Qu’est-ce qui confère à un message verbal son caractère poétique ? Cette question, qui constitue la problématique générale du travail présenté ici, n’a rien d’inédit : elle a été posée à de multiples reprises par des théoriciens et des poéticiens dont l’intérêt scientifique portait sur la description du discours poétique. Elle a mobilisé différentes disciplines de la recherche universitaire : la critique littéraire pour Richards (1926) ou Culler (1975), la théorie littéraire pour Hamburger (1986) ou Genette (1997 ; 2004 [1979]), et le vaste champ des sciences du langage, avec la linguistique structurale pour Jakobson (1963) et Ruwet (1975 ; 1972), la pragmatique cognitive pour Sperber et Wilson (1989 [1986]) et Pilkington (2000), la linguistique énonciative pour Monte (2002a ; 2003), ou encore la sémantique cognitive pour Dominicy (2011).
Il ressort de ces études que la poésie en vers réguliers constitue l’essentiel du corpus menant à des réflexions théoriques. Si une place est parfois ménagée à la poésie en prose ou en vers libres , elle reste marginale. Ainsi, la poétique d’inspiration jakobsonienne – Jakobson (ibid.), Aroui (1996 ; 2005), Dominicy (ibid.) – accorde une place privilégiée à la forme versifiée régulière.
On peut adopter deux grands types d’approches. La première consiste à s’appuyer sur la dichotomie poésie en vers vs. poésie en prose, en suivant une conception plurielle de la modalité poétique. A partir de là, on peut multiplier les cloisonnements en explorant les différents champs discursifs : poésie élégiaque, épique ou narrative, satirique, etc. Pareille conception de la poésie correspondrait à une lecture générique de la poéticité organisée en sous-genres, dont le détail final serait l’analyse idiosyncrasique d’un auteur particulier. Ces analyses existent bel et bien, et constituent en réalité l’essentiel du discours littéraire historique ou stylistique sur la poésie. Ce premier type d’approche illustrerait la conception défendue autrefois par Todorov, selon lequel « la poésie n’existe pas, mais [qu’]il existe, il existera des conceptions variables de la poésie […] d’un texte à l’autre » (Todorov 1987 : 84). Le problème de ces approches, en dehors du fait qu’elles sont légitimes et nécessaires dans leur champ propre, est qu’elles ne questionnent pas la notion de poéticité, mais ne font que la commenter en la présupposant. Elles fournissent néanmoins une base de données analytique précieuse au poéticien.
En réponse à ce relativisme, on peut adopter une approche unifiante de la poéticité et considérer que poésie en vers et poésie en prose constituent un seul et même objet d’étude, qu’il convient de décrire. Une première façon d’aborder le problème consiste à se demander ce qui différencie la poésie des autres textes littéraires. C’est l’approche adoptée par Genette dans Fiction et diction (2004 [1979] : 91-118). Sa réflexion aboutit à la distinction entre le discours poétique, axé sur la « diction », et les discours narratifs et dramatiques, qui reposeraient quant à eux sur la « fiction», reformulation contemporaine de la notion de « mimesis » aristotélicienne (Aristote 1980 : 65-67 ). Cette approche, qui consiste en réalité à aborder le problème par la question des classes de discours – poétique, narratif, dramatique – relève en grande partie de la théorie des (archi)genres. Elle pose cependant certaines difficultés. On le sait, le genre qualifié aujourd’hui de poésie lyrique était vraisemblablement exclu du champ des œuvres d’art chez Aristote (Genette 2004 : 17 ; Marchal 2007 : 80-81). Si, afin de réhabiliter la poésie lyrique, on introduit, comme le fait Genette, le critère de diction dans le domaine de l’art, on se retrouve devant la difficulté posée par la poésie didactique. Alors qu’elle est considérée par Aristote comme non poétique en raison de son caractère non mimétique, doit-on, à l’aune du critère de diction, considérer les textes de Lucrèce ou d’Empédocle rédigés en vers comme des discours de poésie ? Plus près de nous, on pourrait ajouter l’exemple du slogan politique ou du message publicitaire, dont la poétique (post-)jakobsonienne a bien montré les liens avec la modalité poétique (Jakobson 1963 : 219; Dominicy 2011 : 105-106). La difficulté d’avoir à trancher pour décider du statut d’œuvres ou de messages dont l’appartenance à la poésie est discutée, mais répondant au critère de diction, conduit Genette à envisager une poétique qu’il qualifie de « conditionaliste » (2004 : 105), dont le principe serait de s’interroger sur les « conditions », les «circonstances » à travers lesquelles un texte peut, « sans modification interne, devenir une œuvre d’art » (ibid. : 94). Les conditions auxquelles pense Genette ne sont pas en réalité de nature socio-historique, mais phénoménologique. Dans La relation esthétique, Genette prolonge sa réflexion, et précise ses hypothèses, en octroyant un rôle central à la notion d’« attention esthétique » :
(…) ce n’est pas l’objet qui rend la relation esthétique, c’est la relation qui rend l’objet esthétique. L’objet que je considère (ou auquel je pense) présentement d’un point de vue esthétique est présentement et en ce sens un objet esthétique ; en ce sens et en aucun autre (…) (Genette 1997 : 18).
MIEUX CERNER L’EFFET POÉTIQUE
Examen de quelques modèles théoriques
La poétique jakobsonienne et les approches postjakobsoniennes
Pour commencer, nous rappelons les principales caractéristiques de la poétique de Jakobson telles qu’elles sont exposées par son auteur (Jakobson 1963). Dans un second temps, nous détaillons quelques contributions ayant conduit à l’optimisation d’un certain nombre de points de la théorie initiale.
La poétique de Jakobson
Nous présentons ici les principales notions développées par Jakobson, en rappelant brièvement les enjeux théoriques et épistémologiques de son approche.
La poétique s’appuie sur la linguistique comme théorie descriptive
Jakobson commence par asseoir la légitimité de la poétique dans les études littéraires : (…) L’objet de la poétique, c’est, avant tout, de répondre à la question : Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ? Comme cet objet concerne la différence spécifique qui sépare l’art du langage des autres arts et des autres sortes de conduites verbales, la poétique a droit à la première place parmi les études littéraires. (Jakobson 1963 : 210) .
L’étude de la littérarité d’un texte est donc, d’après Jakobson, le projet de recherche fondamental de la poétique . Pour cela, il convient de mobiliser les méthodes descriptives appropriées. Pour Jakobson, ces méthodes sont disponibles au sein de la linguistique :
(…) La poétique a affaire à des problèmes de structure linguistique, exactement comme l’analyse de la peinture s’occupe des structures picturales. Comme la linguistique est la science globale des structures linguistiques, la poétique peut être considérée comme faisant partie intégrante de la linguistique. (Jakobson 1963 : 210).
L’apport qui nous paraît le plus fondamental aujourd’hui est non seulement le statut scientifique octroyé à la poétique, mais surtout l’annexion de la poétique à la linguistique. La poésie est censée se manifester par le biais de phénomènes langagiers, au même titre que les autres phénomènes de la communication verbale. La linguistique est donc – au même titre que d’autres sciences ajoutonsnous – une discipline appropriée pour décrire ces phénomènes. On peut contester aujourd’hui le caractère exclusif octroyé par Jakobson à la linguistique dans le champ de la poétique. Un certain nombre de travaux s’appuyant sur le champ interdisciplinaire des sciences cognitives ont acquis leur pleine légitimité dans l’étude du fonctionnement des phénomènes poétiques (Voir par exemple Tsur 1996 ; Schaeffer 2010 ; Dominicy 2011). La poétique est ainsi vouée à s’approprier les concepts et méthodes de disciplines a priori conçues pour d’autres fins que l’étude des textes poétiques. Cette annexion de la poétique à une ou plusieurs disciplines dont les objets ne sont pas spécifiquement littéraires va donc nécessiter une reconceptualisation partielle de certaines notions du domaine cible ou source, à des fins descriptives. Nous allons voir que c’est précisément la démarche adoptée par Jakobson, avec la notion de fonction poétique.
La fonction poétique de Jakobson
La stratégie adoptée par Jakobson pour fonder sur la linguistique l’étude des phénomènes relevant de la poéticité des textes consiste à sélectionner ces phénomènes au sein d’un modèle fonctionnel de la communication verbale. Ce modèle est bâti sur un inventaire des « facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale (…) » (Jakobson 1963 : 213) :
Selon Jakobson, trois éléments sont indispensables pour que l’émetteur (le destinateur) transmette un message au récepteur (destinataire) : (1) le contexte, qui sert de base à ce dont on parle, (2) le contact, qui est à la fois le canal de communication et son fonctionnement, (3) et enfin le code, constitué d’un système de conventions partagées entre le destinateur et le destinataire. A chacun de ces six facteurs de la communication verbale, Jakobson associe ensuite six fonctions fondamentales. La fonction associée au contexte est appelée référentielle – ou dénotative. Elle est selon Jakobson « la tâche dominante de nombreux messages » (ibid. : 214), et permet d’associer le message linguistique au monde et aux choses. La fonction émotive ou expressive consiste à orienter la communication sur le destinateur du message. La classe des interjections en serait une réalisation exemplaire. La fonction conative est quant à elle orientée vers le destinataire, « et trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif » (ibid. : 216). L’orientation vers le canal et sur sa qualité correspond à la fonction phatique. Elle sert « essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (…), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas (…) » (ibid. : 217). Enfin, lorsque le discours est centré sur le code, il remplit une fonction métalinguistique qui permet notamment aux protagonistes d’un échange de « vérifier s’ils utilisent bien le même code ». Enfin, la dernière visée envisagée par Jakobson, réalisée lorsque « l’accent [est] mis sur le message pour son propre compte » (ibid. : 218) correspond à la fonction poétique.
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Table des matières
Liste des abréviations
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I : MIEUX CERNER L’EFFET POÉTIQUE
Chapitre 1 : Examen de quelques modèles théoriques
Chapitre 2 : Conflits d’incidence et portées indistinctes dans Quelque chose noir,
de Jacques Roubaud
Chapitre 3 : Catégorisation sémantique et effets poétiques
Conclusion de la première partie
PARTIE II : UN MODÈLE POUR L’EFFET POÉTIQUE
Chapitre 4 : Effets poétiques et effets perlocutoires
Chapitre 5 : Anaphores rhétoriques, conflits sémantiques et effets perlocutoires chez Henri Michaux
Chapitre 6 : Polyphonie énonciative et ethos dans « Je voulais détourner son regard à jamais », de Jacques Roubaud
Chapitre 7 : Ambiguïtés aspectuelles du présent de l’indicatif
Chapitre 8 : Allégorie et effets poétiques dans le Portrait des Meidosems, de Henri Michaux
CONCLUSION GÉNÉRALE
Bibliographie
Table des matières
Résumé
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