LA BIO-ECOLOGIE DES VECTEURS DU PALUDISME EN AFRIQUE
Les vecteurs du paludisme sont des anophèles appartenant à la sous famille des Anophelinae (Diptera, Culicidae) et tous regroupés dans le genre Anopheles. Ce genre est l’un des plus importants en santé publique et regroupe près de 400 espèces dispersées dans le monde dont 70 sont des vecteurs de maladies humaines tels que le paludisme et les filarioses lymphatiques (Bruce-Chwatt, 1987). Si dans les savanes d’Afrique subsaharienne plusieurs espèces d’anophèles sont recensées, quatre qualifiées de « vecteurs majeurs » sont formellement reconnues comme assurant la quasi-totalité de la transmission du paludisme: An. gambiae Giles, An. arabiensis Patton, An. funestus Giles, An. nili Theobald (Gillies & Coetzee, 1987; Coetzee et al., 2000). A celles-ci s’ajoute An. moucheti dans les zones de forêts d’Afrique Centrale assurant la transmission du paludisme dans les zones de grands cours d’eau (Antonio et al., 2002; [article 1]).
Certains vecteurs dits secondaires assurent localement la transmission du paludisme aux côtés des vecteurs majeurs surtout sur le littoral et le milieu insulaire tels An. melas sur les côtes lagunaires d’Afrique de l’Ouest, An. merus et An. mascarensis à Madagascar (Fontenille & Campbell, 1992; Pock Tsy et al., 2003). Cette diversité en Afrique intertropicale (où la plupart de ces vecteurs vivent en sympatrie) donne lieu à une certaine complexité dans la plupart des faciès de transmission du paludisme tant dans son intensité que dans sa dynamique. Ceci rend ainsi plus spécifique l’approche de la réduction du contact homme-vecteur (Mouchet et al., 1993; Fontenille & Lochouarn, 1999).
Des études menées sur le comportement trophique et de repos dans le complexe An. gambiae ont permis de démanteler ce dernier en 6 (White, 1974) puis plus récemment en 7 espèces jumelles (Hunt et al., 1998). A la lumière des techniques cytogénétiques, isoenzymatiques et moléculaires, de nombreuses études ont permis de réévaluer les entités taxonomiques au sein de ces vecteurs. Elles ont mis en évidence un certain niveau d’hétérogénéité génétique au sein de ces taxons aboutissant par endroits à des phénomènes de spéciation (Bryan et al., 1987; Coluzzi et al., 1985; Costantini et al., 1999; Awono et al., 2004). Ces résultats ont permis de mieux hiérarchiser le rôle vectoriel des nouvelles entités qui en ont résulté. En Afrique tropicale, An. gambiae s.s. et An. arabiensis sont les principaux vecteurs du complexe An. gambiae, An. funestus s.s. du groupe funestus et An. nili du groupe nili ayant également avec les deux précédentes espèces un rôle de vecteur majeur (Gillies & Coetzee, 1987; Harbach et al., 1994; Hunt et al, 1998; Awono et al., 2004; Cohuet et al., 2004).
Le complexe Anopheles gambiae
Jadis considéré comme un seul taxon, l’accumulation d’évidences concernant un certain degré de polymorphismes morphologiques et d’hétérogénéités comportementales en ont fait un complexe de sept espèces jumelles reparties de façon hétérogène à travers toute l’Afrique subsaharienne (Hunt et al., 1998), des savanes aux forêts, des côtes au désert renfermant les meilleurs vecteurs du paludisme au monde. Ce sont:
– Anopheles gambiae s.s. Giles, 1902
– Anopheles arabiensis Patton, 1904
– Anopheles melas Theobald, 1903
– Anopheles merus Doenitz, 1902
– Anopheles bwambae White, 1985
– Anopheles quadriannulatus A Theobald, 1911
– Anopheles quadriannulatus B, Hunt et al., 1998 .
En général, la répartition de ces vecteurs suit certaines caractéristiques éco-climatiques. Ainsi An. gambiae s.s. est plus fréquemment rencontré en zone de forêt et de savane humide (Coluzzi, 1993; Wondji et al., 2002) mais aussi dans les savanes sèches ouest-africaines s’étendant du Sénégal au Burkina Faso (Touré et al., 1998; Dia et al., 2003; Diabaté et al. 2004b; [article 11]). Elle vit en sympatrie dans la presque totalité des savanes afro-tropicales avec An. arabiensis qui se retrouve quasi seul dans les zones sahéliennes et désertiques où il est zoophile et exophile. Leurs gîtes de prédilection sont des collections d’eaux douces stagnantes ensoleillées, peu profondes et faiblement chargées de matières organiques. Mais avec l’anthropisation du milieu à la faveur de l’urbanisme, on assiste à une colonisation de gîtes atypiques pollués (mares temporelles, déchets de civilisation, caves de briques) chargés de matières organiques denses surtout dans les banlieues de quelques agglomérations urbaines (Trape et al., 1987; Vercruysses et al., 1983, Robert et al., 1998). Ces gîtes traversent de façon extraordinaire la longue saison sèche. Une prospection de l’habitat larvaire en avril 2006 dans les banlieues de Ouagadougou a révélé la productivité de la quasitotalité des gîtes remplis de matières organiques polluées.
L’identification spécifique de ces larves a montré qu’elles étaient composées d’An. arabiensis (72%), d’An. gambiae forme M (37%) et d’An. gambiae forme S (3%) [article 2]. Ce cas particulier d’adaptation et la colonisation des grandes villes par les vecteurs du paludisme pose la problématique du paludisme urbain (Robert et al., 2003). An. melas et An. merus, deux espèces «côtières» dont le stade larvaire se déroule en eau saumâtre, occupent respectivement le littoral de l’Afrique de l’Ouest allant du Bénin au Sénégal (Akogbeto et al., 1999a; Diop et al., 2002; [article 10]), et les côtes de l’Afrique de l’Est et Madagascar (Pock Tsy et al., 2003). Dans ces zones, ces deux espèces dites halophiles jouent un rôle de vecteur secondaire du paludisme aux côtés d’An. gambiae s.s. Les deux espèces d’An. quadriannulatus sont rencontrées en Ethiopie et dans la partie orientale de l’Afrique méridionale où les larves vivent en eau douce. Enfin, An. bwambae a une répartition géographique plus circonscrite puisque ses larves se développent dans les sources d’eau minérale de la forêt de Semliki en Ouganda (White, 1985). Les trois dernières espèces à comportement de piqûre zoophile ne sont pas vectrices de paludisme. An. melas, An. merus, An. quadriannulatus A et B et An. bwambae vivent en sympatrie avec An. gambiae s.s. et/ou An. arabiensis mais sont allopatriques entre elles (Bryan et al., 1987). Ces espèces sont isolées entre elles par de robustes mécanismes d’isolement reproductif non encore formellement élucidés mais qui pourraient être basés sur des différences de comportements pré-copulatoires (Coluzzi et al., 1985). De toutes, An. gambiae s.s. est le vecteur le plus important dans la transmission du paludisme (Coetzee et al., 2000). Le taxon An. gambiae s.s., lui-même issu du démantèlement du complexe An. gambiae, a été très tôt soupçonné de présenter certaines hétérogénéités génétiques suggérant un certain niveau d’isolement reproductif. En effet, en Afrique de l’Ouest, des analyses cytogénétiques basées sur les arrangements des inversions chromosomiques en particulier les inversions sur le bras chromosomique 2 (2R) ont montré un grand polymorphisme au sein de cette espèce. Les inversions les plus exprimées sont les 2Rbc, 2Ru, 2Rd qui ont permis de subdiviser ce taxon en 5 formes chromosomiques plus ou moins génétiquement isolées. Ces caryotypes ont été rarement trouvés en équilibre de Hardy-Weinberg avec un déficit systématique d’hybrides (Coluzzi et al., 1985; Petraca et al., 1987; Touré et al., 1994; Coluzzi et al., 2002). Ces formes chromosomiques ou cytotypes que sont «Mopti», «Savane», «Bissau», «Bamako» et «Forêt», considérées déjà comme des espèces « naissantes » ou incipientes (Coluzzi et al., 1985; Touré et al., 1994; 1998), sont réparties en Afrique de l’Ouest suivant les faciès environnementaux. Mais si dans la nature la barrière génétique a été plus évidente, au laboratoire des hybrides viables et fertiles (Di Deco et al., 1980; Persiani et al., 1984) ont été obtenus ce qui suscita des débats sur leur degré de spéciation. Ces arrangements conféreraient une adaptation au milieu plutôt qu’un isolement reproductif entre formes. La forme Mopti avec les inversions 2Rbc aurait l’avantage de survivre en conditions sèches en toutes saisons tandis que la Mopti Rbu s’adapte mieux à la saison pluvieuse où elle entre en compétition avec la forme Savane Rb qui y est inféodée (Robert, 1989; Touré et al., 1998). Cette adaptation à l’environnement aurait favorisé une structuration de ces deux formes chromosomiques en fonction de la variation du milieu qui serait à la base d’un début de spéciation au Mali et au Burkina Faso (Caputo et al., 2007). Les analyses moléculaires ont permis de regrouper ces cinq formes chromosomiques en deux formes moléculaires nommées forme M et S. L’identification moléculaire de ces formes est basée sur un test PCR-RFLP (Restriction Fragment Lenght Polymorphism) à partir de la séquence des nucléotides des espaces intergéniques (IGS) et de l’espace intérieur transcrit (ITS) de l’ADN ribosomal (Favia et al., 1997; 2001). Ces deux formes moléculaires, quoique conduisant à des hybrides M/S au laboratoire, semblent génétiquement plus isolées que les formes chromosomiques. Elles sont ainsi considérées comme deux entités en voie de spéciation (della Torré et al., 2001, 2002). Faisant toujours la relation entre formes chromosomique et moléculaire, aucun chevauchement parfait n’est observé entre elles, à l’exception du Burkina Faso et du Mali. Au Burkina Faso en effet, deux formes chromosomiques «Mopti» et «Savane» sont rencontrées et correspondent respectivement aux formes moléculaires M et S. Elles vivent en sympatrie à des fréquences variables suivant les conditions du milieu (Robert, 1989; Diabaté et al., 2004b; della Torre et al., 2005). La forme M est rencontrée en forte proportion dans les zones sèches du Nord et du Centre mais aussi dans les aménagements hydro-agricoles (illustration 7B) sur toute l’étendue du territoire [articles 9, 11]. La forme S est plutôt fréquemment rencontrée dans toute la partie Ouest et Sud-Ouest du pays dans les savanes humides [article 11 & 12] où elle colonise les gîtes liés à la saison des pluies (illustration 7A). Mais partout ailleurs en Afrique, surtout dans les faciès de forêt, les traits de correspondance entre formes chromosomique et moléculaire n’ont pas souvent été clairement identifiés, des formes chromosomiques «Savane» et «Forêt» pouvant être identifiées comme des formes moléculaires S ou M (della Torré et al., 2001; Wondji et al., 2002).
Le gène kdr conférant la résistance croisée aux pyréthrinoïdes et au DDT à An. gambiae s.l. [nous le présenterons en détail dans le chapitre consacré à la résistance des vecteurs aux insecticides] a été aussi perçu comme un marqueur génétique entre les deux formes chromosomiques/moléculaires M et S (Diabaté et al., 2003b; Awolola et al., 2005). La mutation kdr serait un marqueur de la forme S, son passage dans la forme moléculaire M étant attribuée au phénomène d’introgression de ce gène de la forme S vers la M (Weill et al., 2000). Mais toutes ces différenciations moléculaires seraient peut-être une faiblesse d’un outil expérimental basé sur l’analyse de quelques séquences d’un génome qui est en réalité plus complexe. Le progrès en génomique pourrait, à court terme, permettre de mieux fixer la différenciation génétique entre ces deux formes à partir d’analyses plus détaillées des séquences.
Le cycle de développement des anophèles
Le cycle de développement comprend une phase pré-imaginale aquatique qui débute par la ponte d’oeufs (par centaines) dans une collection d’eau stagnante. De ces œufs sortiront des larves de premier stade qui évolueront en stades L2, L3 et L4 avant de se transformer en nymphes. La durée du développement larvaire est très variable. Pour An. gambiae, elle est de moins de 10 jours dans les collections d’eau stagnante, temporaires, peu profondes, ensoleillées, faiblement chargées en matières organiques et où la température de l’eau dépasse 30°C (Christie, 1959). La phase aérienne débute donc par l’émergence d’un moustique adulte ailé à partir de la nymphe. Cette phase aérienne est orientée avant tout vers la fonction de reproduction. La fécondation a lieu dans les heures ou les premiers jours qui suivent l’émergence. Les mâles forment des essaims dans lesquels les femelles de la même espèce viennent se faire féconder. Les femelles qui ont une durée de vie plus longue pouvant atteindre un mois ne sont en principe fécondées qu’une seule fois dans leur vie. Les femelles fécondées disposent donc à vie d’un stock de spermatozoïdes dans un organe spécialisé, la spermathèque. Les mâles peuvent s’accoupler plusieurs fois (Craig, 1963). Après fécondation, les femelles hématophages, cherchent pendant la nuit à se nourrir sur un hôte vertébré en fonction de leur préférence trophique. Le repas de sang est un facteur essentiel assurant l’apport protéinique permettant la maturation des ovocytes qui se termine par la ponte des œufs. Le cycle gonotrophique désigne l’intervalle de temps entre deux repas sanguins. La durée de ce cycle est de 1 à 5 jours en fonction des espèces et des conditions abiotiques. Pour An. gambiae s.l., ce cycle dure en moyenne de 2 à 3 jours. Les mâles se nourrissent exclusivement de jus sucré pour assurer l’apport glucidique énergétique et ont une longévité plus réduite (de l’ordre de 10 jours à 2 semaines) avec une capacité de dispersion plus limitée.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1: PRESENTATION DU CADRE D’ETUDE- MATERIELS ET METHODES
1.1. Présentation du cadre et des zones d’étude
1.2. Méthodes d’échantillonnage des vecteurs
CHAPITRE 2: LA BIO-ECOLOGIE DES VECTEURS DU PALUDISME EN AFRIQUE
2.1. Le complexe Anopheles gambiae
2.2. Le cycle de développement
2.3. De la barrière génétique entre les formes moléculaires M et S d’An. gambiae s.s.
2.2.1. Hypothèse d’isolement reproductif pré-copulatoire
2.2.2. Hypothèse d’isolement reproductif post-copulatoire
2.4. Le groupe funestus
2.4.1. Distribution des espèces du groupe funestus
2.4.2. Distribution des formes chromosomiques Kiribina et Folonzo dans les savanes humides à l’Ouest du Burkina Faso
2.5. Les autres vecteurs
2.5. La distribution des vecteurs au Burkina Faso
CHAPITRE 3: LA TRANSMISSION DU PALUDISME
3.1. Les Plasmodium
3.2. Les cycles de développement du Plasmodium
3.3. La mesure de la transmission
3.4. La typologie du paludisme
3.4.1. Notion de faciès épidémiologiques primaires
3.4.2. Quelques exemples de transmission
a. faciès équatorial
b. faciès tropical
– transmission dans les savanes à l’Ouest du Burkina Faso
c. faciès sahélien
– transmission dans le sahel Burkinabé: Dori
3.4.3. Faciès épidémiologiques secondaires ou locaux
a. en milieu rizicole
– cas de la plaine rizicole de la Vallée du Kou au Burkina Faso
b. en milieu urbain
– La distribution des vecteurs du paludisme en zone urbaine au Burkina
Faso, cas de la ville de Ouagadougou
Présentation du cadre de l’étude
CHAPITRE 4: LA RESISTANCE DES VECTEURS AUX INSECTICIDESCONSEQUENCES SUR LES STRATEGIES DE LUTTE ANTIVECTORIELLE
4.1. Historique de la lutte contre le paludisme
4.2. La lutte antivectorielle
4.2.1. La lutte anti-larvaire
4.2.2. La lutte contre les stades adultes
4.3. Les Moustiquaires imprégnées d’insecticide (MII)
4.4. Les insecticides utilisés
Les organochlorés
Les organophosphorés
Les carbamates
Les pyréthrinoïdes
Autres insecticides
Les régulateurs de croissance
Les bio-larvicides
Les répulsifs
4.5. Les mécanismes de résistance des vecteurs aux insecticides
4.5.1. La résistance métabolique
4.5.2. La résistance par modification de la cible
L’acétylcholinestérase (AChE)
Le canal sodium dépendant (CNaVdp) et les mutations kdr
4.5.3. Les mécanismes secondaires de la résistance
4.6. La résistance des vecteurs aux pyréthrinoïdes en Afrique
4.6.1. La résistance aux pyréthrinoïdes
En Afrique de l’Ouest
En Afrique Centrale, de l’Est et du Sud
4.6.2. La résistance aux carbamates et aux organophosphorés en Afrique
4.7. La résistance des vecteurs aux insecticides au Burkina Faso
4.8. Quelques perspectives de lutte
4.8.1. Les LLINs et les nouvelles combinaisons d’insecticides
-L’efficacité des LLINs en zone de semi-résistance au Burkina Faso
4.8.2. Les ITPS
4.8.3. La lutte génétique
CONCLUSION