Une énigme dans l’espace public
La question des maux du travail est un sujet de débat qui donne souvent à la France figure d’exception. Le pays, très équipé en instituts de recherche et d’expertises chargés d’enquêter et de détecter ces maux, comme l’INRS, l’ANACT ou la DARES, se distingue aussi par le très fort rayonnement qu’a acquis ce problème dans l’espace public. L’existence de la problématique de la « souffrance au travail », qui existe depuis les années 1980, et qui dénonce les implications des organisations du travail sur la santé mentale des travailleurs, n’est sans doute pas étrangère à cette exception. Depuis quelques années, de nouveaux mots comme le « burn out », le « stress au travail » ou encore le « harcèlement moral », se sont ajoutés au lexique de la souffrance, ce qui a pu accentuer la visibilité de ce problème. Une nouvelle catégorie, qui tend à rassembler toutes ces appellations est aussi apparue : les « Risques psychosociaux au travail » . Le développement de ce nouveau « répertoire sémantique », bien qu’il révèle nécessairement une réalité de notre monde contemporain, n’est cependant pas toujours en relation avec la parole des travailleurs. C’est un numéro de la revue de sociologie du travail qui a pointé du doigt ce paradoxe, montrant que le sens que ce nouveau cortège de mots portait, ne reflétait pas toujours les résultats des enquêtes nationales de la DARES . Alors que le sujet de débat sur les maux du travail tendait, depuis les années 2000, à être de plus en plus présent dans l’espace public, les enquêtes de cet institut indiquaient au contraire un « renouveau de la solidarité au travail », « une pause dans le mouvement de rationalisation » ou encore « l’existence de soutiens réels entre pairs » (Lallement, Marry, 2011). Cette énigme, qui a résonné comme une fausse note dans le débat public français, a été à l’origine de notre enquête. Si la vague de suicide au sein de l’entreprise France Telecom en 2007, et sa forte médiatisation, avaient pu avoir un rôle dans ce renouveau d’actualité des maux du travail, elle n’expliquait en aucun cas l’essor de ces nouveaux mots, qui étaient apparus avant cette affaire, et qui semblaient aussi vouloir signifier une évolution contraire et plus négative que ne laissait entendre certaines enquêtes.
Deux remarques peuvent commencer à mettre en perspective les termes de cette énigme. La première est que les maux du travail ne sont pas un problème récent. La place que ce problème occupe dans l’espace public doit être interprétée comme un bon signe de la reconnaissance progressive des relations existantes entre la pathologie et l’organisation du travail dans nos sociétés. La question des maux du travail, malgré son existence transversale à l’histoire du travail, n’a pas toujours été reconnue dans l’espace public, loin de là. Comme toute question de société qui engage une remise en question des structures économiques en place, elle a engendré des luttes sociales, et celles-ci ont généralement été très lentes à se transformer en acquis sociaux. Le retard de la reconnaissance de l’influence de l’amiante, qui mit plus de 80 ans à être reconnue en France, est le plus connu (Devinck, Rosental, Buzzi, 2006). Le problème, plus récent, des « éthers de glycols», ces « toxiques invisibles » qui entraînaient des fausses couches dans les usines de chimie, a également mis plusieurs décennies avant d’être mis en lumière (Jouzel, 2012). La question vaut de même pour les maux dits « psychologiques et sociaux » qui ont toujours eu, depuis que leur existence a été mise en lumière, des difficultés à être rendus visibles et à être inscrit au sein de la société française comme des acquis sociaux. Ainsi en est-il par exemple du « burn out », qui, malgré la réalité de l’épuisement professionnel dans la parole des travailleurs, n’est aujourd’hui toujours pas reconnu juridiquement. Il faut donc se réjouir que la question des « maux du travail » fasse débat en France. Cependant, parler et dénoncer les maux du travail est certes une bonne chose, mais cela est insuffisant si ces débats ne sont pas suivis d’une transformation réelle et objective des conditions sociales du travail et du travailleur. Or c’est peut-être là que le bât blesse, et que la nature du débat contemporain sur les maux du travail a alerté notre attention. Le fait que la visibilité de la question des maux du travail suive un déroulé inverse aux résultats des enquêtes statistiques a été le point de départ de notre recherche. L’augmentation de la récurrence des mots « stress » , la domination de la catégorie de « Risques psycho-sociaux au travail », et les interrogations des spécialistes de la santé au travail sur l’origine et l’histoire de ce répertoire ont été à l’origine de notre réflexion.
La « bipolarisation » des postures
Il est assez frappant de constater que ces deux tendances se retrouvent dans la manière qu’ont les acteurs et experts de la santé au travail d’envisager ce sujet. Comme le signalait ce même numéro de sociologie du travail, le débat construit par les acteurs sociaux de la santé au travail est aujourd’hui traversé par une forme de « bipolarisation » des postures. Les chercheurs spécialistes des questions de santé au travail semblent avoir bien conscience des enjeux et des problèmes, tout en restant (très) divisés sur la manière de les envisager. On peut présenter ici les tendances de la recherche, qui se comprennent en deux courants assez antagonistes.
Le premier rassemble des chercheurs qui développent cette idée de la nécessité de continuer à dénoncer avec vigueur l’influence des organisations du travail sur la santé, et donc de développer un savoir sur l’influence des conditions de travail sur la santé des travailleurs. Cette première face du débat est structurée par des chercheurs qui se sont positionnés et impliqués dans l’espace public en pointant du doigt la dégradation des conditions de travail en France. Ces chercheurs ont le plus souvent été impliqués dans l’institutionnalisation de plusieurs disciplines comme la psychopathologie du travail, la sociologie clinique ou encore la psychodynamique du travail, et leurs représentants ont œuvré, depuis la seconde guerre mondiale, pour la reconnaissance de l’influence des organisations du travail sur la santé des travailleurs. Les acteurs de ce courant expliquent le plus souvent les causes des maux du travail dans la structure des organisations du travail. Ils dénoncent notamment les nouvelles mesures de gestion du travail, l’individualisation des rapports sociaux, l’autonomie sous contraintes ou encore le développement d’organisations du travail centrées sur la performance et le haut rendement. Le répertoire des maux du travail sert alors à refléter et à dénoncer les « mauvaises » conditions de travail en axant le propos sur les causes «psychologiques » et sociales des maux du travail. Le deuxième courant de recherche sur la question des maux du travail est porté par des chercheurs qui développent une grille de lecture dite « constructiviste » du phénomène (Loriol, 2012). Ces auteurs, s’ils ne relativisent pas l’existence des maux du travail, ne se positionnent cependant pas pour les catégoriser, les soigner ou les dénoncer, mais ils tentent d’en discerner les usages. Cette posture épistémologique les a notamment conduits à remettre en question la vision sombre du travail portée par les acteurs du premier courant, afin de s’intéresser davantage à la manière dont les maux du travail sont mis en mots. Les travaux de M. Loriol étudient par exemple les usages sociaux des mots « fatigue » et « stress » dans le travail, et montrent que ceux-ci peuvent faire l’objet d’usages très différenciés selon les situations de travail. Dans cette perspective, le « stress au travail » ne serait par exemple pas toujours « négatif » et pourrait être vécu différemment selon les personnes, les relations sociales, et les situations de travail. Certains représentants de cette posture montrent aussi que le vocabulaire de la souffrance, s’il sert bien à catégoriser les maux du travail des travailleurs, peut aussi servir aux acteurs scientifiques, et notamment aux médecins du travail, à renforcer l’identité de leur profession (Salman, 2008). Malgré les apports de ces deux types de travaux, ceux-ci comportent aussi des limites pour penser le travail contemporain.
Les « limites » du champ de réflexion
Les auteurs de ce même numéro de sociologie du travail ont par exemple montré que la question des maux du travail pouvait être posée par des acteurs de ce champ en négligeant certaines réalités importantes du travail contemporain. Ceux ci pouvaient notamment tendre à focaliser l’attention sur la question «psychologique », et certaines postures pouvaient aussi montrer un manque de distance sur la complexité des relations entre la déclaration des pathologies et les organisations du travail. Sur ce point, les auteurs mettaient en évidence que l’existence d’un lien direct entre procès gestionnaire et pathologie ne pouvait pas être pensée sans mettre aussi en lumière les différentes formes de résistances individuelles et collectives que les travailleurs mettaient en place. Les auteurs insistaient aussi sur une troisième limite, qui a aussi été importante à nos yeux : celle du sens que les acteurs de la santé au travail français donnaient à ces nouveaux mots et maux du travail. Ces mots paraissaient relever, pour reprendre l’expression des auteurs, l’existence d’un « répertoire sémantique encombré », d’autant que leur instabilité sémantique ne semblait pas poser problème aux spécialistes. Malgré l’existence de travaux sur le « stress », certains auteurs montraient par exemple qu’aucune piste d’explication n’était encore donnée pour montrer pourquoi le mot « stress » était aujourd’hui, plutôt qu’un autre, mobilisé comme un des principaux motifs de plaintes des travailleurs (Loriol, dans Lallement, Mary, 2011). Quant au sens de la catégorie de « RPS », il est encore aujourd’hui inconnu, et cela malgré l’actualité du terme. Ce n’est donc pas vraiment que ces mots aient pu faire l’objet d’un usage qui nous a alertés, mais plutôt que les acteurs qui les portent ne connaissent pas les causes historiques et sociales de leur diffusion dans la société. Ces mots paraissaient davantage intéresser les initiés et les « experts » du domaine de la santé au travail que les travailleurs, qui étaient pourtant les premiers concernés par le problème des maux du travail… Les auteurs du numéro montraient d’ailleurs l’importance de faire une étude plus approfondie des usages de ces mots, en particulier pour « mesurer la portée et la temporalité des discours [et] d’évaluer leur traduction en dispositifs politiques » (Ibid., p.7).
|
Table des matières
Introduction
1. PROBLEME DE LA RECHERCHE
1.1) Une énigme dans l’espace public
1.2) La « bipolarisation » des postures
1.3) Les « limites » du champ de réflexion
1.4) Le problème
2. OBJET
2.1) Hypothèse
2.2) Définitions
2.3) Objet
2.4) Littérature
3. THEORIE ET METHODE
3.1) Un cadre théorique adapté à l’objet
3.2) L’adaptation du modèle
3.3) Une méthode de construction de l’objet
3.4) Une analyse des concurrences entre épistémologies
4. THÈSE
4.1) Enoncé de la thèse
4.2) Plan
CHAPITRE 1 : GENEALOGIE
I) LES PREMIERS PRINCIPES DE LA PHYSIOLOGIE
1.1) Pères fondateurs et objet original de la discipline
1.2) L’unité des premiers principes
II) L’INTERPRETATION MORALE DES PRINCIPES
2.1) Une nouvelle conception de la nature et du « Logos »
2.2) Une interprétation chrétienne des principes fondateurs
III) UNE NOUVELLE « EPISTEME » POUR LA PHYSIOLOGIE
3.1) Redécouverte et critique des principes fondateurs
3.2) Un tournant dans l’épistémologie de la discipline
3.3) La domination de l’école « mécaniste »
IV) UNE NOUVELLE IDENTITE EPISTEMOLOGIQUE
4.1) La formation d’une « matrice disciplinaire »
4.2) Présentation du « paradigme moteur » : la physiologie industrielle
CHAPITRE 2 : PREMIERS TRAVAUX, PREMIERS USAGES
I) LES PREMIERS TRAVAUX DE LA PHYSIOLOGIE INDUSTRIELLE
1.1) Les premiers représentants de la physiologie industrielle
1.2) Rencontre et « profession de foi » au mécanisme
II) UNE FONCTION EPISTEMOLOGIQUE POUR LA PHYSIOLOGIE
2.1) Des rôles de promoteurs et d’animateurs de leur discipline
2.2) Une rôle dans le développement des controverses
III) UN PREMIER ROLE SOCIO-ECONOMIQUE POUR LA PHYSIOLOGIE
3.1) Un contexte favorable au développement d’une science industrielle
3.2) Helmholtz et la promotion des nouvelles « lois » de la « fatigue »
3.3) Une première application très controversée
3.4) Des trajectoires au service de la science
IV) LES PREMIERS USAGES SOCIAUX EN SCIENCES SOCIALES (1847-1907)
4.1) F. Engels et K.Marx : des usages à des fins de transformations socio-économiques (1848-1870)
4.2) E. Durkheim et M. Weber : des usages à des fins de réformes socio-économiques (1870-1907)
4.3) Des usages incomplets ?
CHAPITRE 3 : LE DEPLACEMENT AUX ÉTATS-UNIS
I)L’INSTITUTIONNALISATION DE LA PHYSIOLOGIE AMERICAINE
1.1) L’augmentation des flux migratoires entre l’Europe et les États-Unis
1.2) Une formation au sein des laboratoires allemands
1.3) La formation d’un quatrième paradigme
II) LE DEPLACEMENT DE LA PHYSIOLOGIE INDUSTRIELLE
2.1) Une culture religieuse plus ouverte aux questions industrielles
2.2) L’industrie, un moteur de l’unité nationale
2.3) La faiblesse des courants d’opposition
2.4) Des institutions ouvertes à la cause industrielle
III) QUATRE NOUVEAUX FONDATEURS
3.1) Frédéric Schiller Lee : le promoteur (1859-1939)
3.2) Walter Cannon : l’architecte (1871-1945)
3.3) Lawrence Joseph Henderson : l’intermédiaire (1876-1942)
3.4) Hans Selye, le concepteur (1907-1982)
IV) LA NOUVELLE IDENTITE DE LA PHYSIOLOGIE INDUSTRIELLE
4.1) Une formation internationale
4.2) Le choix du bio-mécanisme
4.3) Un thème commun
4.4) Une institutionnalisation rapide
Conclusion