Notre projet de recherche porte sur « L’éducation dans Domination et Servitude» de HEGEL. Ce chapitre constitue le quatrième de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Si nous avons choisi cette figure plutôt qu’une autre, c’est parce qu’elle nous permet de saisir de manière pertinente la pensée de cet auteur et, notamment, sa conception des ressorts du mouvement qui propulse l’homme de la nature à la conscience de soi, et qui, par ce fait, arrive à se constituer comme sujet de l’histoire humaine On le sait, Hegel s’inscrit dans la tradition des Lumières. Et la devise des Lumières, « Sapere aude » – « ait le courage de te servir de ton entendement sans la direction d’autrui » , incite au culte du savoir et à l’idée que c’est par le savoir que l’homme s’émancipe, c’est-à-dire s’approprie pleinement son être et le monde dans lequel il vit. Dans cette perspective, HEGEL nous introduit dans l’histoire, celle de l’épopée de la conscience, dans laquelle il distingue trois moments : L’en-soi, le pour-soi, et l’en soi pour soi. Le premier moment est celui de l’être pour-soi. C’est l’étape de la sensation qui est « la forme de l’activité obscure de l’esprit, de son individualité privée de conscience et d’entendement, dans laquelle toute détermination concrète est encore immédiate ». Le moment de l’en-soi, qui se rapporte à la période de l’enfance et prend fin lorsque l’esprit se distingue du corps en s’y opposant. Le deuxième moment est celui de l’être pour-soi. C’est l’étape de la conscience, de la reconnaissance réciproque des sujets. Il correspond à l’âge adulte. Le troisième moment est celui de l’être en soi pour soi. C’est l’étape de l’esprit qui peut supporter la négation de sa propre immédiateté et qui clôt l’épopée de la conscience. C’est sous le feu de cette dialectique que nous allons examiner le thème « Domination et Servitude », encore appelé relation maître et esclave, dialectique qui, selon Abel Jeannière, reste valable en tout temps pour que l’homme soit homme. Et c’est dans ce sens qu’elle peut s’appliquer au passage de la nature à la culture, mieux de l’animalité à l’humanité, en somme, à l’éducation. C’est précisément ce processus d’humanisation qui a suscité en nous une interrogation fondamentale : quels sont les principes éducatifs qui sous-tendent le mouvement de l’individu vers cette humanisation ? La réponse à cette question nous a poussé à visiter les différentes phases de cette dialectique, notamment le désir et la reconnaissance mutuelle. Du point de vue de Hegel, sans lutte entre deux consciences désirantes, nul ne peut accéder à la vraie conscience. Mais parmi ces phases, seule la phase de l’expression du désir et de la mort a retenu notre attention car, nous semble-t-il, c’est l’idée de mort et le désir qui sont à la fois déclencheurs de la lutte entre deux consciences et régulateurs de ce même conflit qui, dans sa phase terminale, aboutit à la reconnaissance mutuelle. L’objectif de notre recherche est alors de saisir la véritable nature de ce désir qui est aussi mort chez Hegel, et de nous assurer s’il peut, en tant que principe éducatif, conforter les éléments du triangle de la relation pédagogique tels que conçus par la plupart des théoriciens de l’éducation. Faut-il le rappeler, la relation pédagogique se conçoit généralement comme une interaction entre trois éléments : l’enseignant, le savoir et l’apprenant. Ce dernier, sous l’impulsion de la motivation, c’est-à-dire du désir d’apprendre, s’approprie l’élément du savoir. Il s’agit alors pour nous de nous interroger si, dans la perspective hégélienne, ce désir dont l’apprenant est le siège, reste toujours le moteur dans cette interaction à trois dimensions.
LA CONSCIENCE DE SOI
Après avoir présenté les trois étapes de la conscience : la Certitude sensible, la Perception et enfin l’Entendement, étapes à travers lesquelles l’homme est décrit comme un individu immergé dans la nature et doté d’une conscience qui ne fait aucune distinction entre les illusions et la réalité, entre ce qu’il pense du réel, le poursoi et le réel lui-même, l’en-soi, Georg Wilhelm Friedrich Hegel aborde le stade suivant, la Conscience de soi ou autoconscience Dans cette quatrième phase du mouvement de la conscience, un changement radical s’opère dans le statut du vrai. Le vrai se présentait à la conscience comme quelque chose d’extérieur ; il était qualité pour la certitude sensible, chose pour la perception et force pour l’entendement. Il est autrement dans la conscience de soi. Car, nous dit Hegel, « Désormais a pris naissance ce qui ne se réalisait pas dans les relations précédentes, à savoir une certitude qui est égale à sa vérité, car la certitude est à soi- même son propre objet, et la conscience est à soi-même le vrai. » La conscience ne va donc pas aller chercher le vrai ailleurs que dans la certitude qu’elle a d’elle-même. Dans ces conditions la polarisation sujet/objet disparaît pour laisser place à l’égalité de ces deux pôles de la conscience, mieux, à une unipolarisation dans la mesure où le pôle objet sera complètement supprimé pour laisser le moi établir son propre rapport avec lui-même, moi = moi, ou selon la formule « je me représente à moi-même ». D’après Jean-François Marquet, cette formule condense les trois catégories fondamentales de Hegel , à savoir : l’universel, le particulier et le singulier, ainsi que les trois éléments de son syllogisme : « je est le moi universel, me est le moi particulier et moi-même désigne le mouvement de cette prise de conscience dans la singularité de son devenir » . Ce caractère unilatéral de la vérité, cet ancrage du vrai nulle part ailleurs que dans la conscience de soi, rappelle fort bien Descartes, notamment sa formule célèbre « Cogito ergo sum ». Par cette formule, on le sait, Descartes se trouve être le premier philosophe qui a cherché la vérité non pas d’emblée en dehors de lui, dans un objet suprême, Dieu, mais en lui-même, dans la certitude que l’on a de soi-même.
Par la conscience de soi donc, l’être est réduit à la pensée et, de ce fait, le rapport sujet / vérité, substance / sujet est ramené à un ; c’est le sujet qui est toute vérité, toute substantialité, d’où son caractère vide. Dés lors, la conscience de soi, contrairement à la certitude sensible qui, elle, est assaillie de toutes parts par des contenus qu’elle n’arrive pas à maîtriser, va apparaître comme une conscience dont la survie dépend d’éléments extérieurs, éléments puisés dans le monde matériel, celui du senti, du perçu et du compris et qui seront convoqués pour remplir le vide qui la caractérise. Cependant ces objets, au lieu d’être contemplés, constitueront sa nourriture, par conséquent ils seront consommés. Perçue sous cet angle, la conscience de soi va apparaître comme désir, car c’est en consommant, en détruisant et en dévorant un objet extérieur que la conscience de soi jouit de soi et se sent, à proprement parler, être vraie. C’est du moins l’avis de Hegel quand il nous signale que « Désormais la conscience, comme conscience de soi, a un double objet, l’un, l’immédiat, l’objet de la certitude sensible et de la perception, mais qui pour elle est marqué du caractère négatif, et le second, elle-même précisément, objet qui est essence vraie et qui, initialement, est présent seulement dans son opposition au premier objet. La conscience de soi se présente ici comme le mouvement au cours duquel cette opposition est supprimée, mouvement par lequel son égalité avec soi-même vient à l’être. » .
Autrement dit, chez Hegel, la conscience de soi est désir d’objet, elle le détruit, elle le consomme et c’est dans cette destruction que la conscience de soi savoure sa propre victoire. Notre auteur précise cela en ces termes : « La conscience de soi est certaine de soi-même seulement par la suppression de cet Autre qui se présente à elle comme vie indépendante ; elle est désir. Certaine de la nullité de cet Autre, elle pose pour soi cette nullité comme vérité propre, anéantit l’objet indépendant et se donne par là la certitude de soi-même, comme vraie certitude, certitude qui est alors venue à l’être pour elle sous une forme objective. » .
Mais, il faut bien le souligner, par cette destruction sans laquelle elle n’existerait pas, la conscience de soi fait l’expérience amère et paradoxale de sa propre dépendance, dans la mesure où l’objet du désir doit à la fois être et ne pas être : il doit être pour permettre à elle, conscience de soi, par la consommation qu’elle en fera, de vivre, de se sentir vraie ; mais cette destruction de l’objet qui conditionne sa survie n’est pas du tout souhaitable pour elle ; l’objet doit toujours être là pourque la même expérience puisse se répéter indéfiniment. La solution de ce paradoxe va être de trouver un objet capable de se donner luimême indéfiniment à la consommation ; et cet objet ne peut être qu’une autre conscience de soi, c’est-à-dire un autre sujet. Hegel nous le dit en ces termes : « Quand l’objet est en soi-même la négation, et quand en cela il est en même temps dépendant, alors il est conscience (….). La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi.» .
C’est sans doute cela une solution de l’aporie du désir et qui annonce déjà la conception de la sexualité chez Hegel dans la mesure où, pour lui, c’est seulement dans la relation sexuelle que j’ai affaire à un objet égal à moi-même. Et c’est à ce niveau, selon Hegel, que va s’établir une réciprocité qui marque la première émergence de l’esprit ; « Quand- dit-il- la conscience de soi est l’objet, l’objet est aussi bien Moi qu’objet. Ainsi, pour nous, est déjà présent le concept de l’esprit (…) un MOI qui est un Nous et un Nous qui est un Moi. » .Sous ce rapport, le désir, caractéristique de la conscience de soi, n’est plus désir d’anéantissement d’un objet extérieur, mais désir de m’unir à un être vivant de la même espèce. Cependant, cet Autrui, avec qui j’entretiens une relation par un rapport de reconnaissance mutuelle équilibrée, n’apparaît pas comme conscience pure, comme être pour-soi, mais comme « conscience enfoncée dans l’être de la vie » , donc comme chair. C’est dire que cette reconnaissance mutuelle n’est pas l’attitude d’un sujet qui reconnaît un autre sujet, mais une relation de chair à chair.
Par conséquent, nous dit Hegel, « (…) ces conscience ne se sont pas encore présentées réciproquement chacune comme pur être-pour-soi, c’est-à-dire comme conscience de soi . Chacune est bien certaine de soi-même mais non de l’autre ; et ainsi sa propre certitude de soi n’a encore aucune vérité ; car sa vérité consisterait seulement en ce que son propre être-pour-soi se serait présenté à elle comme objet indépendant, ou, ce qui est la même chose, en ce que l’objet se serait présenté comme pure certitude de soi-même. » . Autrement dit, la jouissance de la conscience de soi ne peut pas être générée par la chair de l’autre ; le surgissement d’une autre conscience est nécessaire pour que je puisse me sentir reconnu par elle. C’est dire que la véritable reconnaissance mutuelle doit transcender le rapport de chair à chair pour s’inscrire dans le rapport de sujet à sujet.
DOMINATION ET SERVITUDE
Dans cette relation, l’un des protagonistes qui a été le plus loin dans la lutte en assumant le risque jusqu’au bout, sera le maître ; et le second, celui qui précisément a pris peur et de ce fait n’a pas accepté de risquer sa vie jusqu’à un certain point, sera l’esclave. Hegel le confirme comme suit : « Par cette expérience sont posées d’une part, une pure conscience de soi (celle du maître, qui a été le plus loin, au plus prés de la mort) et, d’autre part, une conscience qui n’est pas purement pour-soi, mais qui est pour une autre conscience, c’est-à-dire une conscience dans l’élément de l’être ou dans la forme de la choséité » L’esclave, parce qu’il pas oser risquer sa vie, va donc se constituer en médiateur entre le maître et le monde. Ainsi il travaille en se posant comme sujet dans la peur, dans l’angoisse dont il est saisi, mais également comme négativité vis-à-vis du monde ; il transforme le monde, il nie l’être du monde pour lui attribuer une nouvelle figure. De ce fait, nous dit Hegel, il s’approprie la négativité absolue, la mort, qu’il va distiller à l’égard des choses dans lesquelles cette négativité s’inscrit de façon permanente, de manière à pouvoir devenir dans l’objet transformé l’objet d’une conscience stable, durable, et par là même vraie. Aussi, dans la conscience de l’esclave, du travailleur, mort et opération se complètent-ils pour former une nouvelle figure. C’est ce que notre auteur nous précise dans ce passage : « Dans l’activité formatrice, la peur reste intérieure et muette et la conscience ne devient pas conscience pour elle-même. Si la conscience forme sans avoir éprouvé cette peur primordiale absolue, alors elle est seulement un sens propre vain ; car sa forme, ou sa négativité, n’est pas la négativité en soi, et son opération formatrice ne peut pas lui donner la conscience de soi-même comme essence.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LA CONSCIENCE DE SOI
DEUXIEME PARTIE : DOMINATION ET SERVITUDE
TROISIEME PARTIE : ESQUISSE DES DETERMINANTS D’UN PROJET D’EDUCATION DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE ET CELUI DE LA CONSCIENCE DE SOI
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE