LA CONCEPTION NIETZSCHEENNE DE LA PENSEE
L’analyse des rapports de la pensée et du réel, dont nous traiterons dans cette partie, ne peut être menée avec succès sans qu’au préalable ne soit bien comprise la conception nietzschéenne de la pensée. C’est progressivement et sous l’influence diverse tant de ses lectures que de ses collègues que Nietzsche s’est forgé sa conception du rôle et de la place de la pensée dans la vie en général et dans le domaine de la connaissance en particulier.
LES SOURCES LAMARCKIENNES
« Le défaut du sens historique est le péché originel de tous les philosophes, beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme…comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. – Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans les temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux-ci, il peut n’avoir pas changé beaucoup…On parle de l’homme de ces derniers quatre mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels : de même qu’il n’y a pas de vérités absolues – c’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité ». Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 2, p. 34.
Depuis ses travaux sur Démocrite, en 1868, Nietzsche ressentait un vif intérêt pour les sciences positives en général et pour les sciences naturelles en particulier . Le fait même que Nietzsche nourrissait un sentiment de curiosité à l’égard des sciences de la vie n’était pas sans rapport avec l’idée phare de sa philosophie qui peut se résumer en une quête sur la valeur du sens et de l’essence de la vie. Il lit alors plusieurs ouvrages d’éminents scientifiques. Parmi ceux-ci, Il ne serait pas sans intérêt de citer La Philosophie naturelle de Boscovich . Cependant, deux savants ont particulièrement marqué Nietzsche : il s’agit, d’une part, d’un professeur d’astronomie de Leipzig du nom de Zöllner, avec son livre intitulé La Nature des Comètes, et d’autre part, du paléontologiste Rütimeyer, collègue du philosophe à Bâle.
Les conceptions de tous ces savants convergent vers une seule idée que Charles Andler résume en ces termes : « Une grande solidarité joignait les êtres depuis le règne inorganique jusqu’au règne humain » . En d’autres termes, ils avaient adhéré au transformisme, la seule conception qui, à leurs yeux, pouvait expliquer scientifiquement l’histoire et l’origine des êtres vivants. A la vieille conception d’un univers fondamentalement invariable et statique où les changements demeurent superficiels et n’atteignent pas le fond des choses, se substitue celle d’un monde en marche qui ne cesse de poursuivre son développement. Dans cet écoulement sans arrêt, se trouve enchaîné tout ce qui remplit l’univers : tout se meut, non seulement les vivants qui se perfectionnent, mais l’univers même est emporté dans cette course ; des vallées aux montagnes en passant par les eaux, rien ne reste stable : c’est cela la loi générale de Lamarck qui précise : « C’est une bien grande erreur que de supposer qu’il y a une stabilité absolue » . Cette conception transformiste de Lamarck, père de la première théorie générale de l’évolution, n’avait pas manqué de séduire Nietzsche. C’est dans cette perspective que Charles Andler affirme : « Nietzsche est un homme de son temps en ce sens qu’il fut gagné, comme tous ses contemporains, par l’immense espérance née du transformisme » .
En effet, après les travaux de Lamarck et de Darwin, l’idée qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil devenait intenable. Le fixisme de Cuvier ne pouvait guère retrouver ses défenseurs qu’auprès des représentants religieux ou moraux et non plus dans la communauté des scientifiques. Tout ce qui compose l’univers, ainsi que l’affirme Rivardel, doit être envisagé dans son historicité ; tout discours hors de cette historicité se prive de toute scientificité et se révèle, par là même, pure spéculation. Rien n’a toujours été tel qu’il est et ne peut demeurer comme tel. C’est tout le sens de ces propos de Jean Piveteau : « La vie elle-même se trouve enchaînée dans un tel mouvement ; elle présente au cours des âges des figures changeantes. Il en est de même pour l’homme ; dans son corps comme dans son esprit, il a une histoire » .
Devant ce flux perpétuel, Nietzsche était amené à se poser la question de savoir si l’homme est « une exception dans l’histoire de la vie » . Cette question n’attend pas simplement une réponse dont elle recevrait sa portée et son éclaircissement, car elle porte en elle-même une orientation ; sa tonalité et sa froideur lui sont déjà éléments de réponse. En clair, si Nietzsche se décale de l’opinion commune pour poser le problème de la place de l’homme dans le concert des vivants, c’est moins une question qu’il pose qu’un appel qu’il fait pour l’acceptation d’un certain nombre de vérités découvertes par la biologie. Celle-ci doit cesser d’être une apologie à la fierté humaine. La science ne peut être un champ pour les ébats de notre orgueil. Tout esprit épris de probité est appelé alors à reconsidérer le rang que l’homme, « cette petite espèce animale présomptueuse », a usurpé au cours de son histoire. C’est dans cet ordre d’idées que Nietzsche avoue : « Nous nous sommes corrigés. Nous sommes devenus à tout point plus modestes. Nous ne cherchons plus l’origine de l’homme dans l’« esprit », dans la « nature divine ». Nous l’avons placé au rang des animaux…il n’en est rien le couronnement de la création…Nous ne mettons plus l’homme à part » .
Ne plus mettre l’homme à part, voilà une manière sûre de le replacer dans le même groupe que ses semblables de race animale et partant dans la biosphère où règnent, sur tous les vivants, les dures lois qui régissent l’adaptation et la disparition. Toute évolution d’organe, qu’il soit de locomotion, de préhension ou de compréhension, atteste l’effort des vivants à avoir prise sur le réel, à s’y adapter le plus harmonieusement possible. Faute de quoi, ils céderont la place à d’autres dont le mécanisme d’adaptation est plus approprié. Les facultés mentales constituent l’apothéose et l’explosion finale d’un long prélude qui est un élan égoïste d’autoconservation des vivants. C’est à Rütimeyer que Nietzsche doit cette pensée qui postule un élan vital visant les sommets les plus élevés de l’organisation. Mais cette pensée elle-même n’est qu’une reprise de l’idée de complexification proprement lamarckienne. C’est la raison pour laquelle Charles Andler a pu écrire : « Il est sûr que la doctrine de Rütimeyer sera lamarckienne, et avec elle, la doctrine de Nietzsche. Elle envisage la genèse de la vie comme une organisation croissante du monde inorganique, et la variation des espèces comme une adaptation fondamentale, incessamment parachevée, des formes de vie déjà organisées » .
En résumé, parmi les multiples sources intellectuelles dans lesquelles Nietzsche a pu puiser pour constituer sa pensée, le transformisme lamarckien figure parmi celles dont l’influence est d’un impact avéré et ininterrompu qui irradie, à l’instar de la sève nourricière, à travers toutes les ramifications de cette plante alpestre qu’est la philosophie de Nietzsche. Si la notion de vie est devenue l’axe et le pivot de sa philosophie, cela est principalement dû aux origines lamarckiennes de sa pensée. Nietzsche a appuyé sa pensée sur le lamarckisme et elle en sera teintée à jamais. Toute la théorie nietzschéenne de la connaissance y renvoie et la conception nietzschéenne de la pensée n’est pas une exception, car elle ne peut se comprendre qu’à l’intérieur d’une problématique transformiste.
Dans la seconde étape de ce chapitre, nous essayerons de montrer que la pensée est chez Nietzsche, tout comme chez Lamarck, un moyen de conservation des organismes qui l’ont portée à l’existence.
LA PENSEE COMME MOYEN DE CONSERVATION
Dans le perspectivisme, on note un décentrement du sujet de la connaissance. Ce n’est plus, contrairement au rationalisme cartésien, un sujet pensant qui est en face d’un monde qu’il s’évertue à connaître : ce n’est pas un ego pur, sans tendance, sans passion et libre de toute pression qui tente de comprendre froidement la vérité de son existence et de celle du monde extérieur. Il s’agit plutôt d’un être vivant aux prises avec les réalités de la vie et plus précisément avec le milieu dans lequel il est appelé à vivre. Tout désintéressement est synonyme de renoncement à la vie. En dernière analyse, la connaissance n’est qu’un moyen pour un être vivant de réussir les interactions qu’il entretient avec son milieu, le moyen par lequel il s’y insère le plus harmonieusement possible. Bref, la connaissance est un moyen d’adaptation, de vie ou mieux de survie. Les efforts d’adaptation de l’être vivant ne sont ni parfaits ni définitifs, car le milieu luimême change sans cesse ; ses fluctuations obligent l’organisme à trouver une réplique favorable, sous peine d’être écrasé par les nouvelles conditions de vie. C’est précisément à travers ces répliques multiples et hésitantes que l’homme arrive enfin, certes après un très long processus et avec tant de peines, à se procurer ce moyen sublime d’adaptation qu’est l’intelligence. Grâce à Rütimeyer qui lui transmet le lamarckisme, Nietzsche a pu accorder une grande importance à la théorie du milieu . Les changements intervenus dans le milieu soumettent les organismes à de rudes épreuves et à de délicats problèmes d’adaptation. Sous l’influence du milieu, les organismes subissent de profondes mutations. Les modifications sont régentées par le jeu d’interaction du substrat et de l’organisme. A chaque nouvelle structuration du milieu, il devient impératif pour l’organisme de réviser son rapport au substrat. C’est en ce sens que Rivardel nous apprend : « Seul le bouleversement physiologique autorise alors à l’organisme la survie : les transformations installent une inadéquation entre l’animal et son milieu de vie. Si l’animal ne réagit pas, ce qu’on appelle « adaptation », le séjour dans le milieu devient impossible, l’aventure de sa vie s’arrête, alors il périt » .
Les vivants sont en réalité des survivants qui ne doivent leur réussite qu’à leur aptitude à puiser en eux-mêmes les répliques appropriées aux exigences changeantes de leur milieu de vie. C’est dans cette perspective que l’évolution des fonctions mentales a accouché d’un organe d’adaptation d’une souplesse inégalée : le cerveau qui secrète la pensée. Le cerveau humain devient alors l’organe qui gère avec le plus d’efficacité les interactions entre l’organisme et le substrat. Cet instrument apte à jouer ou mieux à déjouer le jeu du milieu, Charles Andler, résumant sur ce point le texte de Rütimeyer, le décrit et précise sa vocation en ces termes : « Dans ce cerveau, fait de poussière périssable, un sens nouveau s’éveille avec une énergie qu’on ne connaît à aucun autre animal. Il réussit à coordonner les impressions recueillies par les autres sens dans une image où se décèlent les relations réelles des choses externes, à percevoir ainsi la marche des choses, non seulement actuelles, mais à venir. Une petite masse de substance grise qui réussit à nous garer [sic] de la détresse et de la mort, parce qu’elle construit une image du futur, et que, la construisant, elle oriente vers elle notre propre existence » . Ainsi, on peut dire que l’intelligence, c’est-à-dire la fonction psychologique qui est corollaire au cerveau, peut être rangée dans le lot des stratégies, astuces et prouesses mises en œuvre par les vivants dans l’adaptation : « L’intelligence, remarque Rivardel, les rend plus aptes aux interactions entre les espèces, aux changements de modes de vie, à la colonisation de milieux radicalement différents » . La pensée accroît la capacité défensive de l’homme et lui apporte une assurance dans les échanges et les contacts souvent périlleux qu’il entretient avec le milieu et les autres animaux qui s’y trouvent. Elle est aussi une force de prévention et d’anticipation. Aussi aide-t-elle l’homme à s’orienter avec le plus d’assurance dans l’identification des ennemis dangereux et dans la sélection des fruits et des plantes nourriciers.
Ainsi, l’intelligence dépasse en efficacité tous les organes de la sensibilité : elle est capable de discerner à distance, de graver les expériences passées, d’assurer la liaison des sollicitations venues du dehors, de remonter dans le passé et de prévoir. C’est avec l’intelligence seulement que le vivant maîtrise parfaitement son environnement. L’instinct a beau être efficace, il ne pourrait égaler l’intelligence dans sa souplesse et dans la facilité qu’elle a à apprendre, c’est-à-dire à se corriger et à se perfectionner, mais aussi et surtout dans sa capacité de mise en rapport des données.
Au point où nous sommes, la question n’est pas de savoir si l’intelligence se soucie de l’exactitude ou de la vérité des rapports de causalité qu’elle établit ou des subsomptions hâtives qu’elle opère. Prendre en compte ces paramètres, c’est déjà trop avancer dans l’épistémologie, alors que le vrai problème qu’il y a urgence à résoudre, c’est tout d’abord celui de la nocivité du milieu et du péril qui peut provenir des autres vivants ennemis. La fonction de l’intelligence est purement pratique. Elle est l’arme magique dont l’homme s’est doté pour garantir son succès sur la précarité et la mort.
Ainsi, Nietzsche voit dans l’intellect un moyen de conservation : « Le moyen par lequel se conservent les êtres les plus faibles, les moins vigoureux, eux à qui est interdit de mener le combat de l’existence avec des cornes et une dentition tranchante de fauve » . A travers le mythe de Prométhée, où est développée la fameuse histoire de l’homme et que reprend Platon dans son Protagoras, nous savons que l’homme est le laissé-pour-compte de la nature, un être dépourvu des moyens de son salut : sans force, sans rapidité, sans armes, sans ailes, sans retraites souterraines, sans toison ni peau épaisse, sans sabot ni ongles dépourvus de sang . Son existence est d’emblée un problème à résoudre. Résumant la situation précaire de l’homme, tel que nous le présente le mythe, Jean-Louis Poirier a pu écrire : « Oubli de la nature, l’homme ne peut s’intégrer dans ce grand système de compensation qu’est le monde où il lui faut vivre. La seule vocation de l’homme avant sa naissance, c’est la disparition, avenir d’une faiblesse radicale… L’homme est donc un animal nu et désarmé, une sorte de degré zéro de l’animalité, un vivant réduit à sa propre vie » .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LES RAPPORTS DE LA PENSÉE ET DU RÉEL
Introduction de la première partie
CHAPITRE 1 : La conception nietzschéenne da la Pensée
1.1 Les sources lamarckiennes
1.2 La pensée comme moyen de conservation
CHAPITRE 2 : De l’impossible adéquation de la pensée et du réel
2.1 La fonction sélective et limitative de la pensée
2.2 La fonction d’inversion et de falsification de la pensée
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE : VIE ET VERITE
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE 1 : Le pragmatisme vital
1.1 La vérité ou l’abîme de la mort
1.2 Les vertus de l’illusion
CHAPITRE 2 : LA LIBERTE DE L’ESPRIT
2.1 L’esprit libre
2.2 Probité, sacrifice et la passion
Conclusion de la seconde partie
TROISIEME PARTIE : DE LA CRITIQUE DE LA SYSTEMATICITE A LA QUESTION DE L’INTERPRETATION
Introduction de la troisième partie
CHAPITRE 1 : DE LA CRITIQUE DE LA SYSTEMATICITE
1.1 La critique des systèmes religieux et moraux
1.2.La critique du dogmatisme de l’idéalisme métaphysique
CHAPITRE 2: LA QUESTION DE L’INTERPRETATION
2.1 Le pluralisme interprétatif
2.2 Perspectivisme et sophistique
Conclusion de la troisième partie
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE