La configuration des risques collectifs dans les agglomérations urbaines
Les énoncés scientifiques et techniques retiennent deux critères pour calculer les risques collectifs, selon la formule : risque = aléa x enjeu. Un aléa est un événement peu probable qui peut être d’origine naturelle, technologique ou autre. Pour les professionnels de la prévention et de la gestion des risques, l’objectif est de trouver des critères d’occurrence et de déterminer la probabilité de la fréquence. Un enjeu se définit comme « ce qui a une valeur » c’est-à-dire qui est considéré comme précieux, ce qui comporte de la richesse, qu’elle soit humaine, économique, patrimoniale ou naturelle. Au-delà de la question des méthodes de calcul, les sciences sociales ont montré depuis les années 1970 que la définition des risques collectifs est liée à la représentation des richesses et des sources de danger. Ces deux représentations reposent sur des valeurs qui sont fonction des groupes sociaux, c’est-à-dire qu’elles peuvent changer selon les origines culturelles, les situations professionnelles ou le confort matériel des groupes sociaux (Perretti Watell, 2000).
Suivant cette formule, les professionnels de la prévention et de la gestion des risques calculent l’exposition présumée d’un enjeu à une source d’aléa : c’est le taux de vulnérabilité. La vulnérabilité est un état de fragilité (Dupont, 2004). On parle alors de « vulnérabilité territoriale » pour désigner la fragilisation des territoires face aux aléas mais aussi face aux interactions entre les milieux et les modes socio économiques de production ou de consommation.
La croissance démographique et physique des villes, le développement technologique des infrastructures urbaines ou la transformation des modes de vie sont autant de facteurs qui expliquent la diffusion d’une menace de catastrophe écologique globale touchant sans distinction toutes les couches de la population (Dupuy, 2002 ; Beck, 2003). Dans ces théories, les grandes métropoles sont décrites comme les lieux représentatifs de l’emballement d’un système économique mondialisé et désormais contre-productif. Qu’en est-il de l’occurrence de risques collectifs dans les agglomérations urbaines françaises ?
La question de la présence d’aléas
La quantification de l’aléa naturel ou technologique s’élabore par la statistique et la définition de seuils en croisant la fréquence et l’intensité. Elle permet de dessiner des courbes de niveau d’aléa couramment utilisées dans les politiques d’aménagement du territoire. Néanmoins, la recherche en sciences sociales montre régulièrement que le recours systématique au calcul de l’aléa n’est pas suffisant pour la compréhension des dynamiques de diffusion territoriale et des modalités de perception de la survenance d’un risque sur un territoire urbain (Centre de prospectives et de veille scientifique, 2004). L’histoire de l’urbanisation et celle de l’analyse économique permettent d’interpréter les résultats des probabilités scientifiques d’occurrence des aléas. Les trois agglomérations présentent des caractéristiques géographiques différentes, mais suffisamment de similitudes pour étudier leurs emplacements géographiques et leurs conditions de développement urbain. Il ne s’agit pas de faire un classement des agglomérations de Lyon, de Nantes et du Havre par degré d’exposition « naturelle » aux contraintes physiques. Au contraire, au travers de l’étude des aléas en présence sur les trois agglomérations, on questionnera la « naturalité » avancée des risques dans certains discours techniciens. Pour comprendre la question de la présence des aléas, il est intéressant de montrer que, d’une part, le site de l’emplacement d’une ville correspond à un positionnement historique entre l’exposition à des aléas naturels ou militaires et des enjeux culturels et économiques (1). D’autre part, ce positionnement n’est ni strictement stratégique, ni aléatoire. C’est la réponse politique apportée par un modèle donné de développement d’une société (2) .
Où (se) sont situés les centres urbains de Nantes, de Lyon et du Havre ?
Une étude des sites d’emplacement des trois agglomérations met en lumière leurs similitudes et leurs différences. Ces trois territoires se caractérisent par la présence des grands fleuves français et de leur réseau hydrographique. Si l’agglomération nantaise apparaît moins contrainte par sa topographie, les agglomérations lyonnaise et havraise sont marquées par la présence de monts et de falaises réputés instables.
La spécificité du territoire de l’agglomération nantaise est double. Située à 50 kilomètres de l’embouchure de la Loire, c’est une terre d’estuaire. Jusqu’à Nantes, les communes en bord de Loire ressentent les dynamiques des marées. D’autre part, le réseau hydrographique est très développé : une cinquantaine de cours d’eau principaux, cinq grands bassins versants et de nombreuses zones humides (lacs, vallées alluviales et plaine intérieure).
L’agglomération lyonnaise se distingue aussi par deux caractéristiques topographiques. C’est le territoire de confluence entre le Rhône et la Saône. De plus, l’agglomération est marquée par de nombreux dénivelés : des monts, des balmes et des plateaux, promontoires historiques de la ville de Lyon (comme par exemple, le plateau de la Fourvière de 294 mètres et le plateau de la Croix Rousse de 245 mètres). L’agglomération havraise se déploie dans un site encore plus exigu. Son espace physique est caractérisé par quatre éléments. Un plateau limité à l’ouest par de hautes falaises de craie (105 mètres), appelé la Pointe de Caux, surplombe la mer. Un talus au sud constitué de calcaire est appelé la « côte » à cause de son fort dénivelé au-dessus de l’estuaire de la Seine (plus de 60 mètres). Entre la côte et la Seine s’étend la plaine composée d’alluvions argileuses ou sableuses. A l’est, le relief est contraint par le réseau hydrographique du bassin de la Lézarde.
Ces caractéristiques topographiques induisent des aléas. Les agglomérations présentent des possibilités d’inondations et de mouvements des sols. Mais ces aléas ne présument pas de la présence d’un risque. D’abord, sans foyer d’activités ou de richesses, le débordement d’un cours d’eau ou l’affaissement d’un pan de falaise ne sont pas définis comme un risque. Mais surtout, nous allons voir que la localisation d’un enjeu de société résulte de l’évolution des conditions de développement social et économique propres à chaque territoire.
Aléas naturels : atout et contrainte de développement
L’histoire du développement social et économique des agglomérations de Nantes, de Lyon et du Havre montre que l’installation géographique portuaire de la ville-centre à proximité du fleuve et/ou de la façade maritime a favorisé le développement commercial et industriel. Dans les trois cas, la croissance économique liée à la fonction d’échanges des ports dynamise le développement démographique. Dès le 15ème siècle, l’histoire de l’agglomération nantaise est l’histoire du port de Nantes. Par sa situation géographique, Nantes fait preuve d’une capacité d’échanges plus d’une fonction de production. Dès la fin du 16 ème siècle, le commerce triangulaire d’esclaves ouvre une période de prospérité marchande et commerciale. Le commerce triangulaire désigne les échanges entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, mis en place pour assurer la distribution d’esclaves noirs au continent américain et pour approvisionner l’Europe en produits exotiques . Nantes fut le principal port négrier français. Au 18 ème siècle, l’agglomération reste tournée vers la mer. C’est « une ville de marchands liée à la mer par le fleuve, mais qui oublie quelque peu son arrière-pays » . La production navale de Nantes et de St-Nazaire est un secteur-clé pour la croissance économique au début de l’industrialisation. La création d’industries de fabrication et le développement de capacités de stockage s’accélèrent. Mais, au 19ème siècle, le début de la concurrence européenne recentre rapidement les activités de production de la région vers le secteur alimentaire : brasseries, sucreries, etc. La renommée industrielle de l’agglomération décline à partir de la fin du 19 ème siècle et surtout après la Première Guerre mondiale. Durant cette période, la population nantaise s’accroît fortement. Peuplée de 75 000 habitants en 1801, la ville de Nantes accueille environ 184 000 habitants en 1921. Son agglomération « ou plus exactement l’ensemble des communes aujourd’hui incluses dans cette agglomération, a connu depuis le début du 19ème siècle une croissance continue qui la fait passer d’un peu plus de 110 000 en 1856 à 460 000 en 1986 » . Cet essor démographique ne doit pas cacher que, de la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1970-1980, l’attractivité économique de l’agglomération nantaise ne compte plus sur ses fonctions portuaires de transport de marchandises et de commerce. En l’absence de dynamisme du secteur tertiaire, longtemps délaissé au profit des activités industrielles portuaires, l’agglomération nantaise fait sa reconversion économique dans les années 1980.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
A. Chapitre de présentation – La configuration des risques collectifs dans les agglomérations urbaines
1. La question de la présence d’aléas
1. Où (se) sont situés les centres urbains de Nantes, de Lyon et du Havre ?
2. Aléas naturels : atout et contrainte de développement
2. La constitution des enjeux de développement des agglomérations
1. Démographie et urbanisation : chaque agglomération a ses enjeux de développement
2. Les politiques d’aménagement et de planification des agglomérations : l’intervention des pouvoirs publics
3. Nouveaux enjeux et nouvelles vulnérabilités
1. Les enjeux du modèle de développement urbain métropolitain : complexité et superpositions contradictoires
2. Vulnérabilités territoriales des agglomérations « métropolitaines »
Conclusion du chapitre de présentation – La configuration territoriale des risques
B. Méthodologie
1. La mise sur agenda de l’action publique locale de prévention et de gestion des risques collectifs dans les agglomérations françaises au travers du rôle des agents publics
1. La mise sur agenda institutionnel
2. L’action publique territoriale
3. La politique de prévention et de gestion des risques collectifs
4. Les agents publics des collectivités locales
2. Positionnement de la recherche et méthodologie d’enquête
1. La sociologie politique des administrations territoriales
2. La construction territorialisée des configurations sociales
3. Méthodes d’enquête qualitative et quantitative
C. Plan de thèse
Chapitre 1 – Requalification urbaine et systémique du risque collectif. Territorialiser pour problématiser
1. La requalification endo-urbaine du risque dans les agglomérations
1. La définition systémique des risques dans l’écologie urbaine
2. La prévention et la gestion des risques au cœur des systèmes urbains
2. Du cadre institutionnel au domaine d’action publique : une structuration inversée ?
1. Le cadre intercommunal de la politique de prévention et de gestion des risques « à marche forcée »
2. La professionnalisation « en creux » d’un domaine d’action publique
3. L’autonomisation de la prévention et de la gestion des risques par la différenciation d’avec les politiques d’environnement
1. Le choix de développer des politiques environnementales « naturalistes » exclut l’intégration des problématiques de risques collectifs
2. Les politiques de développement durable : penser la globalité des activités urbaines mais sans la prévention et la gestion des risques
Conclusion du chapitre 1 – Une approche territoriale des risques systémiques et endourbains qui n’apparaît pas explicitement sur les agendas institutionnels locaux
Chapitre 2 – L’inscription institutionnelle de la pertinence territoriale. Chronique d’un cadre annoncé
1. La configuration institutionnelle de la prévention et de la gestion des risques dans les établissements publics de coopération intercommunale
1. Une même histoire législative mais des configurations institutionnelles différentes
2. La création des EPCI en 1999 : une fenêtre d’opportunités pour l’émergence d’une action intercommunale de prévention et de gestion des risques
2. La compétence « prévention et gestion des risques » : entre la définition consensuelle et la justification juridique
1. La définition consensuelle d’un statut juridique
2. La justification juridique de la compétence « prévention et gestion des risques » par le transfert des politiques urbaines traditionnelles aux EPCI
Conclusion du chapitre 2 – La territorialisation institutionnelle de la prévention et de la gestion des risques : entre opportunités et contraintes
Chapitre 3 – Organisation administrative et instruments d’action publique, outils de consolidation de « l’évidence territoriale » ?
1. Le rôle des conflits d’organisation dans l’identification administrative de l’approche territoriale de la prévention et de la gestion des risques
1. L’inscription dans l’organigramme aux côtés des politiques urbaines est peu visible et les contours de la compétences suscitent des doutes
2. Des conditions inégales de ressources humaines et de moyens matériels
2. La mise en place d’instruments de gouvernement des territoires
1. Le rôle des outils cartographiques de représentation des risques à l’échelle de l’agglomération
2. La mise en place d’instruments de gestion des territoires urbains
Conclusion du chapitre 3 – Une organisation administrative qui privilégie l’aspect opérationnel de régulation plutôt que l’aménagement du territoire
CONCLUSION GÉNÉRALE
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