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LA CONNAISSANCE DU MONDE PHYSIQUE PAR L’ENFANT
Il a été montré, par les études et auteurs que nous citerons dans cette partie, que l’enfant serait doté, très précocement, de connaissances sur les phénomènes physiques. Ces connaissances lui permettraient de raisonner sur les objets.
Les lois physiques
D’après la définition de l’encyclopédie du Larousse, la physique est la science qui étudie par l’expérimentation et l’élaboration de concepts, les propriétés fondamentales de la matière et de l’espace-temps. Ici, les lois physiques renvoient aux règles qui régissent les matières ou les objets en interaction.
Les recherches de Spelke et de ses collaborateurs ont mis en évidence différentes lois régissant les phénomènes physiques. Les travaux de 1992 analysent en particulier les principes de continuité, de solidité, d’inertie et de gravité (Spelke et al., 1992). Le principe de continuité suggère que les objets existent et se déplacent de façon continue dans l’espace et le temps. Ils ne peuvent apparaître et disparaître spontanément. Ils ne peuvent pas occuper le même espace qu’un autre objet (Baillargeon, 2008). Selon le principe de solidité, les objets se déplacent uniquement sur des trajectoires non obstruées, deux objets distincts ne peuvent coïncider dans l’espace et le temps. En 2008, Baillargeon réutilise cette notion de solidité en utilisant le terme de cohésion, dans lequel les objets sont des entités entières et délimitées, ils ne peuvent se fragmenter lorsqu’ils sont en mouvement ou fusionner avec un autre objet. La notion de solidité se limite au fait que deux objets ne peuvent occuper le même espace spatio-temporel. D’après le principe d’inertie, les objets ne changent pas de trajectoire brusquement. Enfin, le principe de gravité suppose que les objets se déplacent vers le bas en l’absence de support (Spelke et al., 1992).
Ainsi, de par la connaissance que nous avons des objets en mouvement, ces quatre principes participent à la stabilité de notre environnement.
Des compétences précoces
Plusieurs auteurs, tels que Baillargeon (2000) ou encore Molina et Jouen (2014) à titre d’exemple, ont remis en cause la conception piagétienne selon laquelle les connaissances ne sont pas prédéterminées mais élaborées par l’enfant lui-même au cours de son développement (Molina et Jouen, 2014). Les études réalisées sur le sujet ont tenté de comprendre quels concepts, de nature innée, observés chez les enfants, leur permettent d’acquérir leurs connaissances générales. Trois techniques d’évaluation des compétences perceptives et cognitives ont permis de montrer que le bébé a développé une corticalisation fonctionnelle avant la naissance (Molina et Jouen, 2014):
– La technique du regard préférentiel : examiner la durée de fixation oculaire pour définir une « préférence visuelle »,
– La technique d’habituation : mesurer la diminution du temps de fixation par la présentation répétée d’un même stimulus ; l’enfant est alors jugé sur sa « réaction à la nouveauté »,
– La technique de la violation des attentes : observer la réaction de l’enfant à un événement inattendu.
Par exemple, les bébés auront tendance à regarder plus longtemps des événements nouveaux ou inattendus contrairement à des événements prévisibles, ils sont donc dans l’attente d’un résultat. Grâce à ces techniques, les recherches réalisées ont montré qu’avant même de pouvoir expérimenter physiquement le monde qui l’entoure, le bébé possède des compétences cognitives assez complexes pour donner du sens à son environnement (Molina et Jouen, 2014).
Des compétences physiques
En 2000, les études de Baillargeon ont montré que la littérature a pu mettre en évidence différentes structures innées qui permettraient à l’enfant de comprendre ce monde physique (Baillargeon, 2000).
Premièrement, il existerait un vocabulaire mental permettant de se représenter les événements physiques. Les bébés feraient donc la distinction entre « objets » et « surfaces » et se représenteraient même les notions spatiales (déplacement d’un objet par rapport à un autre), mécaniques (force d’un objet sur un autre) ou encore temporelles (déplacement des objets après un impact) (Baillargeon, 2000).
Deuxièmement, selon Spelke et ses collaborateurs (Spelke et al., 1992 ; Baillargeon, 2000 ; Baillargeon, 2008), les enfants sont capables de comprendre des événements physiques grâce à l’existence de deux principes : le principe de continuité et le principe de solidité (ou principe de cohésion, notion élargie par Baillargeon). En effet, une étude menée par Spelke a montré que les enfants de 4 mois sont surpris lorsqu’une balle lâchée derrière un écran traverse une surface horizontale (figure 1), ou encore lorsqu’une balle plus large traverse un trou trop petit (figure 2), renvoyant à des événements inconsistants (Spelke et al., 1992).
Ainsi, selon Spelke, les principes de continuité et de solidité sont des conceptions physiques socles dans la compréhension des lois physiques chez le nourrisson. En revanche, les principes d’inertie et de gravité semblent être acquis plus tardivement au cours de la première année de vie et seraient des conceptions physiques plutôt « périphériques » (Spelke et al., 1992).
De même, l’étude de Needham en 1999, menée sur des bébés de 4 mois, consistait à leur montrer deux objets collés soit similaires, soit se différenciant par la forme, soit se différenciant par la couleur et le motif. En premier lieu, l’examinateur déplaçait les deux objets ensemble par un mouvement de translation, en second lieu, il séparait les deux entités par le même mouvement de translation. Lorsque les deux objets étaient similaires ou se différenciaient par la couleur et le motif, les enfants regardaient plus longtemps l’événement où les objets sont séparés, suggérant une réaction surprise. Lorsque les deux entités se différenciaient par la forme, les nourrissons regardaient plus longtemps l’événement où les deux entités se déplaçaient ensemble. Ainsi ces derniers sont capables de se rendre compte que l’objet constitué de deux formes différentes contenait deux unités distinctes, ils ne sont donc pas étonnés qu’elles puissent se fractionner. A l’inverse, la différence de couleur et de motif ne semble pas prégnante par rapport aux indices apportés par la forme de l’objet, les enfants sont surpris que l’objet puisse se fractionner. Les bébés de 4 mois sont donc susceptibles d’utiliser des différences sur la forme des objets pour interpréter un événement (Needham, 1999).
Cette notion d’innée est par ailleurs contestée de par l’utilisation d’une méthode d’habituation. Cette technique nécessite une période de familiarisation, qui remet en cause la nature innée des connaissances, qui ne sont pas censées être apprises. Pour les innéistes – tel que cité par Jouen et Molina (2007) -, cette habituation constituerait un pré-requis nécessaire à l’activation des savoirs du bébé. Ces structures ne sont pas nécessairement pleinement développées dès le début et serviraient de guide aux processus d’acquisition (Baillargeon, 2000).
Troisièmement, selon Baillargeon et ses collaborateurs (2000), les bébés possèderaient un « mécanisme d’apprentissage spécialisé », c’est-à-dire des structures mentales innées, qui leur permettraient d’acquérir des connaissances physiques concernant les objets (interprétations d’événements, plausibilité d’événements et acquisition de connaissances). Par exemple, à deux mois et demi, ils sont capables de distinguer si un objet est visible derrière un cache ou non. A six mois, ils s’attendent à ce qu’un objet sans support tombe s’il est lâché et reste stable s’il est en contact avec un autre objet. Ces connaissances se précisent au cours du développement, les bébés peuvent ainsi prédire de mieux en mieux le résultat d’un événement, revoir et affiner leurs structures de connaissances.
Des compétences perceptives
Pour Molina et Jouen (2014), les techniques d’évaluation des compétences du nouveau-né ont également permis de rendre compte que celui-ci possède des compétences perceptives plus fines. L’enfant est ainsi capable de percevoir les objets dans un univers tridimensionnel (et non uniquement bidimensionnel), sans nécessaire exploration manuelle. Il peut donc faire preuve de constance de forme, c’est-à-dire qu’il peut reconnaître une forme même si l’orientation de l’objet est changée. Il fait également preuve de constance de taille, c’est-à-dire qu’il reconnaît une forme malgré des changements de distance (Molina et Jouen, 2014). Cependant, ces études font l’objet de controverse, à nouveau, de par la technique d’habituation utilisée (Lécuyer, 2014). (Voir La construction des premières connaissances Lécuyer 2014 pour précisions)
Au total, de façon innée ou non, l’enfant possède des compétences très précoces lui permettant de comprendre des principes physiques. Pour certains, elles sont inhérentes au développement humain, pour d’autres l’enfant nait avec des prédispositions pour développer ces compétences. Dans les deux cas, l’enfant intègre ce qu’il comprend de son environnement physique et visuel afin d’inférer sur le monde, et construire du sens.
MÉCANISME GÉNÉRAL D’APPRENTISSAGE
Si la compréhension des phénomènes physiques et notamment l’utilisation qu’en fait l’enfant, est un facteur influençant la compréhension du monde, nous pouvons nous demander comment l’enfant entreprend cet apprentissage implicite.
La principale source d’apprentissage précoce chez l’enfant est sa capacité à inférer sur le monde qui l’entoure. La théorie bayésienne montre que l’enfant serait doté de compétences pour faire des raisonnements probabilistes. Il s’agit d’une théorie mathématique qui se caractérise par l’existence d’un raisonnement plausible en présence d’incertitudes. Elle est issue des travaux de Thomas Bayes (publiés posthumes en 1763) sur les probabilités conditionnelles et s’étend aujourd’hui au domaine du raisonnement plus général pour mieux comprendre le fonctionnement cérébral. Cette théorie suppose que le cerveau est capable d’extraire des régularités statistiques de son environnement pour prendre des décisions les plus plausibles possible (Dehaene, 2012). Chez les enfants, les différentes études menées ont permis de mettre en évidence que ces derniers sont capables de réaliser des inférences très précocement (Gopnik, 2012), sans nécessaire apprentissage (Xu et Garcia, 2008). L’enfant peut anticiper très jeune le résultat d’une action, ou une chaine de résultats à partir de peu d’informations. Par exemple, l’expérience de Gweon et Schulz (2011) a montré que lorsqu’un enfant ne parvient pas à faire fonctionner un objet, il infère que cela est causé par sa propre action sur l’objet ou bien que l’objet lui-même est la cause de l’échec. Autre exemple, dans l’expérience réalisée par Xu et Garcia (2008), une boîte opaque contenant des balles a été présentée à des enfants âgés de 8 mois. Il s’agissait de tirer une par une des balles rouges ou blanches contenues dans cette boîte. Dans un cas 4 balles rouges et seulement 1 balle blanche ont été piochées au hasard, dans l’autre cas 4 balles blanches et seulement une balle rouge ont été piochées. Le contenu de la boîte est ensuite révélé aux enfants. Il a alors été observé le degré de surprise, considéré en fonction de la durée de fixation oculaire. Si le contenu était conforme à l’échantillon, c’est-à-dire plus de balles rouges que de balles blanches dans la boîte pour l’événement correspondant ou alors plus de balles blanches que de rouges dans l’événement inverse, l’enfant n’était pas surpris. Dans le cas où le contenu était en contradiction avec l’échantillon, l’enfant était surpris, son temps de fixation était allongé. Ainsi, les auteurs concluent que l’enfant est capable d’utiliser des informations d’un simple échantillon pour inférer sur une plus grande population. De même, lorsque la boîte est révélée en premier, avant la pioche des balles, les enfants ont regardé plus longtemps l’événement improbable par rapport à l’événement probable : les enfants sont donc capables de prédire, à partir de quelques informations, quel échantillon est le plus probable. Cette étude montre que les enfants de 8 mois semblent raisonner comme un adulte, dans des tâches similaires d’inférences (Xu et Garcia, 2008).
Au total, au cours de son développement cognitif, l’enfant utilise ses compétences inférentielles pour déduire des événements. Pour construire son langage, l’enfant fait appel à ces mêmes compétences afin d’opérer une analyse statistique de son environnement sonore.
DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE DU LANGAGE
La construction du lexique par extraction phonologique
Des données issues de la psychologie développementale et de la neuropsychologie ont permis de mettre en évidence l’existence, dès la première année de vie du bébé, de mécanismes d’apprentissages puissants, permettant notamment le développement langagier. Vers 8-10 mois, l’enfant possède « une motivation à communiquer, des capacités de catégorisation, d’imitation, d’attention, de mémoire à court terme, des capacités de perception, de segmentation et de production des sons de la parole » (Bassano, 2007).
Entre six et douze mois, les bébés reconnaissent les sons appartenant à leur langue maternelle, ils cessent de distinguer les contrastes non pertinents. A partir de 8 mois, ils sont capables de détecter et extraire des régularités dans des séquences de sons qu’il perçoit. Cet apprentissage montre donc que l’enfant opère « une estimation statistique de la distribution des phonèmes » lui permettant de construire son langage (Dehaene, 2012).
Pour développer le langage, il est nécessaire que l’enfant se développe dans un environnement social où les activités se déroulent de façon routinière et récurrente et dans lequel l’adulte utilise les mêmes symboles linguistiques dans les mêmes situations (Tomasello, 2004). L’acquisition des premiers mots est corrélée avec la mise en relation du système phonologique et du système référentiel (Moreau et Richelle, 1997). Selon Tomasello et ses collaborateurs (2004), l’enfant d’environ 12 mois comprend et produit plus facilement des mots lorsqu’il les a appris en situation d’attention conjointe avec sa mère, et notamment si elle utilise un langage référentiel en lien avec ce sur quoi l’enfant porte son attention. L’enfant fait alors le lien entre l’intention communicative de son interlocuteur, le référent (ce à quoi renvoie une unité linguistique : objet réel, entité…) et l’unité linguistique.
Les premiers mots apparus chez l’enfant sont constitués à environ 60% de noms puisqu’il constitue son vocabulaire grâce aux référents (Moreau et Richelle, 1997). Cependant, il existe une variabilité interindividuelle dans la proportion de noms contenus dans la parole de chaque enfant dans les stades précoces du développement, cette variabilité s’atténue avec l’augmentation du vocabulaire. Les études citées par Bassano (2007) montrent que ce sont les noms (mots qui désignent des entités) et les éléments para-lexicaux (interjections, « oui », « non », et autres expressions figées) qui sont les plus nombreux dans les premières étapes du développement. Vers deux ans, les prédicats (mots qui désignent des actions, des états ou des qualités attribuées à des entités : les adjectifs et les verbes) et les mots grammaticaux (éléments fonctionnels de liaison : adverbes, déterminants, pronoms, prépositions, conjonctions et auxiliaires) deviennent prédominants (Bassano, 2007).
Dépendance ou indépendance de la syntaxe
Selon le Petit Robert, la syntaxe est « l’étude des formes et des règles de combinaison régissant la formation des énoncés ». Selon Parisse (2009), « la morphosyntaxe concerne l’ensemble des structures qui permettent de construire grammaticalement un énoncé », elle comprend entre autres la forme des mots, les flexions, l’agencement des marques syntaxiques (déterminants, pronoms…), l’organisation des mots dans les énoncés et les phrases, etc.
Pour Chomsky, il est largement acquis que nous possédons des aptitudes syntaxiques de nature innée, autrement dit, notre cerveau possède une prédisposition lui permettant d’acquérir certaines structures linguistiques malgré la complexité des règles grammaticales et le peu de stimuli que reçoit l’enfant. Le système syntaxique est pour lui un système indépendant. Cette notion d’innée est cependant controversée (Bassano, 2007).
Selon Bassano (2007), il existerait une interdépendance entre le développement lexical et le développement syntaxique : le développement grammatical dépendrait du développement lexical. Il existerait donc une corrélation entre la taille du vocabulaire des enfants, une « masse lexicale critique », et l’apparition de la syntaxe. Cette phase d’expansion lexicale est d’ailleurs suivie quelques mois plus tard par une explosion grammaticale, phénomène en faveur de cette continuité lexique-syntaxe.
L’acquisition du langage se faisant de façon graduelle, les catégories linguistiques se développent elles aussi progressivement à partir des expériences langagières de l’enfant en faisant le lien entre ses propres prédispositions et les stimulations de son environnement (Bassano, 2008).
Pour Tomasello, avant trois ans, l’enfant ne possède pas le concept de verbe. Il organise d’abord son langage autour d’items lexicaux – c’est-à-dire de mots ou groupes de mots formant une unité de sens – parmi le flot de paroles qu’il entend (Verb Island hypothesis). L’enfant peut donc employer ces items lexicaux (par exemple un verbe suivi d’une préposition) comme une construction figée, comme si les deux morceaux étaient indissociables. La syntaxe se construit alors à partir de l’apprentissage lexical des verbes, et dépendrait de différents facteurs : la fréquence des items entendus, leur place dans la phrase ou encore leur degré de transparence morphologique. Petit à petit, lorsqu’il aura acquis de nombreux verbes, et expressions dans lesquels ces verbes sont utilisés, l’enfant pourra construire la catégorie syntaxique des verbes, par analyse de leur fonctionnement dans la langue. Il pourra ensuite abstraire et généraliser (Parisse, 2003 ; Bassano, 2007).
Les études de Bassano et de ses collaborateurs (Bassano, 2007 ; Bassano, 2008) ont tenté de mettre en évidence un « indice de grammaticalisation des noms ». En effet, selon ces auteurs, en français, la grammaticalisation des noms débuterait par l’intégration du déterminant au sein du syntagme nominal, à partir de 18 mois de façon modérée, suivi d’une explosion grammaticale autour de 27 mois. Plus précisément, les auteurs font l’hypothèse que ce sont notamment les noms inanimés concrets (les objets) qui serviraient d’amorceurs à l’emploi des déterminants. L’emploi des déterminants débuterait par l’utilisation d’éléments monosyllabiques précurseurs (exemple : « e nez »). La grammaticalisation des verbes, c’est-à-dire la capacité de l’enfant à produire des formes composées (présence d’un auxiliaire ou d’un modal devant un infinitif ou un participe passé, exemple « vais faire ça »), semble débuter vers 19 mois par l’utilisation de structures préverbales monosyllabiques (exemple : « lé fini ») pour ensuite exploser aux alentours de 29 mois.
Au regard de ces différentes approches, la question de l’indépendance de la syntaxe au sein du développement du langage reste irrésolue mais en faveur d’un développement graduel et globalement non linéaire entre l’accroissement du stock lexical et le développement syntaxique. En conclusion, la compréhension des lois physiques et le langage mettent tous deux en jeu des processus d’extraction de régularités statistiques. Ces dernières ont un rôle primordial pour les apprentissages (Dehaene, 2012). L’enfant pourrait donc mettre en lien sa compréhension des phénomènes physiques et le bain de langage dans lequel il se développe pour en extraire des régularités linguistiques, c’est ce que cette étude exploratoire tentera de développer.
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES
Nous nous posons encore aujourd’hui la question du rapport entre les facteurs purement linguistiques – capacité innée du langage – et des facteurs non spécifiques au langage, dans le développement précoce de l’enfant. Des facteurs non linguistiques tels que l’attention conjointe, la compréhension des intentions de communication et l’imitation seraient déterminants pour l’émergence du langage (Bassano, 2007).
L’objectif de ce travail de recherche est de savoir comment l’enfant construit du sens, à partir du langage. Les études évoquées ci-dessus ont montré que très précocement, voire de façon innée, l’enfant est capable de comprendre des phénomènes physiques et d’en inférer des conclusions sur son environnement.
Pour cette étude exploratoire, nous émettons l’hypothèse selon laquelle la compréhension des lois physiques est, elle aussi, un facteur favorisant la construction du sens, au sens large, en intervenant plus particulièrement sur l’extraction lexicale. Ce lexique permettra ensuite la construction syntaxique. En effet, pour mettre du sens sur son environnement l’enfant fait du lien entre ce qu’il intègre des phénomènes physiques et ce qu’il traite sur le plan linguistique. Cette mesure sera évaluée par la création d’items spécifiques évaluant la compréhension des lois physiques.
Pour Chomsky et ses collaborateurs (Hauser, Chomsky et Fitch, 2002), les systèmes syntaxiques, conceptuels et sensorimoteurs sont distincts mais pour autant interdépendants dans l’organisation interne du langage. Nous faisons donc également l’hypothèse que les effets de cette compréhension des phénomènes physiques seront modérés sur le plan phonologique de par la relative indépendance entre le système sensorimoteur sur lequel repose la phonologie, et le système sémantique.
PARTIE MÉTHODOLOGIQUE
POPULATION
La population choisie pour faire partie de cette étude est âgée de 5 ans 1 mois à 6 ans 11 mois (âge moyen de 6 ans 4 mois). Pour le recrutement de la population d’étude, nous avons demandé la participation d’orthophonistes exerçant en libéral. Au total, huit orthophonistes exerçant en Normandie ou en Bretagne ont participé à l’étude. La passation du protocole a été réalisée entre janvier et mars 2018. Quarante-sept enfants issus de cabinets d’orthophonie ont pu être inclus dans l’étude.
Chacun des enfants vit dans une fratrie d’un à six enfants avec une moyenne de 2,6 enfants dans chaque fratrie.
La population a été sélectionnée selon deux critères : d’une part, l’âge de l’enfant devait être compris entre 5 ans 0 mois et 6 ans 11 mois, et d’autre part, chaque enfant devait avoir été évalué par le biais d’un bilan orthophonique d’évaluation du langage oral normé, ici CléA (Comprendre, Lire, Écrire, Apprendre, ECPA, Pearson France, Paris. 2014, F. Pasquet, A. Parbeau-Guéno, E. Bourg), dans un délai de moins de quatre mois entre le bilan et la passation des items de lois physiques. Nous avons choisi cette tranche d’âge car les items de lois physiques ont été élaborés pour être sensibles à cette période.
OUTILS MÉTHODOLOGIQUES
Bilan d’évaluation du langage oral
Présentation de la batterie
La batterie de langage utilisé est CléA (Comprendre, Lire, Écrire, Apprendre, ECPA, Pearson France, Paris. 2014, F. Pasquet, A. Parbeau-Guéno, E. Bourg). Il s’agit d’un bilan informatisé, étalonné et normé pour des enfants de 2 ans 6 mois à 14 ans 11 mois, évaluant à la fois le langage oral et le langage écrit. Il s’adresse donc aux enfants et aux adolescents en proposant quatre niveaux de complexité croissante : modules Base 1 et Base 2 pour l’évaluation du langage oral et modules Extension 1 et Extension 2 pour l’évaluation du langage écrit. Concernant le langage oral (modules Base 1 et Base 2), les épreuves sont décomposées en trois composantes : le lexique, la morphosyntaxe et la phonologie ainsi qu’une évaluation des « ressources » (incluant des items sensibles aux aspects sémantiques et pragmatiques). Ces quatre composantes sont évaluées selon trois modalités : la compréhension, la production et le jugement.
Présentation des épreuves
Dans l’épreuve de compréhension orale, l’enfant observe quatre images et entend un mot ou une phrase, il doit alors cliquer sur l’image correspondant à ce qu’il a entendu. Cette épreuve évalue les traitements en réception lexicale, morphosyntaxique, sémantique-pragmatique et phonologique (présence de distracteurs phonologiques).
L’épreuve de production orale est composée de deux subtests. Le premier représente une scène imagée sur laquelle apparaissent des objets, des personnes ou des situations. L’enfant doit alors répondre à des questions du type « qu’est-ce que c’est ? », « qu’est-ce qu’il fait ? » ou encore des complétions de phrases. Ces amorces permettent d’induire la production. Les quatre composantes sont également évaluées. Le second subtest est une épreuve de répétition de mots de complexité croissante.
Enfin, dans l’épreuve de jugement, l’enfant observe une image et entend un mot ou une phrase, il doit alors juger si ce qu’il entend est « bien dit » ou « mal dit », et si ce qu’il entend est en adéquation sémantique avec ce qu’il voit sur l’écran. Dans cette épreuve, le jugement lexical, morphosyntaxique, phonologique et pragmatique est évalué.
L’évaluation du langage oral comporte deux niveaux de complexité. Un niveau base 1 pour des enfants de 2 ans 5 mois à 5 ans, composé de 60 items de compréhension, 48 items de jugement, une scène de production et une liste de 24 mots à répéter dans l’épreuve de production. Les ressources évaluent la pragmatique, la capacité inférentielle et les connaissances sur le monde. Le niveau base 2 s’adresse aux enfants à partir de 5 ans, il est constitué d’une épreuve de compréhension et de jugement plus longue (respectivement 38 et 42 items) avec des éléments plus fins et plus complexes à traiter, la production comporte deux scènes et deux listes de 24 mots à répéter. Les ressources évaluent la pragmatique, la théorie de l’esprit, les capacités inférentielles… A partir de 5 ans, les enfants passent l’ensemble Base 1 et Base 2.
Items d’évaluation des lois physiques
Afin de répondre à notre problématique, nous avons élaboré des épreuves évaluant la compréhension de phénomènes physiques. Vingt-six items ont été créés : 22 relatifs aux principes de continuité et de cohésion évoqués dans la partie théorique, appelés arbitrairement « lois naturelles », 4 relatifs à la « construction de l’objet », autrement dit la capacité à percevoir qu’un objet reste la même entité malgré les changements d’orientation ou de distance (constance de la taille et de la forme).
Les épreuves sont proposées à l’enfant sous le format PowerPoint. Avant de démarrer la passation, la consigne suivante est donnée à l’enfant : « Tu regardes bien la vidéo ou la photo encadrée de vert, et ensuite tu devras trouver la bonne réponse. » Chaque item-question est paramétré sur une diapositive en format photo ou vidéo. Les propositions de réponses, au nombre de quatre ou cinq choix, s’affichent au bout de quatre secondes d’observation de la photo ou deux secondes après la fin de la vidéo. Une fois la réponse de l’enfant donnée, l’orthophoniste affiche une page blanche afin de lui laisser le temps de recueillir la réponse sur la feuille de cotation. Il peut alors passer à l’item suivant. (Voir annexe 1)
Les items « lois naturelles »
Les items lois naturelles ont été créés au nombre de 22. Ils font appel aux principes de continuité, de solidité, d’inertie et de gravité évoqués par Spelke et ses collaborateurs (1992). Pour rappel, d’après les auteurs, les principes de continuité et de solidité étaient considérés comme centraux pour la compréhension des phénomènes physiques chez les nourrissons tandis que les principes d’inertie et de gravité étaient considérés comme périphériques. Dans tous les cas, nous avons estimé que ces quatre principes permettaient la compréhension globale des phénomènes physiques. (Voir annexe 2)
Les items « construction de l’objet »
Les items relatifs à la construction de l’objet ont été élaborés en référence au principe selon lequel l’enfant est capable de constance de forme et de taille. (Voir annexe 2)
Épreuve de barrage
Afin de quantifier les effets liés à la mobilisation visuo-attentionnelle engagée dans l’épreuve de compréhension des lois physiques, nous avons construit une épreuve de barrage. Dans un premier temps, il est demandé à l’enfant de faire un essai en barrant les symboles similaires au symbole de référence, ce temps permet à l’examinateur de vérifier que la consigne de l’exercice est bien intégrée. Dans un second temps, une tâche de barrage plus complexe est proposée, elle est à réaliser en une minute. Le score maximal à cette épreuve est 9. (Voir Annexe 3)
PROCÉDURE EXPÉRIMENTALE
Présentation générale du protocole
Chaque orthophoniste devait réaliser, s’il n’avait pas déjà été administré au préalable, un bilan de langage oral normé, ici CléA (Comprendre, Lire, Écrire, Apprendre, ECPA, Pearson France, Paris. 2014, F. Pasquet, A. Parbeau-Guéno, E. Bourg) pour chacun des patients entrant dans la tranche d’âge de l’étude. Ce bilan pouvait être réalisé avant ou après la passation des épreuves de lois physiques tant que le délai des quatre mois était respecté. L’enfant devait également réaliser l’épreuve de barrage et l’épreuve de compréhension de lois physiques selon les conditions relatives à la passation, sous la supervision de l’orthophoniste.
Variables linguistiques
Les différentes variables évaluées par le bilan de langage oral et pour lesquelles nous avons obtenu une note brute sont :
COMPRÉHENSION Lexicale
Morphosyntaxique
Phonologique
Sémantique-pragmatique
PRODUCTION Lexicale
Morphosyntaxique
Phonologique
Sémantique-pragmatique
JUGEMENT Lexical
Morphosyntaxique
Phonologique
Sémantique-pragmatique
Recueil de données
L’envoi du protocole de passation s’est réalisé par échange de mails. Chaque orthophoniste recevait :
– Une fiche explicative mentionnant les critères d’inclusion (voir section 5.1.2 Critères d’inclusion) ainsi que les modalités de passation des épreuves (voir section 5.2 Outils méthodologiques)
– Un fichier contenant les items de lois physiques
– Un fichier contenant l’épreuve de barrage
– Une feuille de cotation (voir annexe 4)
– Une fiche-patient (voir annexe 5)
Il a été demandé de retourner par mail la feuille de cotation et la fiche-patient. La feuille de cotation devait contenir les réponses de l’enfant à chaque item des lois physiques ainsi que son score total et d’éventuelles remarques. La fiche-patient devait récapituler les données sur le patient : identité, date de naissance et âge du patient, professions des parents, nombre d’enfant dans la fratrie, dates de passation du bilan et des items de lois physiques, notes brutes et notes standards obtenues pour toutes les variables linguistiques, notes obtenues à l’épreuve de lois physiques et à l’épreuve de barrages.
MÉTHODOLOGIE STATISTIQUE ET HYPOTHÈSES OPÉRATIONNELLES
L’hypothèse générale de cette étude est qu’il existerait un lien entre la compréhension des lois physiques et le langage chez des enfants de 5 à 7 ans, pris en charge en orthophonie. Nous étudierons donc les corrélations entre les scores obtenus à cette variable « lois physiques » et les scores obtenus dans les différentes variables linguistiques. Nous avons obtenu pour chaque variable une note brute que nous utiliserons pour réaliser notre analyse statistique. Nous établirons également une corrélation entre la compréhension des lois physiques et le facteur « âge » dans cette population afin de voir si l’âge a une influence sur le score obtenu.
Au regard des données issues de la littérature concernant la compréhension des lois physiques effectives dès le plus jeune âge et les mécanismes de construction du langage, nous réalisons une analyse exploratoire des corrélations selon les hypothèses opérationnelles présentées ci-après :
– La compréhension des lois physiques permettrait à l’enfant, très jeune, de faire le lien entre ce qu’il comprend sur le plan physique et ce qu’il entend sur le plan linguistique. La compréhension des lois physiques agirait donc sur la construction du sens, d’abord par la compréhension du lexique. Ce lexique permettra ensuite la construction de la compréhension de la morphosyntaxe. Nous attendons donc une analyse statistique en faveur d’une relation entre la physique et la compréhension lexicale et morphosyntaxique, à cet âge.
– De par la relative indépendance entre le système phonologique (qui repose sur les aspects sensorimoteurs) et le système sémantique, la compréhension des lois physiques ne sera pas corrélée avec les variables phonologiques dans toutes les modalités évaluées.
– Nous faisons également l’hypothèse que la compréhension des lois physiques sera corrélée avec les aspects sémantiques et pragmatiques car nous estimons que cette compréhension des lois physiques est un élément contributif de la construction sémantique-pragmatique précoce.
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Table des matières
1 REMERCIEMENTS
2 INTRODUCTION
3 PARTIE THÉORIQUE
3.1 La connaissance du monde physique par l’enfant
3.1.1 Les lois physiques
3.1.2 Des compétences précoces
3.2 Mécanisme général d’apprentissage
3.3 Développement précoce du langage
3.3.1 La construction du lexique par extraction phonologique
3.3.2 Dépendance ou indépendance de la syntaxe
4 PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES
5 PARTIE MÉTHODOLOGIQUE
5.1 Population
5.2 Outils méthodologiques
5.2.1 Bilan d’évaluation du langage oral
5.2.2 Items d’évaluation des lois physiques
5.2.3 Épreuve de barrage
5.3 Procédure expérimentale
5.3.1 Présentation générale du protocole
5.3.2 Variables linguistiques
5.3.3 Recueil de données
5.4 Méthodologie statistique et hypothèses opérationnelles
6 RÉSULTATS
6.1 Introduction
6.2 Statistiques descriptives
6.3 Analyses correlationnelles
7 DISCUSSION
8 CONCLUSION
9 BIBLIOGRAPHIE
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