La conception éternitaire du temps
Le temps chez Héraclite
Célèbre pour avoir élaboré la théorie de la mobilité universelle, Héraclite voyait dans le conflit des contraires l’origine et la substance même de toute chose. En effet, selon l’auteur de De l’univers, la vie est un perpétuel mouvement, un changement sans fin qui disqualifie toute forme de stabilité définitive. Cette idée, Héraclite l’expose sous une forme imagée en écrivant : « Tout s’écoule, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ….Les contraires se mettent d’accord, des sons variés, résulte la plus belle harmonie et tout est engendré par la lutte ».
Il met également l’accent sur les oppositions inhérentes à la vie. Aussi, pense-t-il que si nous n’étions jamais malades, nous ne saurions ce qu’est la santé en réalité. De la même manière, s’il n’y avait pas la guerre, nous n’apprécierons pas la paix à sa juste valeur. Et, selon lui, le monde tient son existence à cette lutte des contraires. Le monde sera « feu toujours vivant ». En d’autres termes, la série infinie des états successifs du monde n’est jamais écoulée, elle coule de manière irréversible. Le monde dure sans cesse ; il change et passe indéfiniment.
Par ailleurs, le cosmos héraclitéen, c’est-à-dire l’univers qu’il considère comme un système bien ordonné, condition de toutes les réalités, n’a pas eu de commencement ; il « était toujours, est et sera, feu toujours vivant ». Il faut entendre par là que le monde était toujours et qu’il persiste dans la durée. On sait que fondamentalement une chose est dite éternelle, si elle n’est pas concernée par le temps. Cela veut dire, entre autres choses, qu’en réalité l’éternel est compris comme ce qui, n’ayant pas eu de départ dans le temps, n’aura jamais de fin aussi longtemps que le temps existe. L’éternité du monde serait une durée infinie qui aurait pris naissance en même temps que le temps, d’où temps et éternité se confondent chez Héraclite. En ce sens, le cosmos n’a pas eu de commencement et il n’aura pas non plus de fin. Remarquons en outre, qu’Héraclite était souvent opposé à Parménide d’Elée (540- 450) qui soutenait une théorie de la négation du mouvement. Aux yeux de Parménide, en effet l’être est impérissable, inébranlable et sans fin. Par cette position il est amené à refuser l’existence du changement en soutenant que « L’être est immuable, le non-être n’est pas ». En d’autres termes, toute réalité est unique et demeure perpétuellement inchangée, et, d’ailleurs le changement n’existe pas. Un examen de cette position nous pousse à dire que Parménide a une conception éternitaire du temps. Ce qui est, selon lui, c’est ce qui est éternel, c’est-à-dire ce qui défie le temps.
Pour Héraclite en revanche, une éternité immuable et immobile est une chimère qui exclut ou nie la vie. Vivre, c’est se renouveler sans cesse, ce n’est pas rester un seul instant figé dans une identité morte. On sait aussi que la sempiternelle lutte des contraires, sous l’impulsion du «feu vivant», se déploie dans le temps. L’Ephésien, en niant un principe extérieur ou un dieu ordonnateur, dissout toutes choses dans la puissance du temps. « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions: la royauté d’un enfant», déclare t-il. Cela signifie qu’Héraclite individualise le temps; mieux, il le compare à une royauté d’un enfant qui ne vieillit jamais. Il ne pense plus le temps en termes de problématique de succession de temps délimités par le passé et l’avenir.
Mais Héraclite pense grec; sa pensée est authentiquement grecque. En effet, Héraclite joue merveilleusement sur l’image de «l’enfant-roi» pour montrer la puissance du temps qui dompte toutes choses. Rien n’est à l’abri du temps. Il se rapporte directement au destin de toutes choses qui vivent sous la dépendance de la loi cosmique. C’est ainsi que le temps qui apporte la limite aux choses du monde, non au monde lui-même, est, chez Héraclite, lui-même infini. Ainsi, le cosmos en tant qu’ordre du désordre, contenant tout ce qui existe, même les dieux, obéit au rythme du temps. Le devenir de toutes choses se manifeste dans le temps. Le fait que le temps soit un enfant qui joue ne doit pas nous conduire à penser que le jeu répondait à un pur hasard, ne respectant aucune règle.
Il ne faut pas non plus en conclure que l’enfant qui joue n’a aucune connaissance du jeu qu’il livre à ses adversaires. Au contraire, l’enfant cherche à tout prix à immobiliser son adversaire. Cette image nous fait penser à l’art des batailles dont la finalité consistait à empêcher l’adversaire d’avancer, en lui arrachant ses armes. Le temps arrache ainsi à son adversaire toutes ses armes. Et le jeu se termine toujours en faveur de «l’enfant Temps». Au travers de cette image, ce qui s impose vite comme une évidence, est que le temps a des effets sur la réalité des choses. En effet, le temps qui apporte toutes choses et qui dompte même les bienheureux, joue avec les choses du monde, et plus particulièrement les hommes.
De ce jeu le temps sort toujours vainqueur. Par ce jeu, le temps arrive toujours à immobiliser l’homme; toujours le temps nous arrache notre jeunesse, notre beauté, notre force physique, bref tout ce qui nous rendait confortablement bien dans cette vie. C’est pourquoi, de l’avis de Héraclite, le temps est un Roi il est «dompteur universel» et «Tout Puissant». C’est pour cette raison sans doute qu’Héraclite pense le temps en rapport avec le devenir. C’est parce que le temps est l’essence du devenir que l’image de la royauté d’un enfant semble être justifiée. On voit par là qu’Héraclite parle du devenir en parlant du Temps.
Pour Aristote en revanche, lorsqu’il faut réfléchir sur le temps à partir du présent, du «maintenant», ce sera toujours en rapport avec le «non plus maintenant» du passé qui demeure constant et le « non pas encore » de l’avenir. Ainsi, ce que l’on peut saisir du temps, c’est ce qui avance en se déployant sans cesse, c’est-à-dire le maintenant. Seul donc le «maintenant» a une certaine dose d’existence; le passé et l’avenir sont du coup considérés comme ce qui fait défaut. Chez Aristote, tout s’articule et s’organise en fonction de l’individu particulier, l’entéléchie, organisme ou chose, étant actuel et agissant, existant tel qu’il apparaît dans son action manifeste. C’est pourquoi l’instant est le constituant principal de la temporalité, « d’un côté, division en puissance du temps, de l’autre il limite et unifie les deux parties. » Élément indivisible, à la fois rupture et présence, il partage le temps linéarisé en passé et futur; il est « le nombre du mouvement selon l’antérieur-postérieur ». Une sorte de tautologie d’ailleurs, puisque la notion d’antériorité présuppose quelque part celle de temporalité. Le temps trouve sa puissance dans l’insistance d’un présent qui se suffit à lui-même.
Et, cette problématique de la réalité du temps apparaît à travers la réflexion suivante. En effet, que donc «le temps» n’est absolument pas, ou est à peine et confusément, on pourrait le présumer à partir de ce qui suit: En réalité, quelque chose de lui est passée et n’est plus, alors que quelque chose (de lui) est à venir et n’est pas encore. Et c’est de ces aspects que sont constitués le temps infini tout comme celui qui est pris à tout instant. De plus, le «maintenant» qui semble bien distinguer le passé et l’avenir, il n’est pas facile de voir s’il demeure toujours un et identique ou s’il est sans cesse autre.
Le temps chez Platon
En fait on peut penser que le système de cet auteur est une synthèse de tout ce qu’on savait de son temps et, surtout, des doctrines de Socrate, d’Héraclite, de Parménide et de Pythagore. En effet, de son maître Socrate, Platon retiendra l’idée que, pour le philosophe, l’amour de la vérité est sacré; c’est du moins la leçon qu’on peut tirer de la mort héroïque de Socrate qui a décidé de payer de sa vie pour le triomphe de la vérité. L’originalité de ce système complexe se situe au niveau de ce qu’on a appelé la théorie des idées. Partant de la doctrine d’Héraclite sur l’écoulement universel des choses, Platon en conclut que des êtres en perpétuel devenir ne peuvent être objets de science. On ne peut pas en avoir une connaissance certaine, car il n’y a de science que de ce qui est fixe et immuable. Cependant, fait remarquer Platon, quand on observe ces êtres changeants, on s’aperçoit qu’ils reproduisent dans la même espèce des caractères constants qui se transmettent de générations en générations. Platon en déduit que ces êtres qui changent ne sont pas réels, ils ne sont que les copies de modèles immuables et éternels qu’il appelle les Idées. Et, en écrivant au fronton de son académie : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » , Platon exprime clairement l’influence que la pensée de Pythagore a exercée sur lui. De fait, de par la rigueur, la précision et l’ordre qui les caractérisent, les êtres mathématiques sont comme les archétypes des Idées du monde intelligible.
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Table des matières
INTRODUCTION
Première partie : La conception éternitaire du temps
I- 1-Le temps chez Héraclite
I-2-Le temps chez Platon
I-3-La science classique et la négation du temps
Deuxième partie : Le faillibilisme chez Popper
II-1-Faillibilisme
I-2-Falsificationnisme
Troisième partie : Faillibilisme et cosmologie de l’émergence
III-1-Les limites de l’explication scientifique
III-2-Prédiction et déterminisme
III -3-Une épistémologie évolutionniste
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE