La conceptualisation en histoire scolaire en classe ordinaire
Les travaux de recherche sur la conceptualisation par les élèves en classe de 3ème de l’Enseignement agricole dont certains présentant des troubles spécifiques de l’apprentissage, semblent à ce jour peu développés. Ce premier chapitre cherche donc à cerner l’état des savoirs didactiques sur la construction et/ou l’appropriation des concepts en histoire par les élèves en classe ordinaire, domaine beaucoup plus documenté par la recherche. Dans un premier temps, sous un prisme épistémologique, nous appréhendons comment les historiens conceptualisent eux-mêmes, afin de faire de cette conceptualisation historienne un point de référence pour situer l’épistémologie visible dans les pratiques scolaires ordinaires. En effet, notre postulat repose sur le fait que l’histoire scolaire, lorsqu’on en appréhende la dimension des opérations intellectuelles telles que la conceptualisation , ne saurait se départir de la prise en compte des pratiques de conceptualisation des historiens, ce qui permet de situer la place du concept et de son appropriation en histoire scolaire, pour identifier en particulier les difficultés de sa mise en œuvre par les élèves dits « ordinaires ».
La conceptualisation par les historiens
Comme le cadre théorique de la problématisation s’inscrit dans un rapport référentiel entre la discipline source et l’histoire scolaire pour une meilleure connaissance des phénomènes didactiques, nous nous intéressons en premier à la conceptualisation par les historiens. Cette approche de la conceptualisation par ces derniers peut permettre en particulier d’identifier les différences et les points de convergence entre les activités cognitives inhérentes à ce processus pour les élèves et pour les historiens . En outre, les programmes d’enseignement de l’histoire n’indiquent pas de manière explicite aux enseignants, comment élaborer une séance pour faire construire par les élèves des concepts. Pourtant, ces mêmes prescrits préconisent aux enseignants de multiplier les « démarches variées » sans plus de précisions, de veiller à « entraîner les élèves à l’expression orale et écrite » et au « raisonnement historique» . Dans cette perspective, il nous semble nécessaire en tout premier lieu de mieux appréhender comment les historiens conceptualisent pour dégager des invariants possibles de ce processus essentiel de la discipline.
Cependant, les historiens éprouvent eux-mêmes quelques difficultés à rendre compte de ce processus. En effet,selon Dulong, « si les historienssont vigilantssur la dimension historique des notions ou concepts qu’ils manipulent, ils ne semblent pas très à l’aise ou familiers avec leurs productions. On dispose de très peu de travaux sur la conceptualisation en histoire » (2013, p. 95). Et Dulong de préciser que « les historiens qui se sont penchés sur la question des concepts se sont plus intéressés aux catégories dégagées qu’aux opérations concernées » (ibid., p. 95). Dulong poursuit son état des lieux sur la conceptualisation en évoquant Delacroix (2010) qui « retrace les enjeux de l’usage des concepts en histoire, mais perpétue comme un aveu d’impuissance face à la diversité des opérations concernées : il serait sans doute vain de vouloir faire la part de ce qui serait vraiment un travail de conceptualisation dans les pratiques historiennes de la généralisation, de la comparaison, de la typification et de la modélisation » (ibid., p. 96).
Ces constats sur la difficulté des historiens à préciser les opérations cognitives mises en jeu lors de la conceptualisation questionnent sur une transposition en histoire scolaire. Dans cette perspective, nous allons donc interroger le concept en histoire, puis les opérations intellectuelles mobilisées par les historiens pour le construire, en nous fiant à un certain nombre d’écrits théoriques, d’ordre essentiellement épistémologiques au sens philosophique du terme .
La typologie des concepts
En premier lieu, d’un point de vue étymologique, le mot concept (issu du participe passé conceptus, ce qui « est conçu ») est lié à la généralisation (con-capere signifiant « saisir ensemble »). Cette origine étymologique du mot renvoie à l’idée d’une organisation des connaissances afin de comprendre le monde : un concept désignerait une idée générale permettant de lier différents faits entre eux dans des lieux et des moments variés.
Dans le cadre des didactiques, commentant la définition du terme concept proposée par les auteurs du Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques (2011), Orange se demande s’il est possible de discuter de concepts didactiques sans les référer à un domaine de savoirs précisément analysé. Il ajoute que :
Il [lui] semble que ce qui préside à cette présentation est une conception définitoire et catégorielle du concept. Ceci est d’ailleurs confirmé par l’article « concept » qui note : « un concept est une construction rendant compte de caractéristiques communes à un ensemble d’objets. Une telle façon de concevoir le concept peut être discutée. Dans les domaines scientifiques, les concepts ne sont pas, pour une bonne part, catégoriels (Cassirer, 1910). Ils sont avant tout définis par un problème, comme le rappelle Macherey (1964) en commentant Canguilhem : Définir le concept, c’est formuler un problème ». Ils ne sont mis sous forme de définition que secondairement, par une facilité de mise en texte qui les coupe du problème qui les fonde (2011, p. 3).
Comme nous pouvons le voir, Orange tient à souligner le lien fondamental ente concept et problème : la construction du problème aboutit à la construction d’un concept qui, à son tour, peut permettre de construire un nouveau problème.
De son côté, Prost conclut le chapitre consacré aux concepts historiques de 12 leçons de l’histoire de la manière suivante : l’histoire « est travail sur les concepts et travail des concepts » (2010, p. 143). Pour Marrou, un concept est un instrument essentiel pour connaître historiquement ; selon ce dernier en effet, le concept fonde et précède la connaissance historique. Il s’interroge alors :
Mais comment qualifier le passé sans lui donner une forme que l’esprit puisse saisir, un visage que l’œil de la conscience puisse voir, un nom enfin – par l’intermédiaire, le moyen d’un concept élaboré ad hoc par l’esprit humain. […] Il serait contradictoire de prétendre connaître sans utiliser les instruments logiques de la connaissance (1954, p. 141).
Ainsi, selon ces auteurs, on peut considérer que ce sont les concepts initiaux, empruntés, ou en cours d’élaboration qui offrent la possibilité d’interroger les documents et par là-même le passé, de poser de nouvelles questions, et de les soumettre à la dispute scientifique (Veyne, 1974). Le concept évolue au regard des problèmes qui sont soulevés pour s’adapter en tant qu’outil et pour permettre alors à l’historien de se pencher sur le pourquoi et sur les raisons des évènements et phénomènes historiques. Il en résulte un lien nécessaire entre construction de problème historique et conceptualisation, c’est-à-dire une histoire-problème.
Interrogeons-nous désormais plus précisément sur le concept en histoire dans sa variété et sa spécificité. Les programmes scolaires mentionnent les notions et les concepts, comme s’il existait une sorte de hiérarchie ou des différences entre « les mots » de l’histoire. Ainsi, Marrou (1954) met en évidence différentes sortes de concepts en histoire pour en dresser une typologie :
1-Les concepts d’ambition proprement universelle (ibid., p. 142), susceptibles d’être appliqués à n’importe quelle époque comme le temps, la personnalité, la civilisation etc.
2-Les notions singulières utilisées et partagées par analogie (ibid., p. 147) comme « baroque » ou « tyran ».
3-Des notions techniques (ibid., p. 151) avec une validité limitée dans le temps et l’espace comme « pharaon » ou « ban ».
4-L’idéal-type (ibid., p. 153) défini par Weber, qui est composé d’une description d’éléments constitutifs comme « la crise d’Ancien Régime » de Labrousse. Il permet une lecture des cas singuliers de l’histoire.
Enfin, Marrou clôt sa typologie avec un cinquième élément :
5-Des notions historiques caractérisant des périodes (ibid., p. 159) comme « Antiquité », « Renaissance », « Entre-deux » Guerres, etc.
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Table des matières
Introduction générale
Introduction
CHAPITRE 1 – LA CONCEPTUALISATION EN HISTOIRE SCOLAIRE EN CLASSE ORDINAIRE
Introduction
1. La conceptualisation par les historiens
1.1 La typologie des concepts
1.2 La Résistance : un idéal-type ?
1.3 Le témoignage pour conceptualiser cet idéal-type de la Résistance
1.4 La contextualisation inhérente à la conceptualisation de la Résistance
1.5 La construction du concept : il forme réseau
1.6 L’histoire conceptualisante pour appréhender l’action humaine
2. La conceptualisation par les élèves en classe ordinaire
2.1 Des pratiques effectives peu propices à l’apprentissage des concepts de l’histoire scolaire
2.2 Des pratiques susceptibles d’augmenter les inégalités scolaires
2.3 Le concept un objet tabou
2.4 Le raisonnement historique pour conceptualiser
2.5 La place de la conceptualisation dans les pratiques d’explication selon les élèves
2.6 Le manuel, un obstacle à la conceptualisation ?
2.7 Les pratiques de situation-problème : des pratiques alternatives peu convaincantes
Conclusion
CHAPITRE 2 – DES OBSTACLES A LA CONCEPTUALISATION : LES DIFFICULTES LANGAGIERES DES ELEVES DE 3EME AGRICOLE
Introduction
1. La classe de 3ème agricole, un contexte d’enseignement peu étudié
1.1 Le terrain de recherche, des élèves « DYS » qui bénéficient de dispositifs particuliers
1.2 Des élèves en difficulté scolaire
Conclusion partielle
2. Les troubles du langage comme obstacle à la conceptualisation
2.1 Des difficultés de lecture des documents écrits en leçon d’histoire
2.2 Des difficultés de compréhension écrite et orale
2.3 … qui entraînent des difficultés de mise en tension de faits et d’idées explicatives pour la conceptualisation
2.4 Des difficultés à manipuler les mots
3. Une prise en compte nécessaire des adaptations pédagogiques préconisées par différents professionnels de santé
3.1 Des aménagements institutionnels
3.2 Des préconisations de l’INSERM et de l’INSHEA : l’oral à privilégier dans les activités d’enseignement-apprentissage
4. Des pratiques différentes en classe de 3ème agricole remarquables pour la conceptualisation ?
4.1 Des illustrations du dénivellement
4.1.1 Le développement construit
4.1.2 Le document en histoire à l’épreuve terminale
Conclusion
CHAPITRE 3 – LE SCHEMA FLECHE, D’UN OUTIL GRAPHIQUE A UN INSTRUMENT PSYCHOLOGIQUE POUR AIDER A CONCEPTUALISER
Introduction
1. Les outils graphiques dans les référentiels et les pratiques en histoire scolaire
1.1 Un prescrit institutionnel
1.2 Carte mentale, heuristique et conceptuelle, de quoi parle-t-on ?
2. La théorie des paratextes et les fonctions du schéma fléché pour la conceptualisation
2.1 Les fonctions du schéma fléché
2.2 Les écueils dans l’utilisation du schéma fléché
3. Le schéma fléché, un instrument psychologique ?
3.1 Le schéma fléché, un instrument collectif
3.2 La conceptualisation, une des fonctions psychiques supérieures selon Vygotski
3.3 Du concept quotidien au concept scientifique
3.4 À la recherche de la signification des mots pour conceptualiser et en contexte
3.5 Les différentes phases de la formation des concepts
3.6 Une combinaison des fonctions psychiques supérieures mobilisées lors d’une tâche complexe pour conceptualiser
Conclusion
CHAPITRE 4 – TEMOIGNAGES ORAUX COMME LEVIERS DIDACTIQUES POUR FAIRE CONCEPTUALISER LES ELEVES
Introduction
1. De l’intérêt du témoignage en classe de 3ème agricole
1.1 L’histoire orale
1.2 Le potentiel didactique du témoignage
1.3 La lecture méthodique de la source pour conceptualiser
2. Les écueils à l’utilisation du témoignage historique
3. Le choix du film Le Chagrin la Pitié, quels enjeux ?
3.1 Les intentions du réalisateur
3.2 De l’intérêt d’étudier le témoignage au travers d’un film documentaire
4. La Résistance, ou comment écrire son histoire ?
5. Une entrée par les savoirs
5.1 L’approche historique de la conceptualisation
5.2 Problème historique à faire construire par les élèves pour dépasser le « mythe résistancialiste » de la première configuration historiographique
5.3 Remise en cause du mythe résistancialiste et le rôle du film documentaire Le Chagrin et la Pitié : la deuxième configuration historiographique
Conclusion générale