GENÈSE DE LA CONSTRUCTION DE L’ÉTAT AU MEXIQUE ET EN COLOMBIE. LES DÉFIS DE DEUX CAS AMBIVALENTS
La construction de l’État moderne au Mexique en Colombie de 1930 à 2000
La question du « state-building », c’est-à-dire de la construction de l’État, présente des différences dans les deux pays étudiés. D’une part, le « state-building » au Mexique constitue un cas particulier, puisque le narco-business a grandi de manière parallèle à l’État mexicain notamment dans sa version contemporaine. En effet, il semblerait que plusieurs organes étatiques ne montraient aucune volonté de remettre en cause une entreprise aussi lucrative que le narcotrafic. La corruption a infiltré toutes les institutions étatiques à presque tous les niveaux. Ainsi, des policiers, des militaires et des dirigeants politiques ont souvent collaboré avec les cartels .
Gerardo Rodríguez Sánchez et Judith A. Nieto, précisent qu’il existe une chaîne de contrôle économique basée sur les réseaux de corruption et d’impunité que leur donne le vide de pouvoir généré par certains gouvernements locaux. En ce sens, les grands « barons de la drogue » et ses lieutenants régionaux ont des niveaux de dominance (politique, économique, armée et des réseaux sociaux) qui affaiblissent l’autorité des représentants politiques démocratiquement élus dans les urnes .
La « nouvelle » démocratie mexicaine, depuis la transition dans les années 2000 , n’a eu ni la puissance ni l’expérience institutionnelle afin de faire face de manière efficace à des phénomènes de corruption bien établis, tout au long de son histoire politique, depuis la Révolution zapatiste en 1910.
La notion de transition démocratique dans les pays de l’Amérique latine constitue une question particulière qui ne peut s’appliquer telle qu’elle pour le Mexique. Selon Juan J. Linz, la transition démocratique comporte deux cas : dans un premier temps, les sociétés ayant connu un régime démocratique durant une période importante qui fut déplacé par un régime nondémocratique et dans un second temps, les sociétés dans lesquelles, les régimes démocratiques ont succédé des gouvernements coloniaux ou traditionnels sans avoir précédemment connu la démocratie . Le premier cas implique un processus de « redémocratisation », tandis que dans le second cas il n’ y a pas l’expérience du fonctionnement des institutions démocratiques et par conséquent, la démocratie se crée pour la première fois .
Il est, par ailleurs, nécessaire de rappeler que la démocratie ne peut être considérée comme consolidée tant que la transition démocratique n’aura pas été achevée. Une condition nécessaire mais nullement suffisante à l’achèvement d’une transition démocratique est la tenue d’élections libres et contestées (sur la base d’une éligibilité électorale largement inclusive) qui répondent aux exigences institutionnelles pour les élections. De telles élections ne suffisent toutefois pas pour mener à bien une transition démocratique .
Dans de nombreux cas (comme au Chili, à partir de 1996) dans lesquels des élections libres et contestées ont eu lieu, le gouvernement issu d’élections telles que celle-ci est dépourvu du pouvoir de jure et de facto de déterminer la politique dans de nombreux domaines importants parce que les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont toujours limités de manière décisive par un ensemble imbriqué de « domaines de réserve », de « prérogatives militaires » ou de « enclaves autoritaires ». D’ailleurs, la notion de transition démocratique est également apparue dans le cas de la Bolivie dans la période allant de 1977 à 1982, selon Jean-René Garcia, durant laquelle des élections et des coups d’État répétitifs ont amené à des impasses constitutionnelles et ont montré les faiblesses du consensus sur le pouvoir exécutif ambivalent républicain .
D’une part, la particularité de la transition démocratique mexicaine avec l’arrivée du Vicente Fox et de son Parti d’Action Nationale (PAN), après 71 ans sous un régime du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), était d’une autre « nature ». Elle a changé la donne dans un système tacite « clientéliste » avec les cartels et elle a constitué une première rupture- que nous examinerons plus tard- entre le système politique précèdent et les « ententes » avec les narcotrafiquants.
D’autre part, la question du « state-building » en Colombie a été distincte. Tandis que la Colombie avait un système démocratique solide depuis son indépendance, excepté durant la période 1953-1958 et la junte militaire de Rojas Pinilla , le pays a présenté une construction inachevée d’un État-nation . On peut estimer que cette complexité a émergé en raison d’une hyperpolarisation des centres contre la périphérie et du retardement de la redistribution de terres, revendication principale des paysans colombiens.
Rappelons que la Colombie, un pays notamment rural, a été très affecté par ce retardement qui a constitué la cause principale de la création de mouvements rebelles. De plus, le système politique bipolaire avec le Parti conservateur proche de l’Église, d’un côté, et le Parti libéral de l’autre, a empêché tout réel contrat social, d’autant plus que les deux formations se sont à maintes reprises affrontées les armes à la main, accréditant l’idée que la rébellion est naturellement tolérée dans ce pays .
Ainsi, l’État que Hobbes visionnait lors de sa réflexion sur le « Léviathan » est complètement inversé dans le cas du « state-building » colombien. L’État-monstre qui protégerait les habitants à travers la force et le droit n’était pas présent. Rappelons à cet effet la pensée de Thomas Hobbes sur ce sujet :
[…] la multitude aisi unie en une personne est appelée une RÉPUBLIQUE (COMMONWEALTH), en latin, CIVITAS. C’est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, que lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur .
De même, dans la situation mexicaine, comment peut-on parler de l’État garant envisagé théoriquement par Hobbes, lorsque le phénomène des « zones grises » a émergé ces dernières années ? Sur le cas du Mexique, un facteur important définissant la construction de l’État mexicain contemporain repose sur le règne du PRI, qui est resté au pouvoir pendant 71 ans jusqu’en 2000 et a fait son retour avec le président Peña Nieto. Le parti révolutionnaire (le PRI actuel) fut créé, en principe, afin de légitimer la Révolution mexicaine de 1910-1920 et de faire respecter ses acquis. Néanmoins, comme nous l’étudierons plus tard, ce régime particulier a empêché le développement d’une politique diversifiée notamment en raison de la création d’un système « clientéliste » en complicité avec les cartels.
Quant à la Constitution mexicaine de 1917, révisée plusieurs centaines de fois, qui a établi l’État fédéral et le fédéralisme, son article 83 dispose que « le Président des États Unis Mexicains ne peut être réélu pour un second mandat ». Néanmoins, rappelons que Brian R. Hammet précise que le groupe formé par Obregón (Alvaro Obregón Salido) et Calles (Plutarco Elias Calles) qui contrôlait l’État, légiféra dès 1927 pour autoriser une réélection à la présidence, à une date indéterminée. Comme le mandat de Calles arrivait à son terme, la question de la réélection, sous l’éteignoir depuis 1910, se reposa lors des élections fédérales prévues le 1er juillet 1928 .
|
Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I – LES DIFFERENCES CONCEPTUELLES DES « ZONES GRISES » A TRAVERS L’ANALYSE DES ORGANISATIONS CRIMINELLES MEXICAINES ET DES FARC EN COLOMBIE
TITRE I – LA CONSTRUCTION DE L’ÉTAT ET LA NOUVELLE CONFIGURATION DES « ZONES GRISES »
Chapitre I – Genèse de la construction de l’État au Mexique et en Colombie. Les défis de deux cas ambivalents
Chapitre II – Les « zones grises » au Mexique et en Colombie. Retour sur un phénomène actuel
TITRE II – ANALYSE CONCEPTUELLE ET FACTUELLE DU FONCTIONNEMENT DE GROUPES ARMES ILLEGAUX AU SEIN DES « ZONES GRISES »
Chapitre I – Considérations analytiques sur la structuration des FARC en Colombie jusqu’aux accords de paix et sur l’organisation des cartels mexicains depuis les années 2000
Chapitre II – Les pratiques des FARC rejoingnent-elles l’expansion des organisations criminelles mexicaines dans les espaces contrôlées ?
PARTIE II – LES « ZONES GRISES » AU MEXIQUE ET EN COLOMBIE, UNE REMISE EN CAUSE DE L’ÉTAT DE DROIT ?
TITRE I – GENÈSE DE L’APPARITION DES « ZONES GRISES » DANS LES DEUX PAYS. ANALYSE DES RAISONS DE L’ACCROISSEMENT DE LA VIOLENCE MILITARISATION DE L’ÉTAT
Chapitre I – Les conséquences des échecs des politiques publiques de lutte contre les groupes armés illégaux : Une certaine « tolérance » politique à l’égard des FARC et des cartels mexicains ?
Chapitre II – L’économie de la guerre et les enjeux produits par le phénomène du narcotrafic
TITRE II – LES FACTEURS DE LA MONTEE DE LA VIOLENCE AU SEIN DES ZONES DE NON-DROIT ET LA MANIPULATION DE LA POPULATION DANS LES CAS DU MEXIQUE ET DE LA COLOMBIE
Chapitre I – La situation de violence extrême dans les zones contrôlées par les FARC et les organisations criminelles mexicaines
Chapitre II – La population au cœur de la problématique dans les deux cas. Les « zones grises » au niveau régional et ses effets contre l’État de droit à l’échelle nationale
Conclusion
Index des auteurs
Index des notions
Bibliographie
Annexes