La Belle Rivière dans l’espace atlantique, 1783-1815

16 juillet 2015 : Parti à 14 heures 15 de Minneapolis à destination de Lexington, le Canadair de la Delta Airlines, vol AF 2456, amorce sa descente : il est temps pour nous d’avancer nos montres d’une heure. Il est maintenant 16h 30, et dans précisément trentesept minutes, nous atterrirons à Lexington Bluegrass Airport. Vingt mille pieds plus bas, l’Ohio, la Belle Rivière, déploie l’un de ses nombreux méandres entre Hanover et Madison. Nous quittons l’Indiana, nous voici au Kentucky.

Et les mots du poète Aaron Sherman Watkins empruntent à leur tour les voies sinueuses de la mémoire, « entre le lac et la belle rivière, […] sur colline, plaine et vallon, […] rivière, ruisseau, bayou. » :

OHIO,
Il est un empire qui s’étend sur la grand-route du commerce,
Entre le lac et la belle rivière, […/…]
«Exploitez ses ressources» dit le grand Maître,
Et une armée se mit en marche en bon ordre.
Le souvenir en est inscrit sur colline, plaine et vallon,
Sur lac, rivière, ruisseau, bayou; […] …

La mémoire poursuit son cours, de souvenir en souvenir: celui de ces coureurs des bois qui s’adonnaient au commerce de la pelleterie dans la région des grands lacs ; celui de cette« armée » de migrants (et parmi eux des Français) qui s’établit sur l’Ohio, « la Belle Rivière », pour ouvrir la « grand-route du commerce » jusqu’aux « bayous » de La NouvelleOrléans et jeter les ponts, jusqu’aux Antilles, d’un vaste « empire » commercial.

Un empire ? Un empire colonial, certes, mais aussi, pour reprendre les mots de Cécile Vidal et Gilles Havard, « une unité territoriale et sociale qui s’élaborait tant localement, à travers l’interaction des peuples et des individus, que par l’entremise des directives coloniales venues de Versailles. » Mais l’autorité de Versailles est fortement mise à mal en ces temps troublés. L’année 1789 sonne le glas de l’Ancien Régime et la France, entre 1789 et 1815, connaîtra le chaos politique. Les treize colonies américaines, quant à elles, s’insurgent dès le début des années 1770 contre la tutelle anglaise et, le 4 juillet 1776, Thomas Jefferson rédige la Déclaration d’indépendance :

« Nous, les représentants des États-Unis d’Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement au nom et par l’autorité du bon peuple de ces colonies, que ces colonies unies sont et ont droit d’être des États libres et indépendants ; que tout lien politique entre elles et l’État de la Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous. »

La victoire de Yorktown vient à bout de la flotte britannique et le traité de Paris est signé le 3 septembre 1783. Treize ans avant la Révolution Française, la Révolution Américaine est en marche. L’Ordonnance du Nord-Ouest (1787) ouvre de nouveaux et immenses territoires à la colonisation . En 1789, George Washington est élu Président ; la Constitution entre en vigueur :

« Nous, le Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. […] Tous les pouvoirs législatifs accordés par cette Constitution seront attribués à un Congrès des États-Unis, qui sera composé d’un Sénat et d’une Chambre des représentants. […] Le pouvoir exécutif sera conféré à un président des États-Unis d’Amérique. […].Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera conféré à une Cour suprême et à telles cours inférieures dont le Congrès pourra de temps à autre ordonner l’institution. » .

On ne peut manquer de souligner la convergence d’idées entre la Constitution américaine et son homologue française de 1791. Les idées des philosophes s’étaient propagées en Amérique dès après leur large diffusion en Europe et les constitutions des différents États fédérés d’Amérique du Nord furent très tôt traduites par Pierre Samuel Du Pont de Nemours. Ce simple fait souligne la portée générale d’un phénomène que Godechot et Palmer ont été les premiers à nommer « Révolution atlantique ». En proie aux mêmes difficultés d’ordre démographique, politique et économique, France et États-Unis, influencés de surcroît par la circulation des idées émises par les philosophes des Lumières, ont au même  moment remis en cause un régime monarchique de type féodal, basé sur la rigidité des sociétés d’ordres, « pour hâter la libération de l’homme, pour qu’il pût jouir de plus de bonheur sur terre. » Ainsi serait né cet « Empire de la Liberté » prôné par Thomas Jefferson et récemment remis en cause par Alex Taylor, dans son ouvrage judicieusement intitulé American Revolutions (Révolutions américaines)  . Trop souvent considérée comme un évènement singulier, la Révolution américaine a engendré une série de révolutions politiques, sociales et économiques donnant lieu, entre autres conséquences, au déplacement et au massacre des peuples aborigènes et à l’expansion de l’esclavage.

Le 18 juin 1812, les États-Unis entrent à nouveau en guerre contre leur ancienne métropole. Elle-même en guerre contre la France, l’Angleterre fait fi de la neutralité des ÉtatsUnis et arraisonne régulièrement leurs navires de commerce. Cinq mille volontaires américains remontent jusqu’à Toronto et brûlent le Parlement du Haut-Canada. Piqués au vif, les Anglais s’emparent de Detroit. Plus tard, un détachement anglais marche sur Washington : les soldats investissent la Maison Blanche qu’ils incendient. La paix est finalement signée à Gand, aux Pays-Bas, le 24 décembre 1814. On décide du statu quo ante bellum et la frontière entre les États-Unis et les dernières possessions britanniques en Amérique du Nord est prolongée vers l’ouest, le long du 49e parallèle.

Dès les premières années de l’ère des révolutions atlantiques, les Français sont nombreux à émigrer vers les États-Unis : les vertus de la « République sœur » sont régulièrement encensées dans les récits de voyage ou les lettres de Crèvecoeur. Un Crèvecoeur qui, dans la droite ligne de la « controverse du Nouveau Monde » déclenchée par les écrits de Buffon et à travers le motif de la régénération, loue ainsi les vertus du nouveau monde pour les natifs de la vieille Europe :

« Poussés par une variété de motifs, ils [les habitants de l’Europe] sont venus ici. Tout a contribué à les régénérer. De nouvelles lois, un nouveau mode de vie, un nouveau système social. Ici, ils sont devenus des hommes. En Europe, ils étaient comme autant de plantes inutiles, se contentant d’un terreau végétal et d’arrosages rafraîchissants. Ils flétrissaient, fauchés par la misère, la faim et la guerre ; mais maintenant par la puissance de la transplantation, comme toutes les autres plantes, ils ont pris racine et fleuri ! » .

Tel est cet « empire », ou pour mieux dire, cette « unité territoriale et sociale » où prendront « racine et fleuri [ront] » les lecteurs de Crèvecoeur, soldats célèbres ou anonymes de cette « armée [qui] se m[e]t en marche en bon ordre. » Les flux migratoires explosent bien avant les migrations de masse de la deuxième moitié du siècle, et les colons francophones, missionnaires, spéculateurs, marchands ou diplomates, s’installent tant dans la région des Grands Lacs qu’en Louisiane et le long du Mississippi, dans la zone de confluence entre Mississippi et Ohio qui constitue une région-carrefour et une plateforme commerciale essentielle entre l’intérieur du continent, la côte Est et l’Europe. L’afflux par vagues des réfugiés de Saint-Domingue entre 1793 et 1804 contribue à créer un modèle atlantique nouveau qui met en relation le nord et le sud, par les vallées de l’Ohio et du Mississippi, le long de ce que Jay Gitlin nomme le « corridor créole ». Il existe donc bien, selon l’éclairage apporté par Cécile Vidal, deux Atlantiques : un Atlantique des plantations, hérité de l’époque coloniale, et un nouvel Atlantique euro-américain : celui du marché du travail, un marché héritier de la mouvance et de la fluidité qui le caractérisaient antérieurement et véhicule des balbutiements d’un État-Nation qui fixera peu à peu les frontières . « La grand-route du commerce », quand elle franchit les Appalaches, tire le meilleur parti d’une industrialisation en marche.

Les rives et les eaux de la Belle Rivière seront le réceptacle naturel de ces migrations commerciales francophones transappalachiennes à l’époque des Révolutions atlantiques. Au Nord, Pittsburgh est la tête de pont du commerce avec la côte Est et l’Europe. Louisville et les chutes de l’Ohio constituent la voie d’accès aux Territoires du Nord-Ouest via Saint-Louis ; le Mississippi, le Grand Fleuve, connecte la Louisiane et La Nouvelle-Orléans aux réseaux atlantique et transatlantique. Et si, aux yeux de tous, ses deux rives matérialisent la frontière infranchissable entre les États abolitionnistes au nord et les États esclavagistes au sud, l’Ohio est aussi un lieu de transition, le lieu de tous les passages et de toutes les mobilités. « Comme des grenouilles autour d’une mare », les Français et francophones en investissent les abords. Certains, coureurs des bois ou Français de Louisiane, sont là depuis plus d’un siècle. « Entre lac et bayou », depuis le sud du Canada jusqu’au golfe du Mexique, l’Amérique française investit « le corridor créole. » Les Révolutions atlantiques apportent leur lot à ce substrat francophone. La composition des groupes socio-professionnels est vaste et bigarrée : colons désireux de donner corps à leur idéal religieux ou utopique, exilés fuyant la Terreur, missionnaires catholiques membres du clergé réfractaire ou des congrégations capucine ou sulpicienne, spéculateurs le plus souvent associés aux Américains, diplomates (mais aussi hommes d’affaires et parfois espions) en poste aux États-Unis ou à Paris, marchandsnégociants des ports atlantiques français installés aux États-Unis, réfugiés de Saint-Domingue suite au soulèvement des esclaves à partir de 1791, migrants isolés enfin, le plus souvent pour des raisons économiques. Et parmi eux des francophones, d’origine britannique, suisse, prussienne (ou plutôt alsacienne), ou encore venus des Pays Bas méridionaux, l’actuelle Belgique. Car l’âge des révolutions génère des bouleversements majeurs d’ordre géopolitique, social et sociétal : c’est autant l’âge de la guerre que celui du commerce. Le progrès des modes de transport et l’industrialisation aidant, les commerçants francophones développeront leurs réseaux le long de la Belle Rivière jusqu’au Grand Fleuve, « sur lac, rivière, ruisseau, bayou ».

De la vallée de l’Ohio à l’espace transocéanique

ET AU MILIEU COULE UNE RIVIERE 

Ils laissent derrière eux pays, famille, amis, un coin de terre, un port, une île, un lac. Abandonnent-ils tout, qu’ils n’abandonnent rien. Que perdent-ils alors, ou bien qu’ont-ils à perdre ? Les voilà arrivés aux rives atlantiques. Face à eux l’avenir et son lot incertain, fait d’espoirs entrevus et de craintes enfouies. New York ou Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Philadelphie, Boston, ou encore Providence, les ports ouvrent leurs quais, promettent le négoce. « [C]es Français arrivèrent, découvrirent la Rivière, en demandèrent le nom. […] Peu importe le nom qu’on donne à ce cours d’eau », la rivière est si belle pour les fils de Mercure … Savent-ils où ils vont ? Et si c’était frontière que la Belle Rivière ? Limite infranchissable, barrière perméable ? Ou bien un lieu à part, à part entière, s’entend, qui préserve son âme jusque sur ses deux bords ? Mais encore la rivière doit-elle trouver sa place, entre l’est et l’ouest, le nord et le grand sud. L’ouest est magnétique quand il sert de boussole ! Les voilà arrivés et chacun circonscrit son propre paysage et fait de l’Ohio une place pour l’homme. Riches de leurs projets et forts de ce qu’ils sont, ils savent où ils vont et scrutent l’horizon…

Le pays de derrière

Le traité de Paris signé le 3 septembre 1783 met officiellement fin aux hostilités opposant l’Angleterre et les États-Unis dont la frontière atteint désormais le fleuve Mississippi. L’Ordonnance du Nord-Ouest de 1787 établit les modalités de gestion des nouveaux territoires et celles de leur accession au statut d’État : les colons sont ainsi assurés de conserver tous leurs droits dans un territoire nouvellement établi qui, une fois suffisamment peuplé, pourra rejoindre l’Union. La frontière naturelle que constitue la rivière Ohio devient par le fait frontière culturelle symbolique entre États non esclavagistes (free states) au Nord et États esclavagistes (slave states) au Sud.

Le terme « frontière » fait communément référence à des données géographiques ou topographiques et évoque une idée de limite et de séparation physique nette et stable entre deux États. Il n’en va pas de même pour un Américain qui, dans ce cas, préfère les mots border ou boundary, réservant le terme frontier à une approche plus humaine de la notion : la « Frontière » permet de différencier le monde connu et colonisé de celui qui ne l’est pas ; elle n’est donc ni statique ni fixe, mais mouvante. L’historiographie contemporaine, dont nous tirons largement parti dans cette étude, s’est récemment intéressée au statut particulier et complexe de la vallée : Malcolm J. Rohrbough dans Trans-Appalachian Frontier en étudie les mutations sociétales et institutionnelles sur trois générations, tandis que Kim M. Gruenwald dans River of Enterprise met l’accent sur les étapes de l’extension de l’économie riveraine. Matthew Salafia (Slavery’s Borderland) analyse finement la perméabilité de la zone frontière entre États du Nord et États du sud, quand Stanley Harrold (Border War) fait de la rivière le lieu d’un conflit permanent qui aboutira à la Guerre de Sécession . Pour rendre compte du caractère spécifique de cette région, frontière hybride et espace d’accommodation et de travail, entre le border south (la frontière sud des États du nord) et le lower north (la frontière nord des États du sud), les historiens préfèrent parler de borderland (territoire-frontière) et de bordered land (territoire muni de frontières).

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Table des matières

TOME 1
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : De la vallée de l’Ohio à l’espace transocéanique
CHAPITRE 1 : Et au milieu coule une rivière
DEUXIEME PARTIE : Telle est ma quête, suivre l’étoile
CHAPITRE 2 : Jean Savary (1748[ ?]-1814 : du commerce à la terre
CHAPITRE 3 : Waldemard Mentelle (1769-1846) : de la terre au commercep
CHAPITRE 4 : Louis Tarascon (1759-1840) et Jean-Antoine Tarascon (1765-1825), Jean-Jacques Audubon (1785-1851) : d’est en ouest
TOME 2
CHAPITRE 5 : Etienne-Louis Hus-Desforges (1753-1832) : de Saint-Domingue à Lexington
TROISIEME PARTIE : Si tous les gens du monde…
CHAPITRE 6 : Des Francophones, des marchands, des réseaux, un réseau
EPILOGUE 1848 : Je cherche l’or du temps
CONCLUSION
La Belle Rivière
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
GLOSSAIRE ALPHABETIQUE
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIERES
TABLE DES ANNEXES/ANNEXES

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