On constate, depuis quelques années, que se porte sur le sujet lecteur et sur la lecture un regard nouveau : le plaisir et la liberté en sont les maîtres mots, en témoignent les dix commandements du lecteur de Daniel Pennac. Ce sujet lecteur est désormais libre de lire où il veut, quand il veut, et ce qu’il veut : les lectures ennuyeuses de classiques peuvent être bannies, sauter des pages est autorisé, tout comme le fait d’abandonner une lecture. Si ces commandements peuvent paraître futiles, ils viennent pourtant bel et bien affirmer le pouvoir du lecteur. Une grande importance est alors accordée à ces impressions de lecteur, et ce notamment au sein de l’école, où des outils sont développés pour lui permettre d’en faire part et de les consigner : c’est ainsi que l’on voit fleurir dans les classes, tant du premier que du second degré, des outils dans lesquels consigner ces ressentis, et notamment le carnet de lecteur qui peut prendre différentes formes et être utilisé de différentes façons.
Le cadre théorique
Le sujet lecteur au sein des programmes scolaires
L’acte de lecture au collège
Au primaire, les élèves s’approprient la compétence de la lecture à travers l’apprentissage du décodage et de la compréhension des mots. Au collège, les élèves entrent dans l’analyse des textes à travers la lecture littéraire. L’enjeu de l’enseignement de cette compétence au collège vise à donner « le goût de la lecture » afin que les élèves « puissent s’y engager personnellement » (BO 26 juillet 2018, cycle 4). En ce sens, l’enseignement secondaire doit permettre aux élèves de se constituer une identité de lecteur à travers la découverte de textes littéraires pour enrichir leur culture et la connaissance du monde. Pour pouvoir se construire en tant que sujet lecteur, les programmes du collège axent l’apprentissage de la compétence lire à travers l’expression d’hypothèses ou d’avis de lecteur. L’expression de la subjectivité pour entrer dans l’analyse d’un texte permet d’impliquer le lecteur mais autorise aussi les élèves à exprimer leur « réception sensible des œuvres littéraires en développant [leur] expression, la formulation de [leurs] opinions, dans des échanges oraux ou en recueillant les traces écrites dans des carnets de lecture » (BO 26 juillet 2018, cycle 3). Dès lors, le carnet de lecteur est présenté comme le lieu du recueil de la subjectivité du lecteur. Il se présente comme un objet personnel où l’élève inscrit ses hypothèses de lecture et exprime son avis concernant sa compréhension de l’œuvre.
Les programmes insistent aussi sur le dialogue entre les compétences : « les activités de lecture restent indissociables des activités d’écriture, qu’il s’agisse d’écrits accompagnant la lecture (cahiers ou carnets de lecture pour noter ses réactions, copier des poèmes, des extraits de texte, etc.), de ceux qui sont liés au travail de compréhension (réception personnelle, reformulation, réponses à des questions, notes, schémas, etc.) » (BO 26 juillet 2018, cycle 3). Le carnet de lecteur apparaît comme un moyen de soutenir la lecture. En effet, les élèves peuvent noter de manière non scolaire leur ressenti par rapport à un texte, les parallèles qu’ils peuvent repérer entre les œuvres lues ou leur expérience personnelle. Le carnet se présente comme « un outil permettant de garder la mémoire des livres lus et des œuvres fréquentées » mais il permet aussi de « préparer les activités de partage des lectures et d’interprétation » (BO 26 juillet 2018, cycle 3). Dès lors, la fonction du carnet est double et elle semble antithétique puisqu’il engage une écriture personnelle mais il dessine aussi une visée collective à travers l’échange autour d’une lecture. Le carnet implique donc une réflexion personnelle sur le texte pour ensuite engager une discussion avec autrui.
Si le carnet de lecteur est clairement mentionné dans le programme du cycle 3, il n’apparaît pas dans le programme du cycle 4. Néanmoins, son utilisation est induite à travers les compétences de la lecture, de l’écriture et de l’oral. Au cycle 4, l’apprentissage de l’expression de son opinion ou d’un jugement à partir d’un texte se poursuit, il s’agit pour les élèves de « savoir partager [leur] point de vue sur une lecture, une œuvre, une situation » (BO 26 juillet 2018, cycle 4). De ce fait, le carnet de lecteur peut être utilisé pour permettre le recueil de la lecture afin d’exprimer son point de vue. Pour formuler et enrichir les impressions de lecture, la compétence de l’oral intervient en « participant de façon constructive à des échanges oraux ». En exerçant cette compétence à partir des textes littéraires, les élèves apprennent à donner leur point de vue tout en travaillant l’écoute d’autrui. Pour confronter les points de vue, les élèves sont invités à pratiquer des « débats variés (débats interprétatifs, débats littéraires, cercles de lecture, etc.) » pour construire une situation d’apprentissage. La notion de cercle de lecture n’apparaît donc qu’une seule fois dans les programmes du collège. Le cercle de lecture engage les élèves à confronter leurs impressions de lecteur afin de faire évoluer leur compréhension du texte littéraire. En pratiquant cet exercice, les élèves apprennent à questionner le texte grâce à l’échange avec autrui. Il s’agira ensuite, pour l’élève de devenir autonome face au texte.
L’acte de lecture au lycée
La dénomination du socle commun des programmes scolaires, « socle commun de compétences, de connaissances et de culture », met l’accent sur la formation d’un élève cultivé. Nous pouvons ici entendre cette « culture » telle qu’elle a été définie par Hannah Arendt (1961) : avec la culture, « ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu, mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la sphère de la vie publique et le monde commun, et la décision sur la sorte d’action à y entreprendre, ainsi que la façon de voir le monde à l’avenir, et les choses qui doivent y apparaître ». Ainsi, déjà, c’est l’échange qui se profile dans cette idée de l’acquisition d’une culture commune, et qui laisse entrevoir et prévoir ce passage, en ce qui concerne le sujet de notre mémoire, d’un objet individuel qu’est le carnet de lecteur à un débat, un dialogue sur celui-ci, au sein des cercles de lecture. Bien sûr, cette culture mentionnée dans les programmes s’appuie sur l’acquisition de différents savoirs, mais elle doit aussi être entendue comme la formation du citoyen, tout comme le dit Arendt dans la citation précédente : en effet, le socle commun doit « préparer à l’exercice de la citoyenneté » comme le prévoit Le Bulletin Officiel, et ce de différentes manières, en passant par l’ « apprentissage de la vie en société, de l’action collective et de la citoyenneté », par « le respect des choix personnels et des responsabilités individuelles », ou encore par l’apprentissage de différents types de langages « pour penser et pour communiquer ».
Puis plus précisément, pour la discipline des lettres, les programmes encouragent l’acte de lecture en lui-même et la formation du sujet lecteur. La culture, littéraire cette fois-ci, est également au centre des finalités du programme, puisque celui-ci insiste sur « la constitution et l’enrichissement d’une culture littéraire ouverte sur d’autres champs du savoir et de la société ». Elle s’acquiert grâce à l’apprentissage de repères tant historiques qu’esthétiques. Alors, toujours selon le Bulletin Officiel, c’est par le biais de ces différents savoirs que le sujet lecteur pourra se développer: en effet, ceux-ci permettront la « formation du jugement et de l’esprit critique », donc la formation d’un sujet lecteur apte à juger, dire et énoncer son et ses goûts, comme l’indique l’étymologie du verbe « juger », formé des mots latins jus, correspondant au droit et à l’autorité, et dedicere, soit le fait de dire, d’exprimer. Il s’agit donc de donner à l’élève les moyens d’énoncer et de défendre ses préférences. L’émotion, alors, est placée au cœur des programmes, en témoignent les six occurrences, justement, du mot « émotion », ou les cinq occurrences du mot « goût ». C’est bien ce goût pour la littérature qui est recherché au travers des différentes lectures ou exercices effectués en classe : « le programme de première vise à élargir chez les élèves la connaissance de la littérature et à en renforcer le goût » ou encore « les élèves sont en outre incités à mener, hors de la classe, de nombreuses lectures personnelles dont le cours de français vise à leur donner l’habitude et le goût ». Néanmoins, il convient également, au regard de la réforme, de s’intéresser au Bulletin Officiel du 22 janvier 2019, qui, lui, ne mentionne le mot « émotion » qu’une seule fois et n’évoque le mot « goût » que trois fois, et qui semble alors accorder une place moins importante au sujet lecteur.
Différents exercices, suggérés ou imposés par les programmes, permettent l’acquisition de cette culture littéraire et esthétique, qui permettra elle-même à l’élève de développer sa capacité à juger et à faire part de ses goûts. Parmi ceux-ci, les exercices de commentaires littéraires et de dissertations, présents au baccalauréat, mais, aussi, dans ce dernier Bulletin Officiel de 2019, le carnet de lecteur. Il est expliqué que « l’élève garde la trace du travail et des activités menées tout au long de l’année. A cet effet, le professeur propose les outils de son choix : carnets de lecture, fiches de révisions, travaux de synthèse, etc. ». Ce carnet de lecteur est donc présenté comme un moyen, un support d’apprentissage puisqu’il est mis sur le même plan que des fiches de révisions et des travaux de synthèse. C’est un moyen, comme il l’est dit explicitement, de conserver une «trace du travail ». Sont également mentionnés, juste après le carnet de lecteur, les « écrits d’appropriation » qui, semble-t-il, peuvent être regroupés dans ce carnet. Il convient ici de s’arrêter sur ce mot « appropriation » : c’est « l’action d’approprier », verbe transitif signifiant que l’on « adapte quelque chose à un emploi, à une destination », donc que l’élève, en appropriant sa lecture, sera capable de s’en resservir, par la suite, dans des exercices plus scolaires, comme justement le commentaire littéraire ou la dissertation. Mais c’est aussi « l’action de s’approprier», verbe pronominal signifiant « faire sa propriété de quelque chose » : ici, pas de réinvestissement, l’intérêt n’est que personnel et la lecture, l’œuvre lue, est possédée par le sujet lecteur, qui détient donc le droit d’en user comme bon lui semble. Nous touchons presque, ici, au concept stoïcien nécessaire au bonheur de l’oikeiosis, de l’appropriation : par l’acte de lecture, on se cherche et, parfois, on se trouve, et ainsi, l’on s’approprie à soi-même, c’est-à-dire que l’on trouve ce qui nous est propre, ce qui nous constitue intrinsèquement. Deux notions paradoxales mais pourtant presque complémentaires se rejoignent alors dans ce terme « écrit d’appropriation », montrant toute la difficulté et l’intérêt du rôle du professeur et de celui de ses élèves : comment parvenir à faire en sorte que le sujet lecteur puisse se trouver, se retrouver dans l’acte de lecture, tout en devant sans cesse réinvestir ses lectures dans des exercices scolaires, en devant, donc, partager ce qui touche au ressenti personnel, au privé ?
C’est alors au sein de ces écrits d’appropriation que le sujet lecteur paraît devoir être mis le plus en avant : en effet, les impressions, les ressentis et le goût sont au cœur de ceux-ci, puisque le Bulletin Officiel indique que « ces écrits d’appropriation peuvent prendre des formes variées : restitution des impressions de lecture (préparatoire ou postérieure aux commentaires) ; jugements personnels sur un texte ou une œuvre ; écriture d’invention […] ; écriture d’intervention […] ; association au texte, justifiée par l’élève, d’une œuvre iconographique, d’une séquence filmique ou vidéo ; construction de l’édition numérique enrichie d’un texte […] ; élaboration d’un essai sur une question éthique et/ou esthétique soulevée par une œuvre lue ; rédaction d’une note d’intention de mise en scène, d’un synopsis, d’un extrait de scénario, etc. ». Nous pouvons bel et bien constater, à la lecture de cette instruction du programme, que des liens sont encouragés vers d’autres types d’arts ou de littérature, renforçant cette visée d’appropriation par différents biais : les éléments tirés des lectures sont réinvestis de différentes manières mais, des rapports pouvant être effectués avec une culture plus contemporaine, plus accessible aux élèves, le sujet lecteur au sens « privé » du terme n’est pas omis.
La lecture au sein de la recherche
Le sujet lecteur
Le sujet lecteur, depuis quelques années, est au cœur de la recherche en didactique, et de nombreux travaux sur celui-ci ont fleuri en permettant ainsi une théorisation de plus en plus précise, comme l’explique Magali Brunel dans « Le sujet lecteur dans la classe : éléments pour un état des lieux des pratiques dans le secondaires ». Mais quel est-il, alors, ce sujet lecteur ? Il convient ici de tenter, grâce aux différents apports de la didactique, de le définir, et de montrer, également, les difficultés que l’on peut rencontrer alors (inégalités, pas un profil type de lecteur + un sujet en constante évolution).
C’est Jean-Louis Dufays, dans « Sujet lecteur et lecture littéraire : quelles modélisations pour quels enjeux ? », qui tente de récapituler et de faire un état des lieux des différents travaux des didacticiens quant à cette figure du sujet lecteur. Cette notion, plutôt récente, a été employée pour la première fois par Annie Rouxel à Rennes en 2004, à l’occasion du colloque sur « La notion de sujet lecteur », en réaction contre le « lecteur modèle » d’Umberto Eco. Il est alors perçu en lien avec une conception « émancipatrice » de la subjectivité : du lecteur modèle, à qui on impose de mener une lecture distanciée, l’expression libre du sujet apparaît désormais comme une fin en soi, et les émotions ressenties à la lecture du livre sont avant tout recherchées. Comme l’expliquent Mazauric, Fourtanier et Langlade dans Le texte du lecteur, c’est bien la singularité et même la « transgressivité des lecteurs empiriques » qui importent et qui doivent être mises en avant dans la définition de ce sujet lecteur. On assiste alors parallèlement à la naissance de couples antithétiques, qu’il va pourtant s’agir de concilier : lecture « ordinaire et critique », « naïve et experte », « privée et scolaire ».
Comment, alors, définir le sujet lecteur à l’aune de toutes ces considérations ? Dufays explique qu’il faut justement prendre en compte toutes ces antithèses, et il propose alors trois conceptions du sujet lecteur : premièrement, il évoque un lecteur si expérimenté, si lettré, qu’il a des droits face au texte, qu’il peut le déconstruire et l’analyser à sa guise, et jouir de ce pouvoir. Ce lecteur est appelé par Barthes le lecteur de « jouissance », le « déconstructeur » par De Man, le « disséminateur » par Derrida ou encore le « transgressif » par Bayard : détenteur de tous les codes, il sait les repérer et s’en amuser, construisant et déconstruisant le texte pour son plaisir. Ensuite, vient le lecteur subtil, créatif et inspiré, qui, dans une posture de savant, saisit tous les sens du texte, sans pour autant être capable de se jouer du texte comme le lecteur de jouissance. Enfin, le lecteur appelé « ordinaire », qui participe affectivement au texte, qui rejoint donc cette vision émancipatrice de la lecture et qui a, selon Dufays, un réel enjeu didactique au sein de l’école « dans la mesure où promouvoir la reconnaissance de l’élève lecteur en tant que sujet « libre » permet de mieux connaître ses fonctionnements effectifs et de remédier à ses difficultés » et dans la mesure où celle-ci « permet aussi de libérer la parole des élèves sur la lecture […] et de les inciter à donner un sens personnel à leurs lectures ».
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Table des matières
Introduction
1. Le cadre théorique
1.1. Le sujet lecteur au sein des programmes scolaires
1.1.1. L’acte de lecture au collège
1.1.2. L’acte de lecture au lycée
1.2. La lecture au sein de la recherche
1.2.1. Le sujet lecteur
1.2.2. La lecture littéraire et la lecture subjective
1.3. Les dispositifs pour construire un avis de lecteur
1.3.1. Le carnet de lecteur
1.3.2. Le cercle de lecture
2. La présentation de la méthodologie
2.1. Les contextes
2.1.1. Au collège
2.1.2. Au lycée
2.2. Déroulement de la méthodologie
2.2.1. Le choix des données
2.2.2. Le calendrier
2.4. La grille d’analyse
2.4.1. La présentation de la grille
2.4.2. L’explication de la grille d’analyse
3. L’analyse des données
3.1. Les stratégies de lecture utilisées
3.1.1. Les résultats des stratégies de lecture utilisées au collège
3.1.2. Les résultats des stratégies de lecture utilisées au lycée
3.2. Le rôle d’autrui
3.2.1. Le cercle pour confronter les arguments
3.2.2. L’autre pour étayer sa pensée
3.3. Les évolutions des impressions de lecteur
3.3.1. La conservation des premières hypothèses de lecture
3.3.2. L’Evolution des hypothèses de lecture grâce au cercle
Conclusions