La conception kitanesque de l’individu en société comme pratique cinématographique de ma

Ma : un concept culturaliste aux dimensions transnationales

Notre ambition est d’abord de tenter de définir la notion de ma, afin de pouvoir ensuite en retrouver les usages dans les cinémas de Kitano Takeshi et de Kawase Naomi.
Comme nous l’avons évoqué, ma est une notion ayant été conceptualisée récemment et incorporée à l’image nationale du Japon. Ses acceptions actuelles ont donc pour la plupart vu le jour dans le cadre d’approches nationalistes ou culturalistes, les premières consistant à la formation de l’État-nation japonais dans la première moitié du XXe siècle, et les deuxièmes, à la différenciation culturelle du Japon face aux autres pays dans le cadre concurrentiel de l’après-guerre. Cependant, l’échelle de valeurs modernistes puis le courant culturaliste sont désormais remis en question. De nouveaux travaux replaçant madans son historicité et déconstruisant son caractère japonais (sa ‘japonéité’) jusque-là non discutée ont ainsi vu le jour.
Nous nous proposons ici de comprendre les acceptions et usages culturalistes de ma, puis d’en défaire la supposée japonéité par l’analyse de son processus de conceptualisation.
Nous finirons par examiner comment ma a été utilisé enétudes cinématographiques jusqu’à présent. Cette première étape nous semble nécessaire avant d’évoquer les usages du concept dans les cinémas de Kitano et Kawase. En effet, nous supposons que c’est en partie du fait de l’usage de la notion de masous diverses acceptions, notion qui semble porter en ellemême à la fois une dimension culturaliste et une dimension transculturelle et transnationale, que les films de Kitano et de Kawase portent également ce dualisme paradoxal.
Nous commencerons donc par définir ma selon les approches linguistique et théorique culturalistes. Puis, nous déconstruirons sa supposée japonéité et les mécanismes transnationaux de son processus de conceptualisation. Enfin, nous terminerons par une étude de cas : maappliqué au cinéma d’Ozu Yasujirô – le seul cas d’application de maau cinéma, à notre connaissance. Celle-ci nous permettra de prendre position parmi les spécialistes du cinéma japonais s’étant intéressés à ma.

MA SELON L’APPROCHE CULTURALISTE

Nous nous proposons ici de comprendre macomme il l’a été par un grand nombre de chercheur-se-s et théoricien-ne-sdu XXe siècle : en tant que notion ou concept inédit issu de la culture japonaise. Après avoir évoqué sa supposée étymologie, ses définitions et ses usages syntaxiques usuels, nous évoquerons sa théorisation par le géographe et japonologue Augustin Berque ainsi que par d’autres chercheur.se.s culturalistes se plaçant dans la lignée de ses travaux.

Linguistique japonaise

D’un point de vue linguistique et selon Augustin Berque , le terme ma serait antérieur à l’importation des sinogrammes au Japon comme mode d’écriture (Ve- VIIesiècles) . Il ferait ainsi partie de ces notions originaires de l’ethnie des Wa 倭 , qui s’est progressivement imposée dans l’ouest de l’île de Honshû, sur le territoire dit du Yamato 大 和 (autour de l’actuelle ville de Nara). Les significations et usages du terme ont pu être, selon Berque, spécifiques à cette ethnie – ce qui fera l’objet d’une remise en cause. Pour écrire ce terme, a été choisi le sinogramme de type idéographique 間, formé de la porte 門 et du soleil 日 , venu de la langue chinoise ancienne et qui aurait correspondu au terme autochtonede masur le plan sémantique. Mais il faut noter queles sinogrammes japonais d’aujourd’hui comportent rarement une seule lecture et un seul sens, témoignant donc d’une histoire complexe des importations de sinogrammes.

Les travaux d’Augustin Berque et des japonologues culturalistes

En 1978 eut lieu à Paris, dans le cadre du Festival d’Automne, l’exposition « Ma: Espace-Temps du Japon », organisée par l’architecte japonais Isozaki Arata . Directement issue des travaux japonais sur ma et de ses applications en art, la note d’intention de l’exposition, conçue par Isozaki, propose de définir maen tant que « vide et ouverture entre deux éléments » sur le plan spatial, ou comme « intervalle, temps de pause » sur le plan temporel. Elle insiste également sur le fait que maserait un des concepts fondamentaux des ‘arts japonais’, grand contributeur de l’opposition supposée entre ces derniers et les ‘arts occidentaux’.
Cette toute première occurrence de maen langue française fut la base des premiers travaux occidentaux sur la notion, à commencer par les Français-e-s . Parmi eux, Augustin Berque a su se démarquer en proposant une interprétation de ma dans le cadre d’une science dont il est le fondateur : la« mésologie », l’étude des milieux sociaux. Ses travaux sont encore très cités aujourd’hui dans la communauté scientifique japonaise et étrangère en études japonaises. La mésologie berquienne a de plus donné lieu à divers travaux ne se limitant pas au seul domaine de la japonologie . Les recherches sur ma découlent ainsi systématiquement de la lecture des textes de Berque.
Nous nous proposons ici de comprendre d’abord l’approche berquienne de ma. Il sera ensuite question d’évoquer des travaux transversaux récents sur ma, réalisés dans le cadre du colloque « Ma etAida.Des possibilités de la pensée et de la culture japonaises », ayant eu lieu à Strasbourg en 2015 et dont l’enjeu était justement de permettre à des japonologues de spécialités différentes de trouver des occurrences possibles et pertinentes de madans leurs domaines respectifs.

Maen mésologie berquienne

Berque s’intéresse pour la première fois à ma dans son ouvrage Vivre l’espace au Japon. Il en donne une première définition(les italiques sont de lui): « [Ma] serait produit par la combinaison d’un vide(un blanc, un silence, un arrêt, une pause) et d’un décalage(lequel chargerait sémantiquement ce vide, non seulement du contenu qu’une stricte régularité laisserait y escompter, mais aussi d’une infinité de possibles puisque le vide n’impose rien). »
Cet espace ou moment faisant saillie se chargerait de significations, dans un contexte relationnel entre au moins un « émetteur » et un « récepteur ». L’émetteur fixerait au préalable une « gamme de significations » pour le récepteur . Le maqui les relie et les sépare ne serait donc pas réductible à ce qu’il implique, comme c’est le cas pour les symboles.
Mais c’est en étudiant le philosophe japonais Watsuji Tetsurô que Berque établit une discipline jusqu’alors inédite en France : la mésologie, traduction de fūdogaku 風土学 , terme forgé sur la racine grecque mesos(« milieu ») . Revenons sur les théories de Watsuji, en particulier celles de son ouvrage Fûdo (1935) , telles qu’elles ont été expliquées par Berque. Watsujiy amende la phénoménologie du Daseinde Heidegger. Peut-être également sous l’influence des écrits d’Uexküll, qui propose une ontologie du vivant, il aurait différencié deux notions dans le cadre d’une ontologie de l’humain : l’environnement « tel qu’il est objectivé par la science » (kankyō 環境, Umgebungchez Uexküll), et le milieu « tel qu’il est concrètement vécu par une certaine société » (fūdo 風土 , Umweltchez Uexküll).
C’est à partir du deuxième que Watsuji crée le« concept ontologique de fūdosei 風土性 » défini comme étant le « moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kōzō keiki 人間存 の構造契機) » . En effet, l’humain (ningen 人間) comporterait une part individuelle, « le corps animal » (hito 人), et une part commune, le « corps social » (ma, aida 間 ). Le corps social constituerait un « entre-lien » avec « les personnes et avec les choses, constituant historiquement un certain milieu. »
Ce qui nous entoure ne serait ainsi pas un environnement saisissable objectivement mais un milieu qui contribue à notre personne, et inversement, qui existe à travers notre personne. Cette conception de ma comme corps social ou lieu de fusion avec l’environnement sera à nouveau évoquée lorsque nous étudierons la question du monisme dans les films de Kawase Naomi.
Ainsi, fort d’un travail de plusieurs décennies sur maet sur la mésologie, Berque expose l’aboutissement de sa pensée dans le Vocabulaire de la spatialité japonaise . Il y écrit que ma n’est pas un intervalle en soi mais un intervalle lié à une « situation », à une « ambiance », à un « milieu » particulier et concret. Il serait le lieu d’une « interrelation spatio-temporelle », prenant place entre des éléments « relatifs » et « co-attentifs » d’une même « scène » (bamen), « investis par l’existence d’un certain être ambiant ». Il est l’« entre-lien », le « contextu » (kanjin 間人,inversion des sinogrammes du mot « humain » 人間) . Berque conclut.

Des dérivés de maselon Fujita Masakatsu

Dans son article, Fujita Masakatsu définit trois aspects de ma utilisés en esthétique, à partir detrois notions : « l’interstice bien placé » (ma’ai 間合い), « la frontière entre deux choses » (awai 間 – une deslecturesraresdu sinogramme), le « point ou lieu de contact entre des êtres humains » (aida 間 ou aidagara 間柄– garaétant ici « le contact » ou « l’accroche »).
Le terme ma’ai sous-tend deux idées. D’abord, celle de l’existence ou de la production d’un moment de silence, d’arythmie, d’un espace physique et/ou sémantique. Ensuite, celle d’un bon placement de ce dernier. En littérature, Fujita donne notamment l’exemple des kirejides haïkus, qui sont des éléments syntaxiques d’une ou deux syllabes –souvent des interjections – qui signalent une coupure. Il cite Ueda Shizuteru , au sujet du célèbre poème « Furu ike ya » de Matsuo Bashô : la « coupure [le kireji] s’infiltre dans le temps continu de la réalité, [ainsi] le monde s’ouvre en direction d’un espace sans fin ».
Dans le cas du poème en question, qui relate le plongeon d’une grenouille dans un étang, la forme même du haikudoit permettre la « résonance sans limites » du bruit du plongeon dans le « vide » de l’étang, du monde.Cet instant précis est dès lors considéré comme étant d’une importance supérieure à celle des moments de non-ma. Pour prendre un autre exemple : en musique, les sons donneraient du relief au « son duma » (silences), qui serait à la fois plus rare et plus précieux. Ainsi, le terme de ma’ai vient nous apprendre l’importance esthétique qui est actuellement donnée à madans les arts japonais, conception artistique qui semble en outre se retrouver à d’autres niveaux dans d’autres cultures (en ‘musique savante’ par exemple, le silence est également très apprécié).
L’awai, contraction de aiai(間間), est quant à lui défini comme étant « la frontière entre deux choses, c’est-à-dire ce qui les sépare tout en les reliant » . C’est l’aspect le plus important de ma selon Fujita . Celui-ci cite le dictionnaire de mots anciens Iwanami (Iwanami kogo jiten) pour expliquer qu’il « se forme lorsque deux vis-à-vis se dirigent l’un vers l’autre, et qu’au lieu de s’opposer et de se supprimer mutuellement, ils se combinent et s’interpénètrent » . Pour lui, un awairéside par exemple dans les couleurs ternes (gris, bleu, brun), considérées comme étant naturellement sophistiquées et définies par Kuki Shûzô dans La structure de l’iki(2003). Leur appréciation se situerait en effet à la frontièrede la « joie du plaisir » et de « l’acceptation » d’un destin funèbre (la condition humaine) . Cet awaipourrait donc être considéré comme frontière entre la vie et la mort, entre la joie et l’angoisse de la finitude. Fujita fait également le lien entre awai et les rites funéraires anciens, les mogari. Ces rites où la famille restait chanter, danser et boire pendant dix jours près du défunt dans un lieu consacré à cela afin de bien accompagner son passage du monde des vivants au monde des morts ne sont pas sans rappeler la scène du décès de la mère dansStill the water(2014) de Kawase. Le terme de mogariest quand à lui repris dans son filmLa Forêt de Mogari(2007). Nous y reviendrons.

Ma, littérature, et état de fusion émotionnelle entre soi et le monde selon Kuroda Akinobu

Dans sa contribution au colloque « Ma et Aida », le spécialiste en littérature et philosophie Kuroda Akinobu s’intéresse à « retrouver un ‘élément philosophique’ dans l’expression langagière en littérature japonaise classique » . Cet élément philosophique ne repose pas sur les philosophèmes occidentaux ou japonais, mais sur une hypothèse que Kuroda a émise en rapport avec les travaux du linguiste Tokieda Motoki. Ce dernier s’intéressait en effet aux attributs japonais susceptibles de véhiculer à la fois un sens (attribut) objectif et un sens (sentiment) subjectif, dépassant ainsi le dualisme sujet/objet qui serait propre à la ‘pensée occidentale’ et inexistant dans la ‘pensée japonaise’ . Tokieda prend pour exemple la phrase « La pluie d’automne est triste » où le terme japonais utilisé pour « triste », qui peut également signifier « fine », impliquerait à la fois unconstat objectif sur l’aspect de la pluie (fine) et un sentiment subjectif (tristesse) éprouvé par le sujet . Or, selon Kuroda, il arriverait qu’un sujet émette cette phrase inconsciemment face au paysage. Dans ce cas précis, il écrit.

DISCUTER LA‘JAPONÉITÉ’ DE MA : DES APPROCHES NON CULTURALISTES

Parmi les grand-e-s japonologues, Augustin Berque est de celles/ceux qui déclarent volontiers que maest historiquement et linguistiquement un « mot purement japonais ».
Mais qu’est-ce donc que le Japon ou la langue japonaise au VIesiècle ? Le linguiste Nakamura Akira est quant à lui plus précis lorsqu’il propose, dans son dictionnaire de japonais contemporain axé sur la dimension sentimentale des mots , de catégoriser ma comme wago 和語 , c’est-à-dire comme terme autochtone du Yamato, qu’il oppose aux termes d’origine chinoise kango 漢語 (kan 漢 désignant la dynastie Han). Cependant est-ce vraiment un terme exclusif à la pensée et à la culture japonaises ? Quel est donc ce sinogramme qui a été repris pour écrire ma ?

Héritages de la pensée chinoise

Linguistique

Il nous faut revenir au sinogramme choisi pour écrire ma. Comme nous l’avons évoqué, son origine symbolique aurait été l’image d’une « porte à deux battants qui est entr’ouverte et laisse pénétrer les rayons de la lune et du soleil » . Selon François Jullien, la porte doit être fermée et la clarté des rayons nous parvient à travers les interstices de ses jointures. En réalité, le terme chinois semble contenir déjà en lui même une grande complexité. En effet, ses significations, lectures et graphies sont déjà très hétérogènes. Il existe d’ailleurs un certain nombre de correspondances entre les sens classiques du terme chinois et les sens rares du terme japonais, pourtant considérés comme vernaculaires puisqu’à ces significations correspondent des lectures dites japonaises.
À partir de cela et sans même étudier ma d’un point de vue conceptuel, nous pouvons d’ores et déjà douter dela prétendue pureté japonaise de la notion. Qu’en est-il de la dimension esthétique (philosophique) de la notion chinoise, transmise au Japon ?

Philosophie et arts picturaux chinois

Dans la pensée japonaise contemporaine sur les arts picturaux traditionnels, maest souvent assimilé à l’espace laissé blanc, aux nuages ou à la fumée qui cachent une partie de la scène peinte, bornant ce qui est visible. Dans sa thèse sur le vide et le regard dans le cinéma d’Ozu, Silvie Salazar assimile ma et jian (lecture principale de son équivalent chinois) au vide de la pensée taoïste, qui aurait selon elle imprégné l’art japonais par l’intermédiaire de l’art chinois. Le vide y est considéré comme étant le négatif du plein ou du trait pictural, et n’existant qu’en contraste de ce dernier. En outre, il serait un élément actif par lequel les choses prennent en consistance et en utilité, à l’instar du creux des moyeux des roues d’une charrette (chapitre XI du Tao Te King), qui leur permet d’être reliées par un essieu, et ainsi opérationnelles .Selon Jullien, 間 serait dans la pensée chinoise ce qui est à l’articulation des choses, maintiendrait le « jeu » entre les deux parties et ne serait pas assimilable uniquement à leur entre-deux. Niséparateur ni médiateur, ni « sans » ni « dans »,il permettrait le maintien d’un « intérieur espacé-traversé » disponible et « indéfiniment ouvert »:

Conceptualisation récente et circulation de la pensée

Dans sa contribution pour le colloque « Ma et Aida », Okano Michiko avait dénoncéle choix du terme‘concept’ pour caractériser ma pour trois raisons : d’abord, du fait de ses origines non occidentales ; ensuite, parce qu’elle le définit plutôt comme « puissance ou […] possibilité d’être » (et non existence) ; et enfin, car elle le considère inadapté aux catégories établies par Aristote (l’être, le non-être, et le tiers exclu) . Elle avait également déploré son internationalisation, qui selon elle, bute contre une compréhension encore insuffisante de la culture japonaise pour saisir parfaitement la notion. Cependant, en réalité, ma a été conceptualisé en rapport direct avec la philosophie occidentale.
Comprendre les usages de madans le contexte contemporain revient donc à comprendre l’histoire de sa réactualisation récente et sa généralisation comme concept transversal.
C’est justement ce que s’est proposé de faire Michael Lucken dans son article « Les limites du ma » (2014).Il tente de reconstituer à rebours la généalogie du concept de ma, en partant déjà de l’hypothèse que la conservation du mot japonais ‘ ma’ en Occident dans les écrits critiques et esthétiques induit qu’il est différenciable de ses traductions en langues occidentales. Lucken distingue quatre potentielles phases d’évolution de la notion, basées sur des textes fondateurs dont l’influence continue encore aujourd’hui.

« 1978 – le mad’avant-garde »

Le mad’avant-garde prend place dans le cadre de l’exposition « Ma: Espace-Temps du Japon », tenue à Paris en 1978. Organisée par l’architecte japonais Isozaki Arata, l’exposition a contribué à faire connaître la notion de ma en Europe. L’engouement qui s’ensuivit est à replacer dans le contexte d’un goût pour « l’esthétique de la sobriété, du ténu, du patiné », prétendument typique du Japon. Selon Lucken, cette dernière aurait « ébranl[é] poétiquement et politiquement les certitudes bourgeoises de l’ Occident » et témoignerait d’une conception de ‘l’Orient’ comme « Autre absolu » ou « envers de l’Occident » dans lequel puiser des nouveautés. A la suite de l’exposition, ma est alors repris par Berque, mais également par Roland Barthes qui, dans la lignée de L’Empire des signes(1970), ne semble s’intéresser à la notion que pour son ambiguïté comme « intervalle à la fois mouvant et sacré entre deux signes » et sa capacité à remettre en question le logocentrisme.
Outre les ouvrages occidentaux sur ma, un certain nombre d’ouvrages japonais fondateurs du culturalisme repris ensuite en Occident ont été publiés à cette époque. Ceuxci revisitentallègrement la culture et les arts japonais anciens sous le prisme de ma , les rapprochant de notions esthétiques japonaises prisées en Occident telles que « wabi, le dépouillement, sabi, la patine des choses, ou yojō, l’ écho sentimental » . Cette tendance est remise en questionpar Lucken, car en arts notamment, man’aurait jusque là jamais eu que des usages purement techniqueset concrets. Il écrit donc que son statut d’ « éléments fondateurs de l’esthétique japonaise [serait], sur le plan conceptuel, une construction contemporaine ».

« 1966 – le macomme dépassement de la modernité »

Selon Lucken, l’architecte allemand Günter Nitschke aurait été « l’un des principaux promoteurs » de macomme « conception [japonaise] particulière de l’espace »,avec un premier article paru en 1966 dans Architectural Design . Cet intérêt pour la pensée japonaise de l’espace était alors commune aux architectes, urbanistes et géographes occidentaux/ales et s’appuyait sur des travaux japonais. Si Nitschke reconnaît et met en avant l’origine ‘japonaise’ de ma, il le porte sur la scène internationale et le rapproche de la notion germanique de « Platz » telle que développée par Hans Scharoun. Il définit ma ainsi.

« 1951 – le manational »

Les origines de l’idée d’un ma spécifiquement japonais seraient à trouver dans le sens philosophique de ma introduit par le philosophe Nakai Masakazu , dans son Introduction à l’esthétique (Bigaku nyūmon, 1951) notamment. Lucken y analyse cinq points désormais généralement mis en avant lors de l’usage du macontemporain, à une époque d’après-guerre où les intellectuel-le-s s’efforçaient de redéfinir les « spécificités nationales » : « une définition s’appuyant des exemples tirés du langage courant », le caractère spatiotemporel du concept, son caractère prétendument national et intraduisible, une référence aux arts anciens pour une légitimité, et enfin, son caractère prétendument transversal . Le nationalisme culturel de l’époque aurait ainsi été le terreau nécessaire à la généralisation de la conception d’un madont ‘l’essence’japonaise serait attestée par analyse lexicologique. Ce ma offrirait en outre une approche des arts en somme plus intéressante que l’approche occidentale .

« 1929 – le maheideggérien »

Après analyse des textes des années 1950-1960, Lucken relève des références à Heidegger et aux penseurs bouddhiques. Remontant aux écrits japonais influencés par ces pensées dans la première moitié du XXe siècle, il retrouve le concept de machez Nakai plus de vingt ans avant son Introduction à l’esthétique(1951), dans ses notes de cours. Selon Lucken, les travaux de Nakai sont à replacer dans l’intérêt croissant des jeunes intellectuels des universités impériales pour l’esthétique, soit la philosophie de l’art, parallèle à la montée du nationalisme et à la redéfinition de l’espace national (géographique et culturel). Parmi les ouvrages de cette époque, nous trouvons le fameux Fūdode Watsuji Tetsurô (1935).
Selon Lucken, à cette époque, l’usage du terme 間 dans sa lecture ma comme combinaison à la fois de l’espace et du temps (caractère important des définitions de mades années 1950) n’est pas répandu. Le temps et l’espace sont par contre pensés ensembles dès les années 1910-1920, du fait de l’influence des travaux de Bergson . Nakai aurait ainsi été le premier à utiliser ma dans ce sens générique, sinon, à faire date par cette utilisation.
D’abord pensé en terme d’espace-temps, maest ensuite repris en esthétique, dans un de ses articles de 1931 (revue Risô), sous l’influence de Heidegger et de Becker. Il est alors défini comme étant le « moment où l’être se projette jusqu’à la rencontre d’une chose [artistique] qui suscite en retour prise de conscience de soi, surprise et joie. »
Cette idée que les réflexions personnelles d’un individu peuvent s’approfondir à partir des œuvres qu’elles ont elles-mêmes suscitées fait écho à l’instant précis de la connaissance de l’être par l’être-là (Dasein)de Heidegger. Ce dernier avait d’ailleurs mentionné ces liens de l’être avec l’espace sous des appellations multiples qui ne sont pas sans rappeler les acceptions de ma : Zwischen (entre), Lichtung (clairière) et Offene (ouvert). Ainsi, la genèse de la toute première conceptualisation de ma a fortement à voir avec des concepts occidentaux. Elle s’inscrit dans un contexte à la fois transnational et de montée des nationalismes.
L’historicité du concept, retracée par Lucken, mais également les influences continentales linguistiques et conceptuelles de la notion de ma,confirment l’idée que ma serait l’une des « traditions inventées » qui participent à l’image artificielle du Japon et de sa ‘culture nationale’. Selon Lucken, son acception la plus répandue actuellement serait celle « d’espace de tension intersubjectif ». C’est sous ce sens que Kitano Takeshi penserait le ma contemporain dans Manuke no kôzô(« Structure de l’imbécile », 2012), où il opposeraitles conséquences positives du concept (innovations artistiques, garantie d’une place pour tout individu, contribution à la formation et au maintien d’une identité nationale) à ses conséquences négatives (violences et intolérances de la différence, rigidité et difficultés voire absence de mouvements/changements).Nous reviendrons sur la conception kitanesque de ma en deuxième chapitre. Avant cela, nous nous proposons d’évoquer un exemple d’application du concept au cinéma – le seul existant actuellement, à notre connaissance.

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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIER CHAPITRE : Ma : un concept culturaliste aux dimensions transnationales
I. Maselon l’approche culturaliste
II. Discuter la ‘japonéité’ de ma: des approches non culturalistes
III. Maau cinéma : le cas d’Ozu Yasujirô
DEUXIÈME CHAPITRE : La conception kitanesque de l’individu en société comme pratique cinématographique de ma 
I. La représentation cinématographique du ma normatif à travers la conception du manuke
II. Représenter la vie en société et en extra-société des manuke par le biais d’un usage technique dema
TROISIÈME CHAPITRE : La représentation-performance du rapport aux autres, de l’être au monde et de la présence du monde à l’être dans le ciné-ma de Kawase 
I. Le kanjincomme principe fondamental du cinéma existentiel de Kawase
II. Sentiments d’être au monde et de présence du monde à l’être : le cinémacomme fenêtre sur l’invisible
CONCLUSION
FILMOGRAPHIE 
BIBLIOGRAPHIE 
TABLE DES MATIÈRES 

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