Les stratégies interactionnelles selon John Gumperz
Il est important, pour notre analyse d’appréhender la façon dont John J. Gumperz aborde la question des stratégies interactionnelles. En fait, il est question, ici, de l’intention communicative. L’intention guide le locuteur dans la formulation des énoncés, dans le choix de ses mots, tels que les termes d’adresse, le choix de modes verbaux, l’intonation, etc. D’ailleurs, il convient aussi de rappeler le rôle de la compétence communicative qui vient compléter la compétence linguistique (Chomsky), dans la mesure où Gumperz ajoute aux règles linguistiques, des règles sociales qui déterminent la façon dont le locuteur interagit. Proche des travaux de John J. Gumperz (1989), Dell Hymes (1984) quant à lui, définit la compétence communicative comme « l’ensemble des aptitudes permettant au sujet parlant de communiquer efficacement dans des situations spécifiques » (1984). Cette théorie est adaptable et modifiable selon le contexte interlocutif. Au cours du déroulement d’une conversation, les interactants construisent au fur et à mesure leur compétence conversationnelle, dans la mesure où les partenaires négocient en permanence leurs conceptions respectives des normes conversationnelles. La compétence communicative inclut par exemple l’ensemble des règles conversationnelles qui régissent l’alternance des tours de parole. Il s’agit des règles ou contraintes rituelles que les interactants sont censés connaitre et respecter et qui viennent s’ajouter aux contraintes linguistiques. Gumperz observe des stratégies identitaires qui reposent d’une certaine manière sur le choix d’une langue, dans une société plurilingue, c’est-à-dire, parler dans une langue (ou une variété d’une langue) signifie la manifestation d’une connivence avec ceux qui la parlent et/ou la comprennent, et une distance avec ceux qui ne la parlent pas ou ne la comprennent pas. En même temps, c’est instaurer un cadre culturel de référence. Celui-ci remarque alors une valeur significative de l’alternance codique. Il nous faut évoquer un autre aspect de la sociolinguistique interactionnelle, c’est ce que Gumperz nomme de routines communicationnelles19. Elles portent sur le fonctionnement des routines d’ouverture et de clôture de la communication et le choix des expressions métaphoriques. Grosso modo, la dimension spatiale et temporelle du cadre contextuel et l’identité des interlocuteurs influent sur le choix des stratégies. Dans le cadre de notre étude, nous déterminerons la construction identitaire que les participants mettent en œuvre dans le cyberespace, à partir des stratégies interactionnelles que nous avons citée ci-dessus. C’est la raison pour laquelle, nous portons beaucoup d’importance au phénomène de l’alternance codique dans l’analyse des données, car elle est la base des études de John J. Gumperz lorsqu’il a étudié le caractère interculturel de la société moderne. En plus de cela, elle semble être un phénomène assez récurrent dans les conversations que nous avons à analyser. Bref, cette approche s’approprie nettement à notre travail de recherche
L’alternance codique, une stratégie conversationnelle
L’alternance codique ou le code switching représente une stratégie communicationnelle que les interlocuteurs mettent en évidence lors du déroulement d’une conversation. De là, ces derniers sont amenés à construire leur compétence conversationnelle, tout en passant par des stratégies identitaires. C’est de cette démarche que nous nous sommes inspirée dans notre approche sociolinguistique interactionnelle de John J. Gumperz (1989), en tant que stratégie, à la fois, interactionnelle et conversationnelle. Nous allons nous approfondir sur le phénomène de l’alternance codique, suivant, toujours la typologie des fonctions conversationnelles de Gumperz. L’alternance codique dans la conversation est l’utilisation d’un mot ou plus appartenant à une langue B à l’intérieur d’une phrase qui appartient à une langue A. Comme l’a souligné John J. Gumperz (1989), le locuteur se sert de l’alternance codique, pour la majorité du temps, pour réitérer son message, répondre à l’affirmation de quelqu’un d’autre, etc. John J. Gumperz distingue l’alternance codique situationnelle20 et l’alternance codique conversationnelle. Etant donné que notre corpus est à la base construit à partir de conversations textuelles, de messagerie instantanée. Dans cette recherche, nous nous sommes focalisée sur un seul type d’alternance codique ; naturellement c’est celui de l’alternance codique conversationnelle. Celle-ci correspond beaucoup plus à l’emploi de deux langues dans la conversation comme stratégie et ressource communicative. L’alternance est moins consciente, automatique et échappe au contrôle du locuteur. Elle s’opère au niveau syntaxique, phonologique et morphologique. A ce propos, John J. Gumperz (1989) dégage six fonctions conversationnelles de l’alternance codiques. Il est le premier à s’intéresser aux raisons qui poussent le sujet parlant à employer l’alternance codique dans une conversation. Ainsi, le choix du passage d’une langue à une autre n’est pas fortuit : « une telle communication a d’importantes fonctions communicatives et comporte des significations qui, à bien des égards, sont semblables à celle des choix stylistiques dans les situations monolingues » (Gumperz 1989 : 111).
La communication médiatisée par ordinateur est-elle vraiment synchrone ?
Contrairement à ce qui a été dit jusqu’à présent, les conversations de la messagerie instantanée ne sont pas réellement synchrones de la même façon que ce que l’on observe à l’oral. Certes, la transmission de l’information, c’est-à-dire, la diffusion du message à partir de l’ordinateur de l’utilisateur jusqu’à son affichage sur l’écran de l’interlocuteur est bien immédiate. De ce fait, il existe bien en ces conversations une synchronie, entre l’envoi du message et son arrivée sur l’ordinateur cible. Cependant, la production d’un message par messagerie instantanée ne se passe pas du tout en direct : il arrive fréquemment qu’un message arrive pendant que son interlocuteur est lui-même en train de rédiger un autre message. Tant qu’il ne l’aura pas envoyé, il lui sera donc toujours possible de le modifier pour tenir compte de la nouvelle information qui lui est parvenue. Il s’agit d’échanges en temps réel, que l’on peut qualifier de quasi-synchrones, donc nous sommes en présence de communication quasi-synchrone médiatisée par ordinateur. En ce sens, le SMS est parfaitement synchrone ; quant au courrier électronique, il permet également une diffusion immédiate et peut offrir une synchronie envoi-réception pour peu que le destinataire soit connecté à sa boîte électronique. En déployant la notion d’échange quasi-synchrone, Garcia et Jacobs (1999) ont pu dégager le système organisationnel des conversations écrites, médiatisées par ordinateur. Par ailleurs, placée entre la synchronie et l’asynchronie, cette notion témoigne des contraintes techniques influençant la constitution temporalisée de l’échange par messagerie instantanée. En fait, la quasi-synchronie provient de la dissociation entre le moment de production d’un tour et celui de sa publication. Elle est tout aussi variable, cela veut dire qu’elle dépend du réseau de communication utilisé, des fonctionnalités offertes par le réseau même, donc elle permettra ou non, de voir lorsqu’un participant est en train d’écrire son message et enfin dudébit de connexion internet dont dispose les participants. Ces limites techniques ont parfois accentué les difficultés d’échanger par la messagerie instantanée, elles représentent également une des dimensions à prendre en compte dans un tel cadre contextuel
Les interactions entre des interlocuteurs immigrés/non-immigrés offrent t-elles des possibilités d’appropriation de la langue de l’autre ?
S’agissant, ici, de l’analyse de situations de communications asymétriques, il faut tout d’abord, tenir compte du concept de communication exolingue, puisque nous allons décrire le processus de socialisation langagière entre des participants appartenant à deux catégories distinctes. Nous considérons la communication exolingue comme étant « une situation de communication asymétrique entre des participants ne maîtrisant pas de manière égale la langue qu’ils utilisent pour agir ensemble » (Porquier 1984). Cela dit, les participants immigrés et non-immigrés mobilisent des asymétries par rapport aux compétences qu’ils possèdent en langue française et en langue arabe dialectal. Par conséquent, ils se montrent forts dans une langue et faible dans l’autre. Cela dépend de leur milieu social et familial favorisant ou non l’emploi de tel ou tel langue. Cette situation se rapporte, dans le cas de cette étude, à la détermination de locuteur/participant natif et de locuteur/participant alloglotte. C’est ainsi que le participant natif (immigré et/ou non-immigré) joue un rôle régulateur en aidant le participant alloglotte dans ses interventions par des corrections ou des traductions-reformulations qui se manifestent de façon explicite dans leurs conversations. Cela signifie que ces derniers en parlent dans leur communication même, et que l’asymétrie est thématisée par les interlocuteurs en fonction de leurs besoins et du manque de connaissance en matière de langage ; bien que la communication exolingue en ligne se présente généralement de façon implicite. D’autant plus, la conscience linguistique des interlocuteurs immigrés et non-immigrés, dans l’acquisition de la deuxième langue (soit la langue d’origine pour les locuteurs immigrés), rend compte de leur rôle et de leur place dans le processus de l’appropriation (Ali-Bencherif 2009). Cette situation même, où les participants n’ont pas une maîtrise égale d’une langue donnée (le français ou l’arabe dialectal) devient alors une relation de sollicitation d’aide, voire d’enseignement. Ainsi, cette phase de développement linguistique est ce que Bernard Py (1990) nomme d’« interlangue ».De là, nous avons été amenée à déduire deux stratégies, l’une chez l’alloglotte et l’autre chez le natif. Pour le premier, il s’agit de la stratégie de compensation. Cette stratégie s’appuie sur le passage d’une langue à l’autre, à travers laquelle le participant recourt à l’alternance codique, lui servant de tentative de réparation. Outre, chez le locuteur natif la mise en place de cette stratégie a pour but de faciliter la compréhension. Quant au second, il est question de stratégie de reformulation. Celle-ci résulte d’une volonté de simplification en substituant des éléments d’un énoncé, comme plus accessible à l’alloglotte. La reformulation est considérée comme un procédé de clarification dans lequel un énoncé ou un mot peuvent être traduit dans une langue
Le rôle du pseudonyme dans la construction de la cyberidentité
La question de l’identité dans la communication médiatisée par ordinateur constitue une question fondamentale et forme l’objet de la présente étude. Au demeurant, la question identitaire dans un dispositif de communication numérique est souvent liée à l’autoidentification de soi, c’est ce que l’on dénomme de pseudonyme. Véritablement, le pseudonyme est un « catalyseur » (Anis 2001 : 28) de la construction de l’identité sur les réseaux sociaux numériques et est considéré comme un « lieu identitaire privilégié » (Pierozak 2003 : 708). A partir du moment où un utilisateur fait son inscription sur un réseau social quelconque (dans le cas de notre étude, il s’agît du réseau Facebook), ce dernier devra donc, choisir un pseudonyme qui le désignera et l’identifiera auprès des autres connectés. Ceci dit, le pseudonyme correspond à « une identité choisie et situationnelle, qui du même coup, représente plus d’enjeux sur l’internet que son identité civile » (Marcoccia 2010 : 67), il représente d’autant plus un élément extralinguistique permettant d’ôter l’anonymat (Shawli 2009 : 224). C’est dans cette perspective que l’on souhaite proposer une typologie des pseudonymes en fonction de nos données du corpus. Pour cela, nous tenterons d’entrevoir la manière dont ils ont été construits, d’une part ; d’autre part, de faire le lien avec les patronymes des participants qui sont divulgués pour certaines paires, dans leurs messages même.Avant de passer à cette typologie, il est primordial de signaler que l’utilisation des pseudonymes sur Facebook n’est pas admise et contraint ses usagers à se présenter sous leur identité réelle. De la même manière, on peut observer sur Facebook que l’utilisation des patronymes est autorisée, contrairement aux autres supports de communication numérique comme les forums de discussion ou les chats.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : Cadrage général de l’étude
CHAPITRE 1: DELIMITATION DU SUJET ET CADRE METHODOLOGIQUE
1. Délimitation du sujet et réflexions préliminaires
1.1. Choix et motivations du terrain de recherche
1.3. La formulation de quelques pistes de recherches : la problématique
1.4. Les hypothèses
2. Cadrage méthodologique : les outils d’analyse et la description des données collectées
2.1. Quelle méthodologie pour les conversations de messagerie instantanée ?
2.1.1. La méthode de l’analyse conversationnelle dans la composition du corpus : le système des tours du fait de la conversation écrite
2.1.2. La méthode quantitative, un outil d’analyse pour la communication écrite médiatisée par ordinateur
2.2. Facebook, un « nouveau terrain de recherche »
2.2.1. L’interface de la messagerie instantanée de Facebook
2.3. La collecte du corpus
2.4. La description du corpus
2.5. La description des participants
2.5.1. La présentation des réseauteurs à travers leurs pseudonymes
2.5.2. La description des participants selon les variables sociales
2.6. Récapitulatif du cadre contextuel : le modèle SPEAKING de Dell HYMES
2.7. Les contraintes méthodologiques
CHAPITRE 2 : CADRAGE THEORIQUE
1. Une brève conception de la communication médiatisée par ordinateur
2. L’interactivité dans la communication médiatisée par ordinateur : pour une approche sociolinguistique interactionnelle
3. Les stratégies interactionnelles selon John Gumperz
4. L’alternance codique, une stratégie conversationnelle
a- La fonction de citation
b- La fonction de désignation d’un interlocuteur
c- La fonction d’interjection
d- La fonction de réitération
e- La fonction de modalisation d’un message
f- La fonction de personnalisation versus objectivation
5. La communication médiatisée par ordinateur est-elle vraiment synchrone ?
6. La présentation du cyberespace
7. La cyberlangue en tant que stratégie conversationnelle
8. Le processus de la construction identitaire : la cyberidentité
DEUXIEME PARTIE Analyse des usages cyberlangagiers et de la construction cyberidentitaire dans la communication médiatisée par ordinateur
CHAPITRE 1 : ANALYSE DES USAGES SOCIO-LANGAGIERS DANS LA COMMUNICATION MEDIATISEE PAR ORDINATEUR
1. Aperçu de la répartition des langues et de l’alternance codique dans le cyberespace : analyse quantitative
1.1. La négociation du choix des langues utilisées dans le cyberespace
1.1.1. L’emploi courant de l’alternance codique du fait d’une maîtrise des deux langues (le français et l’arabe dialectal)
1.1.2. L’usage dominant du français du fait de la non-maîtrise de l’arabe dialectal
1.1.3. L’emploi fréquent d’une langue du fait de la non-maîtrise de l’autre par l’un des participants
1.1.4. L’usage continuel du français par les deux catégories des participants
1.1.5. L’instauration d’une distance de la part des participants immigrés en usant que du français
1.2. Résultats de la répartition des langues et du procédé de l’alternance codique par les deux catégories des participants
2. L’usage de l’alternance codique, une caractéristique de la communication médiatisée par ordinateur
2.1. Les fonctions de l’alternance codique conversationnelle selon la typologie de John J. Gumperz
a. La citation
b. L’interjection
c. La réitération
d. La modalisation d’un message
e. La personnalisation versus l’objectivation
3. La communication médiatisée par ordinateur, un espace de socialisation langagière
3.1. Les interactions entre des interlocuteurs immigrés/non-immigrés offrent-telles des possibilités d’appropriation de la langue de l’autre ?
3.1.1. La traduction-reformulation
3.1.2. La correction-reformulation
CHAPITRE 2 : ANALYSE DE LA CONSTRUCTION CYBERIDENTITAIRE DANS LA COMMUNICATION MEDIATISEE PAR ORDINATEUR
1. Le rôle du pseudonyme dans la construction de la cyberidentité
1.1. Le nom patronymique, pseudonyme de la cyberidentité
1.2. La typologie des pseudonymes sur Facebook
1.2.1. Les pseudonymes en lien avec la dénomination hors-ligne
a. Les pseudonymes conservant partiellement les patronymes
b. Les pseudonymes construits par la segmentation du prénom
c. Les pseudonymes reprenant un deuxième prénom
d. Les pseudonymes conservant le surnom avec des indices régionaux
1.2.2. Les pseudonymes à construction complexe
a. Les pseudonymes comprenant une locution entière
b. Les pseudonymes comprenant des jeux de mots
c. Les pseudonymes reprenant des modèles musicaux
2. Les différents marqueurs de la cyberlangue
2.1. Les néographies
A. Les graphies phonétisantes
B. Squelettes consonantiques
C. Syllabogrammes et rébus à transfert
D. Logogrammes et paralogogrammes
E. Etirements graphiques
2.2. Les particularités morpho-lexicales
A. La troncation
B. Les anglicismes
C. Onomatopées
D. La ponctuation
2.3. Les fréquences des différents marqueurs de la cyberlangue
3. La variation scripto-orale (dialectale)
4. D’autres révélateurs de la cyberidentité
4.1. La conscience d’un sentiment d’appartenance à un espace socioculturel précis
A. Les marques discursives
B. Les déictiques
4.2. Les traces culturelles « navigationnelles »
Bilan de l’analyse du processus de construction identitaire
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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