Pour introduire ce mémoire sur ce qui apparaît au fil des réflexions comme une étude de la réception d’un courant de pensée qui des années 1970 aux années 2010 s’est peu à peu affirmé comme un modèle prédictif parmi d’autres, je vais commencer par ce qui me semble nécessaire : recontextualiser la situation actuelle d’un point de vue environnemental pour faire apparaître que « quelque chose aurait eu lieu qui ne se situe pas devant nous comme une menace à venir, mais qui se retrouverait derrière ceux qui sont déjà nés » . Avec l’héritage de structures institutionnelles et économiques qui se sont construites sur la croissance et qui in finenécessitent une augmentation constante de la production énergétique dans le cadre d’un modèle d’extraction de ressources épuisables et polluantes, ce sont autant de barrières qui sont dressées sur la route qui mène vers ce qu’il faudrait réussir à inventer comme habitat. La pensée qui s’appuie sur des travaux en provenance de la science dite exacte, et qui, par un travail de médiation, traduit en signes et en mots les conséquences d’actions sur lesquelles toute la modernité s’est érigée apporte des inventions qu’il m’a semblé important de prendre en considération. L’impression que ce vers quoi il faut se tourner se situe là où l’attention est portée aux modes de vie dans leur diversité et leur sensibilité ne m’a pas lâché. Je vais donc retracer brièvement dans cette introduction les grandes lignes de l’irruption de ce qu’on appelle anthropocène pour resituer la collapsologie dans sa filiation théorique et le débat scientifique qu’elle a déclenché depuis sa médiatisation croissante. Je présenterai ensuite le terrain sur lequel j’ai été porté à analyser : le lieu où naissent et vivent des agirs situés et concrets de recherche « ordinaire » dans des situations de communication sur le dispositif numérique Twitter.
Brève genèse de la situation environnementale actuelle
Un premier repère significateur peut être la publication par le Courrier de l’Unesco en 1971 de l’appel de Menton (ville dans laquelle se sont réunis les scientifiques) « SOS Environnement : 2200 savants s’adressent aux 3 milliards et demi de terriens » où un groupe de scientifiques alertent sur la situation globale de la planète. Dans la foulée, la conférence de Stockholm de 1972 entraîne la naissance du Programme pour l’environnement (PNUE) qui, par des exercices de prospectives, tente d’intégrer « les problématiques environnementales dans des politiques plus globales » est le début de la prise en compte par des organismes internationaux de la nécessité de préserver des milieux naturels. Durant cette décennie, à la suite de la publication du Rapport Meadows dont il sera beaucoup question dans ce mémoire, le Président de la Commission Européenne du moment, Sicco Mansholt, lance un appel pour une Europe Ecologique, « quitte à stopper dès à présent la croissance de nos sociétés industrielles » . En 1974, René Dumont présente sa candidature à l’élection présidentielle, la première tentative française de conquérir l’Elysée sous l’étiquette écologiste, mais fait la risée de ses principaux opposants politiques. Durant les décennies qui ont suivi, ces problématiques ont été absorbées par les institutions sous le nom de développement durable qui fait aujourd’hui l’objet de vives critiques de la part de ceux qui se réclament de la décroissance. Ce qui s’est ajouté au tournant des années 1990, c’est la question du réchauffement climatique avec l’emblématique trou dans la couche d’ozone et l’accroissement des risques d’extinction des espèces au niveau mondial comme de la diminution drastique des populations animales. Ces nouvelles données sont venues au début des années 2000 apporter au modèle système-Terre l’idée de points de bascule de réchauffement planétaire après lesquels il n’est plus possible de prévoir les boucles de rétroaction. Par ailleurs, la taille des réserves de ressources à extraire s’amenuise et signe la fin de l’extraction facile et peu coûteuse. C’est quelque chose d’important puisque la raréfaction des ressources minières vient apporter la contradiction à l’idée que les énergies renouvelables, très demandeuses en minerais rares et prétendument vertes, pourront venir apporter la solution au réchauffement climatique par une transition des sources énergétiques. Par ailleurs, ce que montrent les études historiques sur la question, c’est qu’une nouvelle source d’énergie ne vient jamais remplacer une énergie ancienne. Il n’y a « jamais eu de transition énergétique » dans l’histoire de l’énergie, mais une addition de celles-ci : le bois ne fut pas substitué par le charbon, mais ce dernier s’ajouta à la consommation de bois, et plus tard le pétrole et le nucléaire firent de même.
Naissance de la « collapsologie »
C’est dans cette très brève histoire du contexte global que sort en 2015, le livre Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Ce livre qui, finalement, est au cœur de ce mémoire, est l’événement fondateur d’une unification d’un ensemble de corpus de connaissances éparses et diverses dans un tout. Sa structure, comparée « aux trames de Kafka » par Chateauraynaud et Debaz (ce qui est pour eux « presque un compliment »), est un « labyrinthe » où il est impossible d’y réchapper : l’approche étant systémique, et le système en question, la Terre, il n’y aurait nulle issue, à moins de ne pas vouloir voir ce qui se passe. Mais avant d’aborder l’aspect problématique, questionnable et questionné de ce livre et de sa thèse principale, voyons d’abord dans quel courant théorique et militant il s’inscrit.
L’institut Momentum, fondé en 2011 entre autre par la journaliste Agnès Sinaï et l’ancien (bref) Ministre de l’Environnement sous le gouvernement Jospin, Yves Cochet, fait office de pionnier dans le courant d’idées de la collapsologie. Il semblerait que ce soit autour d’Yves Cochet (qui a écrit la postface de Comment tout peut s’effondrer) et de l’Institut Momentum que l’addition des travaux de Pablo Servigne se serait constituée en un seul livre. Ce qui est sûr, c’est que Pablo Servigne a été l’auteur d’une étude commandée par Yves Cochet pour le groupe politique au parlement européen les Verts/ALE sur le système alimentaire européen et que Raphaël Stevens en est un membre actif. Du côté des regroupements de citoyens en dehors de toute institution politique, l’association Adrastia – signifiant l’inévitable – fondée en 2014 et présidée par Vincent Mignerot (titulaire d’un diplôme Master en psychologie), est un autre organisme qui lui, propose des traductions concrètes en terme d’action. Les personnes fondatrices de cette association qui sont à l’origine de sa création se seraient rencontrées en ligne sur « la base de leur intérêt commun pour la prospective énergétique et climatique du consultant J.-M. Jancovici». Jancovici, diplômé de l’Institut Polytechnique de Paris, enseignant à Mines Paris Tech , est surtout connu pour ses activités à The Shift Project et Carbone 4, respectivement think tank et cabinet de conseil énergétique. Bien qu’étant éloigné de la sphère de la collapsologie, il est très connu pour son travail de vulgarisation par des vidéos YouTube autour des questions énergétiques. La principale caractéristique de ces acteurs est qu’ils se réclament d’un travail scientifique issu des sciences dites exactes. Dans sa dimension scientifique, la prévision d’un effondrement provient d’un rapport très commenté connu sous le nom du rapport pour le Club de Rome.
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Table des matières
Introduction
1) Brève genèse de la situation environnementale actuelle
2) Naissance de la « collapsologie »
3) La publicisation des théories des effondrements dans l’espace public français
4) Le terrain de recherche et annonce de la problématique
Partie 1 : Se plonger dans le milieu effondriste
1) De la pragmatique des actes de langage aux milieux en interaction
2) Suivre les trajectoires sur le temps long
Partie 2 : Qualifier les pratiques discursives
1) Qualification contextuelle et temporelle du corpus de tweets
2) Faire émerger des questions depuis le corpus de tweets
3) La forme, la valeur et le statut de la référence
Partie 3 : Les chercheurs ordinaires et engagés de la collapsologie
1) Les pratiques d’écriture comme révélateur de « chercheurs ordinaires »
2) Les valeurs partagées des effondristes
3) Conserver la valeur du Mythe comme récit Apocalyptique
Conclusion : Vers un habitat terrestre
Bibliographie
Annexes