La communication à l’heure de l’économie de l’attention

Le développement de la Technique et celui des sociétés occidentales modernes sont fondamentalement liés, s’étant conjointement développés, à la fois cause et conséquence mutuelles de l’un et de l’autre. A un tel point que dans son oeuvre Le Bluff Technologique (1988), le penseur de la technique Jacques Ellul caractérise les sociétés occidentales de sociétés techniciennes et technicisées, du fait que désormais « la technique est nichée partout, elle est comme une clef, comme une substance en même temps, elle sous-tend les problèmes, les situations. Elle reste le facteur décisif en dernière instance » . Un phénomène amplifié par les technologies informatiques qui « renforcent l’impact, le pouvoir, la domination de la technique sur tout le reste » . Et de fait, ces technologies ont instauré un nouveau paradigme sociétal, que l’économiste Jeremy Rifkin qualifie de Troisième Révolution Industrielle, ayant profondément pénétré la totalité des secteurs économiques, mais également nos vies quotidiennes, modifiant ainsi considérablement l’ensemble de la société, du point de vue de nos comportements, de nos pratiques et de nos usages. Ou comme l’exprime l’écrivain Abdoulaye Diallo : « le monde n’est pas seulement en train de changer à toute vitesse, il se reconfigure en profondeur et se met à fonctionner différemment dans plusieurs domaines à la fois. Et cette reconfiguration arrive plus vite que nous n’avons la capacité à nous reconfigurer nous-mêmes, nos gouvernements, nos institutions et nos sociétés » . Au niveau individuel, nous ne pouvons effectivement guère influer sur le rythme de développement de la Technique, seulement composer avec et nous adapter, d’autant que ces dernières décennies, les innovations technologiques ont connu une croissance exponentielle. Cette croissance a alors entraîné une accélération du taux d’adoption de la technologie, que ce soit dans les foyers ou dans le domaine professionnel : « pour atteindre 50 millions d’utilisateurs, il a fallu 75 ans pour le téléphone, 38 ans pour la radio, 13 ans pour la télévision, 4 ans pour internet, 3 ans et demi pour Facebook, 6 mois pour Instagram et seulement 19 jours pour l’application Pokemon Go » .

Ainsi, depuis une vingtaine d’années, les transformations induites par les technologies informatiques ont largement transformé les modèles économiques établis et les stratégies des entreprises. Renforçant l’impératif de maîtriser ces nouvelles technologies, comme le souligne Sébastien Ropartz, associé en charge de Deloitte Digital : « Les technologies émergentes sont devenues une priorité stratégique qu’il faut savoir mettre en perspective dans un monde en forte mutation. Nous sommes les témoins quotidiens de ce basculement à travers les nouvelles méthodes de conception de produits, la refonte de business models et la redistribution des cartes dans un environnement hyper concurrentiel porté par les enjeux de rapidité de l’innovation. L’arrivée de nouveaux entrants, les évolutions en termes d’expérience client ont des impacts considérables sur les organisations » . Des mutations et des nouveaux impératifs qui ont donc radicalement changé les pratiques du secteur du marketing et de la communication, ce secteur étant particulièrement soumis à la nécessité de s’adapter aux pratiques des consommateurs. D’autant que les nouvelles technologies représentent autant de nouveaux moyens de communication, permettant de nouveaux usages et offrant par conséquent de nouveaux outils pour atteindre les consommateurs. Cependant, ces nouvelles technologies, en fournissant la possibilité de communiquer à n’importe quel moment, dans n’importe lieu et sans interruption, ont largement participé à créer ce qui a été appelé « la crise de l’attention » par de nombreux chercheurs en sciences humaines, résultant du modèle capitaliste dans sa globalité. Cette expression désigne le fait que face à une profusion d’informations, l’attention des individus se retrouve sur-sollicitée et fragmentée ; il est donc devenu plus difficile pour les professionnels du marketing et de la communication d’attirer l’attention des consommateurs et d’éveiller leur intérêt. Ainsi, dans un marché extrêmement concurrentiel où l’ensemble des acteurs économiques nourrissent le même objectif de captation de l’attention des consommateurs, une des solutions pressenties par les professionnels a alors été de se tourner vers une approche expérientielle de la consommation et de la communication. En s’appuyant sur les postulats de la Théorie de la Culture du Consommateur et de l’économie de l’expérience, le marketing expérientiel « tend à proposer aux consommateurs des immersions dans des expériences extraordinaires plutôt que des achats de simples produits ou services » ; les expériences étant perçues comme un moyen de stimuler les sens des consommateurs et créer une proximité émotionnelle. Bien que cette approche ne soit pas nouvelle, elle a ainsi connu un regain d’intérêt face aux enjeux communicationnels provoqués par cette crise de l’attention : en 2017 par exemple, le Club des directeurs Marketing et Communication identifiait rétrospectivement l’expérience client comme ayant été l’une des grandes tendances marketing de l’année 2016 .

COMMUNICATION, EXPÉRIENCE ET RÉALITÉ VIRTUELLE 

A l’aube des années 2000 s’est développée, sous l’effet de diverses causes, une économie dite « de l’attention », faisant de l’attention des consommateurs la première des ressources. Depuis quelques années, les communicants se sont alors retrouvés face à ce qui a été appelé « une crise de l’attention » et à de nouveaux enjeux communicationnels. Ce qui a poussé les professionnels à faire de plus en plus appel à une approche expérientielle du marketing et de la communication : à travers un rapide retour historique et théorique sur la notion d’expérience dans le marketing, nous verrons comment cette dernière a été mise en pratique et a entraîné un nouvel idéal de communication sensorielle et émotionnelle, bien que sa récupération soit ambiguë. Pour tendre vers cet idéal, les communicants ont largement recours aux nouvelles technologies, alors même que celles-ci ont considérablement favorisé la saturation de l’attention des consommateurs. C’est dans ce contexte qu’est survenue la réalité virtuelle, nouvelle innovation technologique largement plébiscitée par les professionnels et la presse spécialisée. Ainsi, afin d’appréhender les enjeux liés à l’utilisation de la réalité virtuelle en tant qu’outil de communication, nous avons choisi d’analyser les discours professionnels portant à la fois sur l’utilisation en général de la réalité virtuelle dans le secteur de la communication et à la fois sur l’exemple précis de l’expérience The Edge de Diesel, ces discours présentant la réalité virtuelle comme une réelle opportunité pour la communication des marques.

LA COMMUNICATION A L’HEURE DE L’ÉCONOMIE DE L’ATTENTION

L’économie de l’attention comme caractéristique de la modernité occidentale

Alors qu’il était Président-Directeur Général du groupe TF1 en 2004, Patrick Le Lay a défini le modèle économique de la chaîne éponyme dans ces termes : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Sans rentrer dans les considérations éthiques que les propos de M. Le Lay soulèvent, cette affirmation illustre toutefois le fait qu’il ne suffit pas pour une marque de communiquer : encore faut-il être vu et/ou entendu, et idéalement que le message que la marque souhaite faire passer soit compris. Ce qui suppose donc que l’individu soit attentif au moment où il est exposé au message, faisant de cette attention une ressource que les annonceurs cherchent à acquérir. Or, le terme attention se définit comme une « tension de l’esprit vers un objet à l’exclusion de tout autre » : accorder son attention à quelque chose relève donc d’un processus mental qui exige  de la concentration, ou a minima un certain intérêt. Ce qui implique que pour être attentif, un individu doit réussir à exclure une partie de son environnement immédiat afin de se concentrer sur un nombre plus réduit de stimuli. Une disposition intellectuelle difficile à atteindre, et surtout à soutenir, dans un environnement moderne où l’individu est sans cesse soumis à de nombreux stimuli sensoriels : la locution prêter attention illustre parfaitement le fait qu’être attentif représente généralement une action plutôt ponctuelle, et exercée le plus souvent dans un laps de temps limité, voire très court.

Dans l’ouvrage L’économie de l’attention: Nouvel horizon du capitalisme ? (2014), le théoricien Yves Citton soutient que cette question de l’attention est justement une des caractéristiques de la modernité occidentale : « c’est à la fin du XIXe siècle, dans les sciences humaines et plus particulièrement dans le domaine naissant de la psychologie scientifique, que le problème de l’attention est devenu une question fondamentale […]. Son importance a été directement liée à l’émergence d’un espace social, urbain, psychique et industriel de plus en plus saturé de stimuli sensoriels. ». En effet, car bien qu’attirer l’attention du chaland ait toujours été au cœur de l’offre marchande, les dispositifs de production modernisés ont permis de produire plus, plus vite et pour moins cher. Il en a donc résulté une profusion de produits, mais dont la consommation était basée sur une conception principalement utilitariste, c’est-à dire sur la valeur d’usage de ces produits. Cependant, à partir des années 1970, la consommation s’est peu à peu désengagée de cette conception, Jean Baudrillard ayant mis en évidence que la consommation était devenue « une activité de production de significations et un champ d’échanges symboliques ». Les consommateurs ne consommant pas de simple produits mais le sens de ces produits, c’est l’image qui a commencé à faire la différence. A la profusion de l’offre s’est donc ajoutée une profusion de messages et de contenus publicitaires destinée à faire vendre. Capter l’attention de l’individu est alors devenu un enjeu central de l’économie. Un enjeu si important que s’est développé un nouveau genre d’économie appelé « économie de l’attention », selon l’expression introduite par l’auteur Michael Goldhaber en 1997 . Alors que le principe de l’économie capitaliste repose sur l’optimisation des choix au regard de la rareté des marchandises et des services, l’économie de l’attention postule que la ressource rare est désormais l’attention des consommateurs, les biens et les services n’étant plus perçus comme porteurs de valeur car trop nombreux. Mais audelà de l’abondance de l’offre, M. Goldhaber explique que ce sont les accélérations induites par la démocratisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, Internet en tête, qui ont conduit à la rareté hégémonique de l’attention humaine.

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Table des matières

INTRODUCTION
I- COMMUNICATION, EXPERIENCE ET REALITE VIRTUELLE
1- La communication à l’heure de l’économie de l’attention
1.1- L’économie de l’attention comme caractéristique de la modernité occidentale
1.2- Les enjeux communicationnels des marques dans un contexte de « crise de l’attention »
2- Les rapports entre expérience et marketing : l’approche expérientielle
2.1- Retour historique sur la notion d’expérience dans le marketing
2.2- Le marketing expérientiel : l’expérience sensorielle et émotionnelle comme nouvel idéal
2.3 – Les nouvelles technologies au service de la communication expérientielle
3- The Edge : un exemple de la VR comme outil de communication expérientielle
3.1- Définition, caractéristiques et usages de la réalité virtuelle
3.2- Présentation et contextualisation de l’expérience The Edge
II- LA REALITE VIRTUELLE, ENTRE OPPORTUNITE ET TECHNO-DISCOURS
1- The Edge : la réalité virtuelle en tant qu’opportunité pour la communication des marques
1.1- Immersion et théâtralisation de l’expérience
1.2- L’interactivité : quand le consommateur devient acteur
1.3- Une technologie jugée « émotionnelle »
2- Des techno-discours au service de la légitimation de l’innovation technologique
2.1- La nouveauté et l’innovation technologique comme réponses aux problèmes du marketing et de la communication
2.2- Le décalage entre les discours de l’innovation et la réalité du marché
2.3- Les techno-discours comme mise en scène valorisante de l’innovation technologique
III- REALITE VIRTUELLE ET METAPHYSIQUE PROGRESSISTE, LA DIFFUSION DE NOUVEAUX MTYHES
1- Des techno-discours s’inscrivant dans une certaine idéologie du progrès
1.1- Retour historique et caractéristiques de l’idéologie du progrès
1.2- La métaphysique progressiste moderne
1.3- L’impératif de l’innovation appliqué aux entreprises
2- Les techno-discours, vecteurs de la médiatisation de mythes
2.1- La réalité virtuelle ou l’imaginaire de l’illimitation
2.2- La réalité virtuelle ou l’imaginaire de la manipulation
A) Une conception problématique des émotions
B) Une représentation problématique du corps
3- Recommandations
CONCLUSION

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