La chronique dans l’espace féminin
C’est en 1902 que Yvonne Le Maître, âgée de 26 ans, amorce sa carrière de chroniqueuse, après avoir enseigné trois ans dans des écoles de sa ville d’adoption, Lowe1l2 . Cette municipalité du Massachussetts réunissait plus de 24 000 francophones au tournant du xxe siècle3 et le surnom de « Petit Canada » avait été attribué au quartier francophone de la ville 4 . Le Maître s’initia à la pratique journalistique dans les pages d’un quotidien de langue française de Lowell, L ‘Étoile. Ce journal d’environ huit pages, qui a existé de 1886 à 1957, renfermait une page féminine intitulée « Féminineries » paraissant tous les samedis. C’est dans cette page que Le Maître intervenait ët bien qu’elle n’y ait contribué que peu de temps, entre le 18 janvier 1902 et le 6 mai 19035 , ses chroniques « furent beaucoup remarquées et reproduites par les autres journaux6 », selon Alexandre Bélisle. Ce succès n’a sans doute pas été étranger à son accès rapide à la rédaction de journaux plus importants, comme le Lowell Courier-Citizen.
En effet, les articles de Le Maître dans L’Étoile, écrits par une femme et pour les femmes dans une forme journalistique qui leur était destinée, mettent en oeuvre une rhétorique complexe qui rend leur morale, leur fonction et même leur sens ambigus. Dans une plus large mesure, ce corpus constitue un témoignage essentiel sur la place des femmes dans le milieu journalistique de l’ Amérique francophone du début du xxe siècle. Avant d’ 0 bserver en particulier l’ écriture lemaîtrienne, il nous faut cerner la spécificité et l’ histoire de cette tribune journalistique particulière que l’on nomme la « page féminine », et à laquelle se rattachent les « Féminineries ». Il nous est difficile de connaître le contexte de création des pages féminines et le développement de celles-ci, principalement à cause de la rareté, vorre de l’ inexistence d’ études sur la communauté féminine franco-américaine. Toutefois nous savons qu’au Canada français, la page féminine apparaît dans les grands quotidiens au tournant du xxe siècle pour répondre à une nécessité commerciale, celle d’attirer davantage de lectrices.
Cet espace consacré uniquement aux intérêts féminins a bien rempli ses fonctions dans un premier temps, mais peu à peu, les chroniqueuses canadiennes-françaises ont voulu s’émanciper de ce cadre trop étroit, contraignant et, selon Chantal Savoie, sans possibilité d’ascension hiérarchique (SA, p. 246). Celles qui connurent un grand succès, comme Françoise (pseudonyme de Robertine Barry), fondèrent même, dans leur ambition d’investir davantage l’espace social, leurs propres périodiques. Étant donné que ces périodiques, exclusivement destinés aux femmes, touchaient un public moins large que celui des quotidiens populaires généralistes, on peut supposer que leur équipe était plus petite et qu’ils constituaient donc une tribune où les journalistes n’étaient pas restreintes à occuper des postes inférieurs dans la hiérarchie symbolique et effective du média. Chantal Savoie explique d’ailleurs que la création de la presse féminine canadienne-française n’est pas le seul signe à l’époque d’une émancipation intellectuelle féminine: elle coïncide en effet avec la naissance de plusieurs cercles et associations de femmes, comme le Conseil national des femmes du Canada en 1893, qui « [favorisaient] autant qu'[ils reflétaient] les interactions des femmes de lettres» (SA, p. 245). Ainsi, le Canada français connaît son premier périodique féminin en 1893, Au coin du feu, fondé par Joséphine Marchand-Dandurand (SA, p. 245). Puis apparaissent plusieurs autres périodiques féminins, comme Le Journal de Françoise, créé par Robertine Barry en 1902 (SA, p. 247), La Bonne Parole, fondé en 1913 par Marie Gérin-Lajoie et Caroline Béique (SA, p. 249), ou encore La Revue moderne, créé en 1918 par Madeleine Huguenin8 . Le tournant du siècle a offert à la chroniqueuse canadiennefrançaise la possibilité d’obtenir plus de responsabilités, en agissant notamment comme éducatrice et conseillère, par exemple par ses propositions de lectures, et en faisant de ses articles des lieux de sociabilité féminins, des réseaux d’échanges culturelle .
Un double ethos
Dans les lignes qui suivent, nous emploierons le terme d’ethos, renvoyant à une défmition assez large d’« image de soi », et non de «posture» d’auteur, puisque, comme le fait remarquer Jérôme Meizoz, « l’ethos s’origine sur le versant discursif, alors que la posture naît d’une sociologie des conduites 56 ». Le faible nombre d’informations sur Yvonne Le Maître et sur l’attitude ou l’opinion des agents culturels franco-américains qui étaient susceptibles d’interagir avec elle ne nous permet pas de prendre en considération ce que Le Maître laisse voir d’ellemême, soit son attitude en public, ses agissements lors des entretiens, sa tenue vestimentaire, etc57 . En réalité, la seule trace que nous avons pu recenser de l’image physique et publique d’Yvonne Le Maître se trouve dans un portrait dressé par André Thérive58 , ami proche de Marcel Dugas, lors d’une soirée à la Closerie des Lilas en 1911 : [E]lle est littératrice et met au courant les journaux de Neuf-Yorque et de Boston des faits et gestes de notre bohème. [ … ] À part ça, elle parle comme une comédienne, se repaît de Nietzsche, affiche une gaieté bruyante et scandaleuse, un manque de pudeur verbale absolu. [ … ] Nous autres, je parle des Canadiens vulgaires, nous nous nourrissions avidement de ce spectacle. Le Prince [Paul Fort] est resté un quart d’heure à notre table. Et nous nous pûmes rengorger à notre aise de ce privilège accordé aux grands vassaux59
Cette description de Le Maître, réalisée quelques années après la parution des articles de « Féminineries », est révélatrice de l’extravagance de cette dernière. Peutêtre nous permet-elle d’observer les textes de Le Maître en considérant qu’elle est une femme qui, par sa personnalité, sait se distinguer des autres. Quoi qu’il en soit, cette seule information, aussi intéressante soit-elle, ne peut suffire à nous faire comprendre la posture de Le Maître. Pour les mêmes raisons, étant donné que Meizoz, dans ses ouvrages sur la posture d’auteur, décline plusieurs types d’ethè, il nous sera aussi impossible de traiter de l’image de soi «hétéro-représentée ou construite par d’autres acteurs60 ». Enfm, ce que Ruth Amossy nomme l’ethos « préalable61 », soit ce que le public sait déjà de l’auteur, est, dans le cas étudié, difficile à connaître, puisque les chroniques parues dans L’Étoile de 1902 amorcent la carrière de chroniqueuse d’Yvonne Le Maître. Cependant, la chronique de la page féminine, prescrivant d’emblée un texte subjectif, révèle nécessairement une image de l’auteure des articles, image construite par la chroniqueuse elle-même en fonction de différents objectifs.
L ‘ethos de la modestie féminine De prime abord, Yvonne Le Maître donne à VOIT une Image de SOl qUI permet de croire qu’elle partagea des points communs avec son public. Bien que nous ne sachions pas exactement quel pouvait être le niveau de scolarité du lectorat de « Féminineries », nous supposons que celui-ci est essentiellement constitué de femmes franco-américaines de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie, c’est-à-dire de femmes n’appartenant pas à la très grande élite intellectuelle, mais qui ont tout de même reçu une assez bonne éducation. Dans une forme journalistique qui se veut mondaine, Le Maître se doit d’être la complice des lectrices et d’exprimer la doxa, l’opinion commune, l’idéologie « qui va de soi62 » pour les Canadiennes françaises des États-Unis. Cette caractéristique de l’ethos, qui marque d’ailleurs fortement la chronique de la page féminine, est défmie par Barthes comme le fait de « ne pas choquer, ne pas provoquer, être sympathique et entrer dans une complicité complaisante à l’égard de l’auditoire63 »
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LES CHRONIQUES DE LE MAÎTRE DANS LA PAGE FÉMININE DE L ‘ÉTOILE (1902)
1- La chronique dans l’espace féminin
1.1. La page féminine
1.2. La chronique et la mondanité
2 – Un double-ethos
2.1. L’ ethos de la modestie féminine
2.2. L’ethos d’une femme de lettres singulière
3 – Un projet collectif dans la sphère féminine
CHAPITRE II : LES RUBRIQUES JOURNALISTIQUES DE LE MAÎTRE DANS LE TRAVAILLEUR (1940-1954)
1- Le Travailleur et les articles d ‘Yvonne Le Maître : un aperçu
1.1. Le Travailleur de Worcester (1931-1978)
1.2. Une classification du corpus
2 – Une déconstruction des formes sérieuses
2.1. Le coq-à-l’âne et le multiple
2.2. Le populaire et l’érudit
2.3. Fictionnalité et factualité
CHAPITRE III : LA POÉTIQUE POLYPHONIQUE ET CARNAVALESQUE DE LE MAÎTRE
1 – Le langage polyphonique
1.1. Le langage parlé populaire
1.2. L’influence de deux langues en tension
2 – Le rire : une subversion du sérieux
2.1. Les mécanismes du rire lemaîtrien
2.2. La subversion du sérieux dans le corpus intime
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Corpus primaire
1. L ‘Étoile
2. Lowell Courier-Citizen (hors corpus)
3. Smart Set (hors corpus)
4. New York Times (hors corpus)
5. Le Travailleur
6. Correspondances
Corpus secondaire
1. Hommages, commentaires des pairs et correspondance adressée à Le Maître
2. Études et biographies sur Yvonne le maître
3. Études sur l’histoire et le journalisme franco-américain
4. Autres études
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