout pas l’ambivalence), l’identité du locuteur. Certes, Gordon Koum se présente comme un narrateur de second degré (intradiégétique). Mais, à travers l’ambiguïté de la relation de personne, la question de la mort du narrateur imprègne également Onze rêve de suie (si le narrateur extradiégétique fait partie des jeunes piégés par l’incendie – comme le laisse entendre le dernier chapitre du roman – , comment est-il en mesure d’évoquer le procès qui s’est tenu après leur mort ?), ou encore Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze.
Le récit nous présente en effet Lutz Bassmann comme l’ultime survivant susceptible de transmettre la mémoire des prisonniers décédés. Si l’on opte pour l’hypothèse d’un narrateur homodiégétique, il ne peut donc s’agir que de lui, s’exprimant indifféremment à la première ou à la troisième personne. Mais, aussi rigoureuse que puisse paraître cette déduction, elle ne peut passer pour une certitude. En témoigne une curieuse remarque.
Faut-il alors supposer qu’un ancien prisonnier rende hommage, une fois mort, aux derniers instants de Bassmann ?
À partir de la croyance en l’existence d’un espace décloisonnant la frontière entre vivants et morts, Antoine Volodine accentue encore l’incidence du double processus de fusion et de translation des voix narratives. D’autant que l’idée de réincarnation imprime sa marque sur le vacillement identitaire des narrateurs post-exotiques. Si l’âme est susceptible de s’incarner dans une forme nouvelle, pourquoi l’énonciateur ne serait-il pas un animal (un rouge-gorge dans Les Aigles puent) ou un objet à figure humaine comme un « golliwog » ? La hiérarchie entre les êtres s’en trouve bouleversée, engendrant une radicalisation de la fragmentation et de la dispersion des voix. De plus, l’idée d’une identité inaltérable vole en éclats face aux possibles métamorphoses qui attendent l’individu. Celle-ci ne peut dès lors être conçue que comme passagère, fluctuante et éphémère, à l’image de la parole des locuteurs.
Désireux de savoir « qui parle », nous restons donc confrontés à l’incertitude. Que ce soit par leur nom, les relations qu’ils entretiennent ou encore par la teneur de leurs discours, les narrateurs post-exotiques semblent privés de voix autonome. Ébranlant les attentes du lecteur, ils n’hésitent pas à se présenter comme morts, anonymes ou interchangeables. Dans Nouveau discours du récit, Gérard Genette remarque, en parlant de la « conversion de personne », que le changement de narrateur (qui ne relève pas d’une simple permutation des pronoms grammaticaux) « exige évidemment une intervention […] massive et […]soutenue, et [qu’] elle a toutes chances d’entraîner [des] conséquences. »90 Nous sommes donc invités à observer la manière dont l’ambiguïté énonciative se reflète au niveau des procédés textuels à travers lesquels Antoine Volodine organise l’indétermination et la confusion des narrateurs postexotiques.
Ambiguïté narrative et conduite du récit : structure, progression et régulation de l’information
Enchâssement et superposition
L’un des éléments qui contribue à opacifier la situation narrative est la fragmentation du récit primaire au moyen de nombreux récits enchâssés assumés par des narrateurs intradiégétiques. La simple observation de la table des matières des Aigles puent invite ainsi à considérer l’importance accordée aux récits métadiégétiques. Le narrateur extradiégétique (à qui l’on peut attribuer les sept sections regroupées sous le titre « Cendres ») est en effet rapidement relayé par Gordon Koum (et, à travers lui, par le rouge-gorge et le golliwog), qui entreprend, en leur racontant des histoires, de rendre hommage aux victimes du bombardement.
Nous pouvons alors nous interroger sur l’identité du narrateur (homodiégétique à la première personne) prenant en charge le dernier récit : l’histoire d’un homme contraint de jouer le rôle de garde rouge durant une cérémonie officielle. Bien que la structure syntaxique de l’intitulé (« Pour faire rire tout le monde ») rappelle celle de la plupart des autres récits enchâssés, rien n’indique que Gordon Koum (ou le rouge-gorge ou le golliwog) puissent en être les narrateurs (a priori le chapitre précédent, en suggérant la mort du personnage principal, pouvait apparaître comme la clausule du roman). Non introduit et non présenté par le récit primaire (alors qu’il faut bien qu’un narrateur de niveau directement inférieur délègue la parole au narrateur second), comment l’enchâssement (le passage d’un niveau narratif à l’autre) est-il perceptible par le lecteur ? L’identité instable du locuteur gagne les récits métadiégétiques, qui semblent la plupart du temps acquérir une forme d’autonomie. Lorsque le narrateur intradiégétique n’intervient pas dans le déroulement narratif, et surtout (c’est le point de passage d’un niveau narratif à l’autre qui importe) n’assume pas directement son rôle de narrateur intradiégétique ou (comme le montre le jeu entre Gordon Koum, le golliwog et le rouge-gorge) laisse planer un doute sur son identité, est-il toujours possible de parler de récit enchâssé ? En outre, comment analyser les insertions, au sein du récit primaire, des commentaires théoriques disséminés dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze ? Sur les dix encadrés que présente le roman, sept sont attribués à des scripteurs différents et, même s’il est difficile de parler de récits métadiégétiques (le terme de récit se présentant comme inadéquat), ces « leçons » n’en semblent pas moins enchâssées dans la diégèse, qu’elles viennent concrètement interrompre (dès lors que le lecteur fait le choix de ne pas sauter de pages).
Enfin, même lorsque la fragmentation du récit primaire n’est pas formellement signalée (par le découpage des chapitres ou par un encadré), le statut de narrateur est régulièrement investi par des personnages intradiégétiques. On peut penser à l’impact, dans Onze rêves de suie, des histoires que la Mémé Holgolde raconte aux enfants du camp, et qui mettent souvent en scène des cormorans étranges en lutte contre les ennemis du peuple. Entre les contes de la vieille femme et le récit de guerre de l’instituteur Schumann se trouve la même distance qu’entre discours narrativisé et discours rapporté (au style direct). On constate que le degré de condensation du récit de paroles ne transforme pas sa nature, qui est de renvoyer, de manière plus ou moins mimétique, à un discours prononcé ou intérieur. À l’état d’ébauche (le lecteur ne peut qu’imaginer la teneur du récit à partir des éléments qui lui sont indiqués), il serait alors possible de parler de récits métadiégétiques en puissance.
Selon cette nouvelle perspective, les personnages de récits enchâssés deviennent eux-mêmes susceptibles de raconter des histoires (devenant alors narrateurs métadiégétiques). Ainsi, lorsqu’il est question, dans les Aigles puent, des soirées passées entre Golkar Omonenko et son fils Ayïsch, est bien suggérée la présence d’un nouveau seuil narratif.
L’ambiguïté narrative est-elle un frein à l’immersion fictionnelle ?
À travers l’analyse des procédés textuels que sont l’enchâssement et l’idiosyncrasie des différentes situations narratives apparaissent deux motifs essentiels : celui de l’écho (la voix qui se propage et entre en résonance) et celui du miroir (diffraction et confusion entre le même et l’autre). Au-delà de leur impact local, ces schèmes organisateurs ont en commun d’engendrer un retour de l’oeuvre sur elle-même, sa « mise en abyme ». Le phénomène d’écho se propage par ondes concentriques jusqu’à refléter l’organisation interne circulaire du récit, qui rappelle la cosmologie tibétaine où la représentation du temps n’est pas linéaire mais cyclique. Dans Onze rêves de suie par exemple, premier et dernier chapitres s’ouvrent et se ferment sur une situation d’énonciation analogue (l’incendie du bâtiment Kam Yip et l’agonie des jeunes enfermés à l’intérieur). Cette circularité met en valeur le narrateur extradiégétique (pourtant anonyme), puisqu’elle donne au lecteur l’impression (peut-être trompeuse) de reconnaître la voix par laquelle s’est amorcé le récit. Mais l’écho n’est pas uniquement le retour d’un son ; il est aussi un moyen de sonder et de remplir l’espace. Les différentes voix narratives paraissent ainsi chercher à combler par la parole (et les récits enchâssés) l’intervalle qui sépare le début de la fin du roman : la mort des jeunes dans Onze rêves de suie, celles de Gordon Koum ou de Lutz Bassmann dans Les Aigles puent et Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze.
Le second motif structurel, celui du miroir, se concrétise lui aussi par l’intermédiaire des récits enchâssés. Dans « Demain aura été un beau dimanche », la spécularité du récit se manifeste par l’emboîtement des différentes strates narratives, puisqu’une même histoire (celle de la naissance de Nikita Kouriline) fait l’objet de trois versions différentes : celle de la grandmère, celle de Kouriline lui même (qui décide d’écrire un roman révélant ce qui s’est réellement passé ce jour-là) et enfin celle du narrateur extradiégétique. L’ambiguïté procède notamment de la duplication des titres, le « roman » du personnage portant le même que celui du récit primaire.
Les deux oeuvres présentent enfin une troublante similarité de contenu et de composition (le « plan » du roman de Kouriline est connu du narrateur extradiégétique). Malgré la focalisation zéro adoptée par ce dernier, se pose alors la question de l’identité des deux récits : sommes nous dans celui de Kouriline ou plutôt dans celui d’un narrateur surplombant ?
Les procédés déceptifs au moyen desquels se voit dénoncée l’ambiguïté narrative participent donc, dans les récits post-exotiques, d’un certain paradoxe. Certes, ils apparaissent extrêmement dénudants par rapport à ce que permettait la conception traditionnelle du roman. Mais il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ils sont susceptibles d’entraver le déroulement de la lecture. Il semble que ce soit en partie grâce à eux (et pas seulement malgré eux) que le lecteur est invité à adopter certaines postures d’immersion et à réinstancier les scènes convoquées par les différents vecteurs. La combinaison de ces derniers, requérant l’adoption de diverses postures d’immersion, reflète le caractère mouvant des voix narratives : substance et composition de l’oeuvre entrent en interrelation. En outre, le double mouvement d’adhésion (« l’immersion mimétique ») et de distanciation (« neutralisation de ses effets pragmatiques »), ne se cantonne pas aux procédés d’écriture de l’ambiguïté narrative ; il est appelé à les dépasser et constitue un schème récurrent dans les romans d’Antoine Volodine.
Les différents éléments mis en évidence dans ce chapitre (le processus d’enchâssement et de superposition des récits, le jeu de variation de la focalisation ainsi que la fréquence des énoncés réflexifs) témoignent ainsi de la cohésion des récits post-exotiques, au sens où l’ambiguïté narrative ne constitue pas uniquement un fait global mais devient surtout tangible au niveau des espaces d’incertitude, des jointures et des points de contact, comme entre la narration et le discours tenu sur le récit, entre les différentes perspectives focales ou encore entre les niveaux narratifs. C’est parce qu’Antoine Volodine parvient à intégrer ces procédés dénudants au sein d’une structure qui les absorbe ainsi qu’à multiplier les voies d’accès à l’univers fictionnel que l’ambiguïté narrative ne fait pas obstacle à la compréhension des récits post-exotiques. Si ces derniers reflètent la double attitude qui définit la feintise ludique partagée (immersion fictionnelle d’une part, neutralisation de ses effets pragmatiques d’autre part), il convient cependant d’interroger à présent leur lisibilité à l’aune de la représentation interne de la création artistique et des détenteurs de la parole.
Une dépréciation généralisée de l’acte énonciatif
Raconter, pour quoi faire ?
Tout narrateur est susceptible d’assumer un certain nombre de fonctions, plus ou moins incompressibles mais dont la combinaison construit la cohérence du récit et l’autorité de la voix narrative. Ces différents rôles – au nombre de six dans la Poétique du roman de Vincent Jouve, qui complète la typologie genettienne- héritent de l’étude jakobsonienne sur les composantes essentielles à la communication verbale.
Vincent Jouve distingue ainsi les fonctions qui renvoient au fonctionnement du récit (« narrative », « de régie » et « de communication »), de celles qui concernent son interprétation (« testimoniale », « idéologique » et « explicative »). Constater ce qu’il advient de ces différentes fonctions dans les récits post-exotiques va alors nous permettre de réfléchir à l’image qu’Antoine Volodine propose des narrateurs (d’autant plus nombreux que leur identité reste souvent indéterminée). On peut en effet supposer que, parallèlement à l’exhibition de l’ambiguïté narrative, la représentation au sein des romans de figures d’auteurs, jetant sur leurs oeuvres un regard particulier, contribue elle aussi à accroître la lisibilité des textes postexotiques (la mise en valeur des composantes de la scène énonciative pouvant conduire à banaliser le geste fictionnel) tout en fragilisant le pacte romanesque traditionnel. Cette intuition nous invite à mêler quelques observations portant sur des narrateurs à proprement parler à certaines remarques concernant plutôt les narrateurs en puissance de récits métadiégétiques narrativisés. C’est en effet par l’intermédiaire de ces différentes instances que s’élabore une représentation de la parole et de l’acte énonciatif.
Soulignons tout d’abord le maintien d’un équilibre, dans les récits post-exotiques, entre « fonctions de fonctionnement » et fonctions à visée interprétative. Loin d’être évanescentes, les voix narratives cherchent tant bien que mal à sélectionner les informations proposées au lecteur ainsi qu’à orienter son interprétation des événements racontés. Apparaît alors une tension entre l’exhibition des mécanismes constitutifs du romanesque et la décrédibilisation de l’acte de création, entre la recherche d’autorité narrative et la dépréciation de toute prétention à assigner autoritairement un sens à la parole des locuteurs.
En relation directe avec l’ambiguïté des voix se produit tout d’abord une certaine banalisation de l’activité créatrice (et par là de la « fonction narrative »), à partir de l’idée que tout locuteur est en mesure d’assumer la prise en charge d’un récit, même lorsqu’il s’agit d’une poupée ou d’un oiseau :
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Table des matières
Introduction
I) L’ambiguïté du traitement des voix narratives
1. Qui parle ?
a) Un double processus de fusion et de translation : la polyvocalité narrative
b) Des narrateurs anonymes ?
c) Le narrateur est-il mort ?
2. Ambiguïté narrative et conduite du récit : structure, progression et régulation de l’information
a) Enchâssement et superposition des récits
b) La relation entre mode et voix : l’indétermination de la « situation narrative »
c) L’ambiguïté narrative est-elle un frein à l’immersion fictionnelle ?
3. Une dépréciation généralisée de l’acte énonciatif
a) Raconter, pour quoi faire ?
b) Peut-on se fier aux narrateurs post-exotiques ?
II) La construction de l’univers post-exotique par les voix narratives
1. Le matériau d’écriture des narrateurs post-exotiques
a) La réactivation de différents systèmes sémiotiques : la « transmédialité »
b) La relation entre voix et images dans l’élaboration du récit
c) Une poétique du fragment
2. L’élaboration d’un univers fictionnel : orientations et constantes
a) Existe-t-il un imaginaire proprement post-exotique ?
b) Obsession et reconfiguration de l’Histoire
c) Entre les murs d’une prison
d) Le jeu des références intertextuelles
3. Un monde imaginaire qui déborde sur le monde réel
a) Antoine Volodine, porte-parole de ses hétéronymes
b) La matérialisation de l’ambiguïté narrative : péritexte et stratégies éditoriales
c) Entre clôture et ouverture : l’élaboration d’une oeuvre-monde
III) L’ambiguïté narrative : enjeux esthétiques et stratégies de réception
1. Adhésion et/ou distanciation : quel impact l’ambiguïté narrative a-t-elle sur la lecture ?
a) La polysémie est un jeu : réflexivité et déceptivité
b) La polysémie est un combat : déroute du sens et figures du lecteur impliqué
c) Quelle manière de lire pour quel horizon d’attente ?
2. Axiologie post-exotique et familiarisation du lecteur
a) Valeurs et discours
b) Valeurs et imaginaire
c) La renégociation des valeurs ou le principe de l’entre-deux
3. L’investissement affectif et fantasmatique du lecteur
a) Quelle(s) relation(s) aux personnages post-exotiques ?
b) Imaginaire collectif et inconscient du lecteur
Conclusion
1. Synthèse récapitulative
2. Ouverture vers de nouvelles perspectives
Bibliographie
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