La conception de J’histoire de Paul Ricoeur.
Le modèle structuraliste
Un peu plus de dix ans après ses premières confrontations avec la pensée marxiste de l ‘histoire, Ricœur se trouve à débattre, pour des raisons différentes mais complémentaires, avec le structuralisme. Dès la publication de La pensée sauvage en 1962, un différent épistémologique s’installe entre l’approche de Lévi-Strauss et l’herméneutique de Paul Ricœur. Les réserves qu’exprime ce dernier, sans pour autant qu’il rejette la méthode structurale, se retrouveront d’abord dans une critique intitulée débat avec l’auteur tenu en juin 1963 et reproduit dans la revue Esprit34 • Au fondement de son opposition se trouve l’idée que le structuralisme de Lévi-Strauss postule une épistémologie des phénomènes sociaux qui exclut toute intervention, ou moment, de l’interprète dans le processus de compréhension. Un autre élément important qui justifie la critique de Ricœur concerne la notion de diachronie appliquée à l’ethnologie, à savoir la place laissée à l’histoire dans l’explication de ces pratiques. Avant de démontrer plus spécifiquement les éléments de dissension entre les deux penseurs, un détour s’impose afin de résumer l’approche structurale.On sait la place éminente que la linguistique de Ferdinand Saussure occupe dans l’anthropologie de Lévi-Strauss , d’abord dans l’application des concepts de synchronie et de diachronie, mais il existe aussi un apport moins explicite, celui de la méthodologie en sciences humaines telle que l’a redéfinie Wilhelm Dilthey au tournant du 20e siècle.À la fin 1ge siècle , Dilthey renonce déjà à la possibilité de rendre compte des mécanismes objectifs de la réalité par les concepts et les représentations. Pour lui, le but est d’établir un fondement à la connaissance en sciences humaines en échappant à l’alternative entre le positivisme et la métaphysique héritée du Moyen-âge . Il ne s’ agit pas de renoncer à l’expérience , mais de reconnaître que « [ … ] toute expérience ne trouve sa cohérence originale et, par cela même sa valeur, que dans les conditions de notre conscience [… ] Le fondement de la science est donc à trouver en priorité au cœur de ce qu’il appelle « la vie psychique ». On pourrait conclure ici à une forme de kantisme que Lévi-Strauss n’aurait pas désavoué 6.En outre, dans un article datant de 189037, Dilthey énonce un pnncipe de phénoménalité à la base d’une conception qui place la structure de la conscience au cœur de la compréhension du monde. Dès lors que « tout objet peut être décomposé en fait de conscience [ … ] »38, connaître la réalité, c’est retrouver le langage inconscient de la vie psychique à travers la multitude de ses manifestations. Il indique ailleurs que la vie psychique est première, ontologiquement, mais que « la forme fondamentale de [l’] ensemble psychique est déterminée par le fait que toute vie mentale dépend de son milieu et réagit sur lui conformément à ses propres fins »39. Nous modifions la configuration de notre milieu, suivant les fins « surdéterminées » de notre structure psychique, pourrait-on dire. Chez Lévi-Strauss , la structure inconsciente de l’esprit dicte une intégration synchronique du « milieu» culturel, le chargeant ainsi de significations. Alors que Dilthey défend l’idée d’une téléologie de la volonté individuelle, et sociale par continuité40, qui expliquerait l ‘histoire, Lévi-Strauss situe la possibilité de rendre compte de l’évolution circonscrite d’une société par une logique du langage, des opérateurs et des signes, qui serait le reflet de la structure psychique de base. Pour ce dernier, l’idée d’une loi universelle du développement des sociétés humaines demeure un idéal qui règle la quête scientifique moderne, l’ethnologie comprise, mais « tout ce que l’historien et l’ethnographe réussissent à faire, et tout ce qu’on peut leur demander de faire, c’est d’élargir une expérience particulière aux dimensions d’une expérience générale , et qui devienne, par cela même , accessible comme expérience à des hommes d’un autre pays ou d’un autre temps [… ] » 41. Pour Lévi-Strauss, il est impossible de porter un jugement définitif qui puisse s’abstraire et surmonter une certaine clôture des systèmes culturels et des structures linguistiques. C’est là un élément majeur de dissension entre lui et Ricœur, qui, dépassant Dilthey, considère d’une part que « [… ] l’explication doit recouvrir la compréhension [. .. ] » 42, et d’autre part que l’expérience a un sens seulement si elle est assimilée subjectivement, proprement corn-prise, malgré la difficulté d’atteindre une pure compréhension. C’est le cœur de sa critique de La pensée sauvage, notamment quand il déclare que « si le sens n’est pas un segment de la compréhension de soi, je ne sais pas ce que c’est »43. Ce sens qui est partagé et compris, dans le domaine de la culture et des sociétés humaines, trouve sa condition de possibilité dans l’intention historiale, pour Ricœur. Ainsi s’ interroge-t-il dans son entretien avec Lévi-Strauss sur ce que l’ on doit entendre « […] par les mots mêmes de sens et de non-sens, sinon des épisodes d’une conscience de l’histoire, qui ne soit pas simplement la subjectivité d’une culture regardant une autre culture, mais véritablement une étape de la réflexion qui essaie de comprendre toute chose Le reproche qu’il adresse à la fois à Dilthey et Lévi-Strauss concerne la fermeture transcendantale de leurs modèles, qui consacre paradoxalement un subjectivisme qui ne sait pas s’affranchir de la matérialité de la vie psychique.
Pour Lévi-Strauss, les différentes manifestations sociales peuvent être ramenées à des schèmes, inconscients et universels, dont les possibilités sont vastes mais catégoriquement limitées par l’architecture psychique des individus. Pour apprécier cette architecture, il faut remonter à la source du langage et expliquer sa réalité organique.
C’est à ce stade que l’apport des travaux de Ferdinand de Saussure est déterminant.
Selon Lévi-Strauss, la linguistique et plus particulièrement la phonologie présentent un apport fondamental pour la méthode en ethnologie. D’abord, elles permettent d’analyser les manifestations concrètes et conscientes du langage, en les décomposant en termes élémentaires, pour faire ressortir les lois de leur organisation. La linguistique saussurienne stipule que les éléments du langage sont des termes différentiels qui doivent être pensés en relation et que leur assemblage découle d’un système de sens et de signification catégoriquement contenu dans l’infrastructure psychique des individus.
Ce qui guide le travail de Saussure en linguistique, c’est la recherche de lois générales sur le fonctionnement de la structure inconsciente des phénomènes linguistiques et des combinaisons potentielles qui en découlent. C’est cette quête, appliquée aux phénomènes culturels, qui règle également le travail ethnographique de Lévi-Strauss.
Pour ce dernier, toute société, qu’elle soit dite primitive ou moderne, est fondée sur des systèmes de relations, sur les liens familiaux jusqu’aux diverses formes des sociabilités complexes. Les codes et les modalités des relations interindividuelles procèdent de représentations conscientes qui prennent leur source dans les éléments inconscients du langage, la dimension biologique des relations n’ayant que peu d’intérêt.
Ces relations sont donc fondamentalement symboliques et d’ordre culturel.
,Pour Lévi-Strauss, il faut remonter des manifestations culturelles jusqu’aux structures inconscientes de relations dans la psyché. Comme en phonologie, l’analyse devra aboutir aux éléments différentiels du langage qui, par ailleurs, « [ … ] possèdent une existence objective au triple point de vue psychologique, physiologique et même physique [… ] L’ horizon de la méthode structurale est en ce sens la découverte de la structure objective du langage.
Comme l’anthropologie de Lévi-Strauss postule des structures inconscientes et objectives, elle pourrait prétendre éventuellement à des modèles algorithmiques.
L’inventaire des systèmes SOCIaux pourrait mettre à notre disposition un nombre appréciable de données et de séries favorables à l’étude statistique, comme le fait la sédimentation documentée du langage pour les linguistes. C’est pour cette raison que Lévi-Strauss se dit ethnographe d’abord. Il reconnaît d’emblée que l’ordre et la signification des relations dans les différents systèmes sociaux, à travers les combinaisons rendues possibles par leur logique inconsciente, sont en théorie exponentiels. Pour les sociétés , il existe une infinité de relations interindividuelles possibles. Pourtant, indique Lévi-Strauss , seulement certaines sont retenues au fil du développement des groupes humains, et certaines également transcendent les cultures. Pour l’ethnologue, la tâche consiste à trouver les lois de ces rapports réitérés, d’abord sur le plan des corrélations synchroniques, à savoir celles de coexistences en un temps fixe, à partir des couples d’oppositions, par exemple dans les éléments de parenté père-mère-onc1e-neveu, qui forment les structures élémentaires de relations dans tous les groupes sociaux et, à partir de celles-ci, celles qui régissent les structures plus complexes. C’est à ce stade qu’intervient l’analyse diachronique qui vise à expliquer l’évolution des combinaisons, à partir des éléments primaires jusqu’aux systèmes complexes de sociabilité, dans une perspective historique.Un système culturel est synchronique dans la mesure où il manifeste l’inconscient catégoriel par lequel on appréhende toute réalité, et il est diachronique dans sa capacité à opérer un réaménagement des significations à la suite de perturbations liées aux événements extérieurs et au passage du temps. Pour expliquer le moment dynamique du système recoupé par le concept de diachronie, on peut affirmer que la synchronie initiale force l’intégration des événements nouveaux dans l’univers signifiant préalable, moyennant quelques modifications en vue de maintenir sa cohérence. Au sujet de cette intégration, Lévi-Strauss indique dans La pensée sauvage qu’elle se vit sur un plan esthétique, en ce qui concerne les membres du système culturel, comme «effet d’anticipation» des rapprochements et des distinctions à partir des données sensibles.Une fois la perturbation intégrée, les rapprochements et distinctions se trouvent consacrés par la science pour les sociétés dites avancées, par les mythes pour les sociétés dites primitives.
Les mythes organisent le monde sensible et exploitent ses éléments de façon spéculative. Ces éléments, une fois exploités, sont des opérateurs, des signes46. Ils sont à la fois images et concepts, des intermédiaires pour la connaissance. Pour Lévi-Strauss, le problème du mythe est qu’il ne permet rien d’autre qu’un réaménagement de l’ensemble de ses objets. Lorsque l’individu s’interroge à partir de lui, il ne parvient pas à le dépasser, seulement qu’à postuler une nouvelle disposition de l’ensemble. En revanche, les concepts issus de la science se situent dans une sphère abstraite et demeurent problématiques, ce qui permet une plus grande transparence, mais également la possibilité d’un progrès.Ce que permet le concept scientifique, par-delà le réaménagement interne du système, c’est un certain décalage par rapport à l’intuition initiale, une certaine évolution. La science fabrique de nouveaux modèles, par ses hypothèses et théories, qui font apparaître de nouveaux événements qui transcendent le système synchronique de signifiants et de signifiés. Pour Althusser, nous mentionnions que c’est la théorie qui rend possible une compréhension de l’événement. Chez Lévi-Strauss, elle le permet radicalement. Quand la science remplace le mythe, la diachronie prend une dimension éminemment complexe.
Pour Lévi-Strauss, l’ethnologie, comme sCIence moderne, doit recouru à l’histoire, à une histoire détaillée qui permette de remonter le fil des systèmes antérieurs, de parcourir le chemin inverse de la diachronie . En accord avec l’optique scientifique qui s’attache à l’existence objective des éléments structurants, les changements diachroniques doivent être le fruit d’une évolution déterminée , incluse en potentiel dans la structure initiale. Pour l’ethnologue, il faut commencer par identifier des chaînes de faits continues limitées dans le temps et l’espace, ainsi peut-il espérer décrire une évolution nécessaire d’un type primaire vers une forme définie .Selon Lévi-Strauss, il ne faut pas conclure trop rapidement à des lois universelles de développement comme le font les évolutionnistes, vu les moyens de l’ethnographie, mais à l’autre extrême, l’agnosticisme historique n’est pas en mesure d’expliquer que des institutions sociales transcendent les cultures les plus diverses. Il reste que l’espérance d’en venir à la découverte des lois du progrès humain demeure, malgré un pessimisme implicite47 , dans l’horizon épistémologique du célèbre structuraliste.
Ricœur, qm, comme l’indique justement François Dosse, « [ … ] exerce sa vigilance contre toute forme de rabattement des sciences humaines sur une physique sociale mécaniste, vers un scientisme qui prétendrait saturer le sens ou qui prétendrait représenter une mathesis universelle »48, ne peut que désavouer cette espérance qu’entretient Lévi-Strauss. S’il faut prendre le kantisme au sérieux, il lui importe qu’on reconnaisse que la prétention d’un sujet à l’objectivité est a priori une erreur. Le monde n’a pas de priorité ontologique sur le sujet qui a plutôt partie liée à son organisation dans le cadre du rapport mutuel entre anticipation et préfiguration. Autrement dit, ce qui est offert à l’interprétation est toujours déjà interprété, ce qui ne veut pas dire que le sujet interprétant n’est pas momentanément dépossédé de son initiative par l’injonction que lui adresse l’objet interprété. Mais dans le contexte de l’approche structuraliste de Lévi-Strauss, cette dépossession qu’il nomme «perturbation» n’offre pas la possibilité d’atteindre son versant externe.
Pour le structuralisme, l’histoire est une suite d’altérations imposées à un système inconscient de significations et de corrélations: la diachronie Impose des réaménagements synchroniques. Ricœur comprend que la diachronie signifie une nouvelle parole, un nouveau fait de langage que le système tend à récupérer pour maintenir sa cohérence. Pourtant, le structuralisme ne permet pas d’expliquer le changement d’un point de vue génétique , comme la structure concerne un système fini de règles et de forme49. Pour l’anthropologie structurale, la diachronie est donc subordonnée au système et « [ … ] n’est signifiante que par son rapport à la synchronie [… ] »50. C’est la synchronie qui est son véritable objet d’étude, dans la mesure où l’événement perturbateur, par-delà son occurrence, offre peu d’intérêt en lui-même. En même temps, la synchronie ne saurait être un objet statique, puisque «[… ] l’histoire apparaît [ …] comme un principe de désordre »51. C’est l’absence d’une réflexion plus approfondie sur la diachronie qui suscite la perplexité de Ricœur. Il considère que le structuralisme est une réflexion au caractère trop syntaxique, négligeant du coup l’intelligence sémantique des événements . Pour faire ressortir cette négligence, Ricœur prend à revers la réflexion de Lévi-Strauss sur les structures des sociétés mythiques pour démontrer la dimension proprement épiphanique de la révélation dans les traditions spirituelles d’Orient et d’Occident, ce qu’il appelle le kérygme , à savoir la proclamation ou le dévoilement du principe du monde dans le temps. La tradition biblique affirme le primat de l’histoire dans la compréhension du monde. À l’ inverse des mythologies qu’étudie Lévi-Strauss , la Bible place l’événement , non comme un débris récupéré par un réaménagement de la structure, mais comme un symbole qui offre une grande richesse sémantique et qui ouvre sur de multiples interprétations. Comme l’indique Michaël Fœssel, « en articulant fonction symbolique et compréhension sémantique , Ricœur réinvestit [… ] à sa manière le présupposé originaire de toute herméneutique: celui d’ un excès du signifié sur le signifiant » 52, ainsi dans les traditions théologiques judéo-chrétiennes , l’interprétation dégage un surplus par rapport au sens initial, « [.. .] il faut parler [ … ] de régulation
sémantique par le contenu et non pas seulement de régulation structurale [ .. .] » 53. La parole qui apparaît dans l’histoire, celle du Christ par exemple, peut être radicalement nouvelle, radicalement autre, et c’est ce surplus, pour Ricœur, qui ordonne l’histoire54 .
Pour Lévi-Strauss, le langage a une raIson qui échappe à la science à cause d’une trop grande complexité logistique, alors que pour Ricœur, le but n’est pas tant d’acquérir une connaissance suffisante des éléments primaires et de leurs lois de combinaison que de chercher le sens et la signification des paroles. Ce qui intéresse la philosophie, c’est le sens, ce qui se manifeste de l’être dans le discours .
Le structuralisme sacrifierait le contenu sémantique au nom d’une logique élémentaire des signes. Dans le domaine de la linguistique, c’est le même problème qu’identifie Ricœur au sujet des thèses de Saussure, pour qui « le niveau du mot n’est pas seulement le niveau intermédiaire entre celui du phonème et celui du syntagme, il est le niveau charnière »55. Or il n’existe pas, pour Ricœur, une logique univoque du langage qui serait la même des éléments différentiels identifiés par la phonologie jusqu’à leurs combinaisons complexes. Il n’y a pas de continuité parfaite entre le constituant et le constitué. Le passage du signe au discours par la phrase comporte ce que Ricœur considère être des mutations, sortes de propriétés émergentes 56, et seulement dans ce passage est-il possible de rencontrer, par-delà la structure, «le langage comme Cette irréductibilité des différents niveaux du langage est incompatible avec l’idée d’une évolution déterminée à partir des éléments d’une structure psychique initiale et universelle. Dans le cadre de l’anthropologie structurale, comme ces éléments se veulent objectifs, qu’ils ont une existence physique selon Lévi-Strauss, la philosophie implicite de la méthode structurale en ethnologie est non seulement évolutionniste 58 , mais c’est une forme de matérialisme, comme le suppose Ricœur59 . Du reste, Lévi-Strauss ne s’en défend pas60 . L’ontologie que défend Ricœur est d’un autre ordre, elle se situe « [… ] dans la perspective d’une philosophie qui commence par le langage et la réflexion, mais la montre comme étant hors de portée pour le sujet parlant et réfléchissant. L’ontologie est désignée à travers une métaphore, celle de la terre promise» 61. La terre promise est l’absolu qui règle la rencontre entre l’interprète et l’être interprété , ce que Ricœur nomme le cercle herméneutique .
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Table des matières
Introduction
1. Chapitre 1 – Les conceptions objectivistes de l’histoire
1.1 La conception marxiste de l’histoire
1.2 Le modèle structuraliste
1.3 Le modèle néopositiviste
2. Chapitre 2 – Les conceptions subjectivistes de l’histoire
2.1 De la mémoire à l’histoire
2.2 Augustin et Heidegger.
3. Chapitre 3 – La conception de J’histoire de Paul Ricoeur.
3.1 La thèse de Paul Ricoeur
3.2 Faire son histoire
Conclusion
Bibliographie
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