Les logiques contestataires
Comme je l’ai introduit antérieurement par l’évocation d’Alain Caillé, c’est parce que la société et plus particulièrement ses institutions, ne répondent pas aux attentes de ses membres que ces derniers ouvrent la voie à de nouvelles formes d’organisation, ce qui semble cohérent, sinon ils suivraient les modes d’organisation convenues. Ainsi donc la question à saisir est, qu’est-ce qui pousse les acteurs du Mercado Económico y Social de Madrid à créer ce circuit et à lui donner cette forme ? Je l’ai expliqué, dans une première partie, c’est tout d’abord la nécessité de survie. Néanmoins, celle-ci est possible si l’ensemble du groupe soutient l’initiative et partage cet objectif. Comme le MESM n’est pas uniquement fait de producteurs et distributeurs, il n’est pas uniquement orienté vers une survie économique. Par l’adhésion des consommateurs, c’est clairement la promotion d’une économie alternative qui devient l’objectif du projet. Plus largement c’est un projet de société qui prend place avec la participation de ces derniers et la fermeture du cycle économique.
En effet, comme l’affirme Florence Weber dans sa présentation de l’Essai sur le don de Marcel Mauss « le monde social est présent dans chaque action économique » [1924-1925] (2012 : 52). La volonté de changement social, présent à travers la notion d’innovation sociale, peut donc être représentée dans le fait économique. Ceci est présent dans de nombreux discours des participantsau MESM, qui par leur engagement cherchent à « construire une société plus juste,plus digne » selon la reprise du discours d’une membre d’une coopérative d’énergie solaire, émis lors de l’assemblée générale du 1er décembre.
L’innovation sociale répond, selon Bouba-Olga et Grossetti, repris par Jérôme Blanc lors de sonétude sur les monnaies sociales, à des logiques contestataires. Celles-ci visent à remettre en cause les règles, valeurs et fonctionnements de l’économie en vigueur mais aussi du systèmesociopolitique qu’il le sous-tend. Dans le cas du MESM et selon les différents discours deses acteurs, il est possible de définir cette contestation dans deux optiques différentes. Celle qui s’adresse à la gestion politique de la crise économique et celle qui prend comme objet le consumérisme, soit un mode de vie uniquement axé sur l’achat insatiable. Selon Pierre Bourdieu « l’Etat contribue à chaque moment à l’existence et à la persistance du champ économique » (2000 : 25). Les critiques qui permettent la remise en cause puis la création du système économique alternatif, s’adressent donc en partie à cette institution qui appuie le système économique actuel, comme l’affirment ces propos.
De plus, le mouvement du 15-M et ceux qui ont suivi, ont établi un terrain propice aux revendications et à la critique sociale. En effet, comme je l’ai expliqué en introduction générale, ces deux critiques visant le marché conventionnel et l’État ont été massivement affirmées à travers les différentes actions populaires. Ces mouvements saturés d’affect ont ainsi eu pour but de se ré accaparer la parole politique, ce qui est sensible dans le projet alternatif du MESM. On identifie ici, ce que James Jasper appelle des émotions « partagées » (shared) : « Elles sont consciemment éprouvées par le groupe dans le même temps, mais n’ont pas les autres membres du groupe comme objet. Le groupe nourrit de la colère envers l’extérieur, ou de l’indignation envers les politiques gouvernementales ».
La colère ou l’indignation orientées vers la gestion étatique de la crise ou vers la toute puissance de l’argent créent un groupe disposant des mêmes représentations politiques. La proximité de ces représentations, présente aussi bien sous la forme d’émotions que sous celle de réflexions rationnelles, permet aux individus de s’engager dans le projet alternatif. C’est parce que le projet partage une idéologie similaire à celle de l’individu que ce dernier peut s’y investir. La notion d’idéologie est à entendre comme le conçoit Hanna Arendt, soit « littéralement ce que son nomnous indique : elle est la logique d’une idée » [1958] (1972 : 216). Celle qui est ici soulevée comme permettant l’unification des différentes idées du groupe est donc la logique contestataire dirigée vers les mêmes objets. Celle-ci relève d’aspirations très variées mais retrouve finalement son objectif premier dans le projet du Mercado Económico y Social de Madrid, soit celui de construire une économie qui « serait dirigée par et pour la collectivité » selon les discours recueillis.Par ailleurs, beaucoup d’acteurs du MESM ont été interrogé par des individus extérieurs au réseau s’il était possible de construire une autre économie. Cette requête signifie qu’en dehors du monde réticulaire, cette préoccupation est sensible. Ce partage des aspirations par d’autres individus, étrangers au MESM, les encourage dans leur démarche et les pousse à continuer le projet, comme en témoigne ce discours relaté lors d’une commission de diffusion.
Ainsi, le projet d’innovation sociale se justifie par la demande sociale ressentie ou supposée.
On agit parce qu’on perçoit que le diagnostic est partagé par d’autres individus que soi, qu’il dispose d’un écho potentiel et donc que l’engagement des forces nécessaires pour sa construction ne sera pas perdu. Cette considération est largement présente dans le discours suivant, qui évoque la dynamique qui a agité les promoteurs du projet lors de sa première présentation. « À la première réunion, quand on a présenté le projet il y avait tellement de monde que certains ne pouvaient pas entrer. Je t’assure rien que d’y repenser ça me fait des frissons ! Quand on a vu ça, on s’est dit, « OK, là on peut y aller ! » »
Le projet, comme résultant d’une position axée sur la volonté d’une différence, détient donc sa solidité car il donne de la force à la parole privée qui critique l’ordre économique établi. Le fait qu’il soit partagé par un nombre important d’individus permet à la critique d’exister et de fait, à la recherche de sa solution de s’épanouir. Sans que cela explique le passage à l’action, ce fait permet de saisir un des premier processus qui pousse à l’action. La logique contestataire crée un terrain fertile pour le projet mais néanmoins, pour qu’il prenne de l’ampleur et passe au niveau de l’action, il nécessite de disposer de quelques graines sur le point d’éclore.
La logique palliative et la représentation de l’échange marchand
Comme je l’ai affirmé, le regroupement pour un projet alternatif fonctionne par le partage d’un certain nombre d’aspirations basées sur un diagnostic très critique vis-à-vis du système économique et de la politique qui sous-tend son existence. Néanmoins, il semble qu’un projet d’innovation sociale peut difficilement fleurir s’il est uniquement basé sur la récusation totale : l’effort de construction serait trop lourd si toutes formes d’organisation sociale étaient désavouées. De fait l’innovation sociale, en tant qu’elle intente de créer des solutions inédites, doit aussi reposer sur un existant. La logique palliative, celle qui vise à améliorer l’existant, est donc une des logiques fondamentales de la créativité. Dans le cadre du MESM celle-ci se retrouve principalement dans la mise en valeur des savoirs et savoir-faire préexistants au projet et internes à l’économie solidaire et alternative. Plus largement la démarche méliorative se retrouve dans la prise en compte d’un lien social à préserver ou à revivifier, qui est celui que l’on rencontre dans l’échange marchand. Cesdeux éléments sont essentiels à la formation d’un groupe construisant un marché économique alternatif, ils sont des éléments de refonte du lien social.
Le but du marché social de Madrid est, comme nous l’avons dit, de donner plus de visibilité aux initiatives de l’ESA. Ainsi, à travers l’initiative économique, il s’agit de valoriser un type de métier et de pratiques quotidiennes. La mise en action de la logique palliative sera étudiée dans les deuxièmes et troisièmes parties. Cela dit, il est nécessaire d’établir son assise idéelle présente chez les participants du MESM. Ceci se traduit à travers la représentation que les membres du MESM ont de l’échange marchand. Cette dernière est évoquée en les termes suivants en opposition à celle dominante :
« Aujourd’hui c’est un peu » nous avons fait notre part du gâteau et ça nous est égal comment se déroule la suite, si ça profite à d’autres gens, si ça crée des inégalités dans notre pays « . De ce point de vue je crois que l’État-providence a cassé ces liens de solidarité. Je crois qu’on a laissé la solidarité être exercée par l’État et on a oublié de l’exercer entre personnes. La solidarité existe mais faut vraiment la faire revenir comme une des valeurs principales de notre société. »
En effet, la notion de solidarité est à la base de notre système d’universalisation des services et des prestations sociales. Selon Marcel Mauss dans son Essai sur le don, ce système est basé sur la reconnaissance du labeur fourni par le travailleur à la collectivité. Cette logique s’inspire de la notion de don et contre-don pour développer celle d’État-providence, « qui doit une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort » [1923-1924] (2012 : 217) en échange du service rendu à la collectivité. Par cela, il y a création de solidarité automatique.
Par ailleurs, la réciprocité suppose au préalable une fragmentation, une singularisation des êtres que la composition d’une totalité réunit. Elle fait apparaître de l’individualisation,cette reconnaissance des droits et des qualités de chacun, procédé nécessaire à la solidarité. En effet, le « je » se défini par rapport à autrui et non par son indépendance aux autres. Il y a donc souci de l’autre et prise en charge d’autrui par chacun, d’où individualisation. L’action du MESM, dans sa stratégie de regroupement, articule alors stratégie économique et réciprocité. En ceci nous pouvons rapprocher cette démarche d’un concept fondateur de l’anthropologie, établit Émile Durkheim dans son ouvrage De la division du travail social. Celui-ci est la « solidarité mécanique ». Elle se développe dans des communautés, ou dans des groupes disposant de valeurs communes très fortes.
Elle a la fonction de « maintenir intacte la cohésion sociale » [1893] (1967 : 103). La solidarité et la cohésion s’exercent à partir du partage des mêmes valeurs, dont j’ai exposé certaines des composantes. Ces dernières, parce que soutien de l’ESA, sont très prégnantes dans le Mercado Económico y Social de Madrid. Ces valeurs sont le socle des partenariats économiques mis en place, comme en témoigne la déclaration d’un commerçant du réseau au sujet de l’usage duboniato et du réseau. « Bien sûr je vais aller consommer chez les commerçants du MESM. On partage les mêmes idées, je préfère aller soutenir un gars comme ça que donner mon argent à je sais pas quelle firme, d’autant qu’il en a besoin et que je le connais. »
On retrouve alors de ce que Joël Candau nomme « la coopération fermée » qui « s’applique exclusivement à l’intérieur de la parenté ou du groupe d’appartenance » (2012 : 6). La coopération se fait en privilégiant celui qui suit mes principes au détriment de l’autre qui ne s’y accorde pas.
Cette position au demeurant créant de l’exclusion, permet de renforcer l’objectif alternatif du projet ainsi que sa force même. La notion de coopération dans les pratiques professionnelles du monde réticulaire sera étudiée en troisième partie.
La logique palliative du MESM permet aussi d’estimer l’apport de chacun comme potentiel d’action, puissance d’agir et de penser. Ceci est nommé la potentia. C’est ce que Majid Rahnema considère comme étant « la puissance des pauvres ». Elle permet à chacun de pouvoir aller au-delà de la crise économique car son environnement le valorise. L’appel à la potentia et l’ancrage local enchâssent l’économie dans une mise en perspective collective, soit intègre (embedded)l’économie
dans l’activité sociale, selon les termes de Karl Polanyi. Ceci est identifiable dans la recherche d’entité pour fermer le cycle économique. En effet, les magasins de commerce équitable et de cosmétiques écologiques par exemple, sont présents dans la capitale hispanique. Néanmoins, ils demeurent peu connus.
Les commissions comme métaphores spatiales du projet
Ainsi, comme il a été avancé, le réseau dispose d’un socle commun, présent à travers les besoins et aspirations des acteurs. Néanmoins, ce « socle » nécessite une orchestration pour construire la pratique alternative. En effet, le MESM veut élaborer une économie des individus, établie par et pour eux. Il s’agit de concevoir une économie démocratique où les droits de chacun sont respectés et pris en compte lors des échanges. La pratique démocratique comme critère des entreprises sera étudiée dans la deuxième partie mais il s’agit ici d’entrevoir comment l’organisation interne du projet, soit le travail des commissions, se place comme le premier espace où sont construits les modèles requis pour l’ensemble du réseau. De fait, il conviendra de retracer l’action collaboratrice des groupes de travail, fondée sur l’horizontalité et la sympathie. Aussi j’introduirai la diffusion égale des informations comme une volonté de créer de la transparence et enfin la notion d’apprentissage au sein des commissions. L’étude de ces principes d’organisation permettra alors de montrer que la démarche démocratique au sein d’un réseau, ne peut être entendue sans l’appel à la confiance entre ses composants.
La collaboration et le lien de confiance
Voici maintenant le temps de décrire le fonctionnement interne du Mercado Social de Madrid. Avec les forces actuelles, l’organisation est divisée en quatre commissions. Ce sont celles de la monnaie, la commission d’accueil, évaluation et certification et la commission de diffusion.
Dans ces trois là, tout membre du réseau peut collaborer aux travaux entrepris. Aucun temps de participation à l’intérieur du marché n’est nécessaire. Celles-ci sont regroupées au sein d’une, plus restreinte, appelée commission de gestion. Ses membres sont eux moins nombreux car elle requiert du temps et une volonté d’engagement double. C’est elle qui exerce la coordination entre les trois commissions principales et c’est elle qui participe aux réunions pour la Mes.coop, le regroupement étatique de tous les marchés sociaux d’Espagne. Pour cette dernière mission, il est important que ce soit des individus bien impliqués dans le projet, qui connaissent les réseaux nationaux et consacrent une bonne partie de leur temps et de leur énergie à certains événements hors de la capitale. Il faut ainsi assumer de pouvoir porter le projet madrilène dans les réunions d’Aragon ou du Pays Basqueet avoir suffisamment de conceptions pratiques et théoriques du projet national pour aller le construire avec l’ensemble des acteurs de la future Mes.coop.
Ceci paraît alors être réduit à peu de gens. Ces derniers prendront finalement les décisions ou organiseront le projet national sans une grande concertation. Avec la commission de gestion, il y a une certaine délégation du pouvoir de décision avec ce groupe. Ceci a été en partie critiqué par certains individus arguant « on dit qu’on fait de la démocratie mais je crois qu’on fait plus de la démocratie participative. En commission, on prend des décisions pour tout le monde ». Cela dit, dans l’année, une membre de la commission de gestion est partie de celle-ci car elle attendait un enfant. De nombreuses fois il a été demandé à ce que quelqu’un la remplace mais ceci ne s’est pas vraiment fait. La responsabilité de ce « poste » était assez lourde. Toutefois, il est possible de noter
que parfois les individus réclament une possibilité d’action sur la chose collective et quand ils l’ont, décident de ne pas s’y impliquer. Cette dynamique a été notable dans la commission d’accueil, ces derniers arguant ne pas avoir de temps.
En effet, les membres de la commission de gestion se répartissent dans les trois autres groupes et deviennent en quelque sorte responsables de leur commission. De fait, il semble que les obligations que cette activité induise motivent peu d’individus du MESM. Ces charges sont alors prises en compte par les coopératives membres du réseau qui procèdent à des arrangements de nature diverse avec leurs associés. Certains vont incorporer leur horaire de travail dédié au MESM à celui du travail de leur coopérative. Les heures de travail pour le MESM sont alors rémunérées.
Elles sont considérées comme participant au travail de gestion des coopératives. Les propos d’un membre de la commission de gestion travaillant dans une coopérative de consultation et investigation sociale et dont l’entité est présente dans le projet depuis les discussions au sein de la Madeja.
Il est possible de dire que le projet fonctionne à l’interne, en partie parce que les individus entre-eux disposent de liens relativement anciens. Ceci peut-être des individus qui habitent dans le même quartier et se connaissent par le biais des centres sociaux ou d’organisation d’événements particuliers. Il y a donc à la base, une histoire commune entre les acteurs, qui aide à créer le projet et le consensus autour de sa vision. La camaraderie et la convivialité sont ainsi des outils essentiels pour la construction d’un projet commun. Néanmoins, il est à souligner que ces phénomènes sociaux ne se décrètent pas et dépendent souvent de l’homogénéité des histoires sociales.
Cet esprit de camaraderie, d’amitié, de philia chez Aristote, est repris par Paul Jorion, pour expliquer la contribution que chacun des acteurs apporte (le plus souvent inconsciemment) à la survie du marché «selon de bonnes conditions» (2007 : 119). Ceci se met majoritairement en place au sein des commissions. Constituant essentiellement des ateliers de réflexion, il s’agit de penser « ensemble », de façon pratique mais aussi théorique, le développement du projet. Cela va de sa prise d’ampleur, appelée «le problème d’échelle» par les acteurs, aux différentes manœuvres et àson fondement éthique. Chaque commission répond au domaine d’action qui lui a été attribué, organisation de la monnaie, traitement des nouvelles entités et propagation du projet. Néanmoins, les thèmes sont entrelacés : les réflexions qui devraient appartenir à une, sont investies par une autre commission, ce qui témoigne du système global dans lequel s’insère la construction d’une alternative économique. Par ailleurs, elles disposent d’un socle organisationnel commun. Ceci provient en partie de l’habitude de la pratique associative mais aussi de la volonté d’ériger un modèle de fonctionnement égalitaire au sein de l’organisation. En effet, il s’agit de pratiquer les processus décisionnels défendus dans les critères d’évaluation du MESM et donc d’être le plus possible en accord avec ses principes d’égalité et de démocratie. Ainsi, il semble que les différentes commissions adoptent les mêmes processus de fonctionnement. Chaque commission se réunit à peu près une fois par mois, en fin de journée pour deux heures. Ces réunions débutent en principe toutes de la même manière : installé en cercle, chacun se présente, expose d’où il vient et à quelle entité il appartient si c’est le cas. Cela a pour but manifeste d’inclure les nouveaux arrivants et de créer un lien plus personnel entre les différentes personnes : la philia. Ce tour est souvent conclu par la prise de parole d’un des organisateur annonçant qu’après ces présentations, le travail peut commencer. On expose alors les nouvelles informations et objectifs. Chacun est invité à émettre ses doutes ou suggérer une nouvelle idée. Bien qu’un certain crédit soit accordé aux membres plus anciens du projet, c’est la mise en application d’une organisation horizontale qui est recherchée. Chaque personne est considérée comme légitime pour apporter sapierre à l’édifice. Néanmoins, ce procédé a quelques limites. Écouter toutes les idées suppose un temps assez long et dépend de la pertinence des interventions. Le processus inclusif que l’organisation des commissions défend s’inscrit, en principe contre la recherche de rentabilité et bien que cherchant à être la plus efficace en 2 heures, elle prend en compte les lubies amicales des participants.
La collaboration participe aussi au processus de connaissance mutuelle et ainsi l’acquisition par l’individu d’un sentiment identitaire collectif. On forme son identité sociale en s’identifiant, à la vie commune et aux buts du groupe et ce qui développe le sentiment d’appartenance à une communauté. C’est cette dynamique d’affinité qui permet par la suite la mise en place d’un mouvement démocratique. En effet, selon la thèse développée par Charles Horton Cooley dans Human Nature and the Social Order (1902), le mouvement démocratique n’est rien d’autre que le processus d’élargissement continu du sentiment de la sympathie humaine, cette capacité à s’identifier à autrui qu’il développe en communauté. Ce sentiment se retrouve à différents niveaux du réseau : celui des relations interpersonnelles, mais aussi entre les entreprises et les membres des commissions. Le raisonnement du travail en commission prend en compte la variété d’acteurs du MESM. Il s’agit de penser, selon leurs dires, la façon globale dont s’articule le réseau. Les mécanismes établis vont donc chercher à s’accorder avec les intérêts de chacune des entités. Pour la commission d’accueil et de certification, il s’agira d’établir des critères d’évaluation pouvant répondre à l’ensemble des différentes formes d’entités : autonomes, associations, coopératives, société libre. Pour la commission de la monnaie on pensera aux difficultés des producteurs. À chaque acte, la notion de démocratie est reposée, ce qui assure d’une part, le respect des principes de base du MESM mais aussi rassure ces participants comme suivant la bonne conduite et les incluant dans le processus général malgré leur absence au sein du travail du groupe. L’expérience démocratique s’institue aussi dans une démarche de sécurisation des entreprises. On règle d’abord les « petits problèmes », on y va « petit à petit », notamment pour la commission de la monnaie, pour que la base des mécanismes soit établie et que les entités soient chacunes prises en compte, aussi bien dans leur mode de fonctionnement que dans leurs objectifs. Ceci fut particulièrement le cas concernant la convertibilité du boniato à l’euro. S’agissait-il de faire plusieurs comptes, de privilégier les entités où les échanges en monnaie sociale sont les plus importants ou encore établir un maximum de quantités à transformer. La mise en place de ce procédé a ainsi mis trois mois.
Entre les travaux de chacun et une réunion une fois par mois, l’avancée des mécanismes met du temps. Ils construisent une économie par leurs seules connaissances, ce qui les met face à la complexité du processus alternatif. La prudence témoigne de la complexité du projet et de la difficulté de la mise en place de la dynamique démocratique. « Nous allons lentement parce que nous allons loin » sera glorifié. Elle permet d’instituer une véritable confiance entre les entités selon les discours d’un des membres de commission. « Il y a beaucoup de problèmes et de mécanismes à mettre en place mais le but est de rassurer les entités en leur montrant qu’il y a de l’appui et de la réflexion » affirmera un membre de la commission de la monnaie, membre par ailleurs de la commission de gestion.
Le lien de confiance entre les distributeurs et le MESM s’institue donc en partie dans le travail des commissions. La confiance est nécessaire pour le développement du projet dans sa fonction de création de lien social. Elle l’est aussi selon Gilles Van Wijk, dans La confiance en question pour permettre à la collectivité d’être « flexible et créative » (2000 : 274), condition indispensable au vue de la complexité du projet du réseau. Si on sait qu’on dis pose de l’appui des entités, on peut davantage aller vers une recherche de l’innovation, les défaillances ne seront pas sanctionnées. Néanmoins il convient de souligner, comme l’affirme ce même auteur, que les organisations fondées sur la confiance ont leur revers de médaille.Elles ne sont opérantes qu’à partir du moment où elles ont une taille limitée.En outre,elles disposent, selon lui, d’une efficacité« incomparablement plus modeste » (ibid. : 275) comparée aux organisations bureaucratiques ou politiques gouvernées par les intérêts et les coalitions. Toutefois les acteurs du MESM préfèrent composer avec cette possible défaveur arguant que la méfiance paralyse davantage. Par ailleurs,ils affirment aussi ne pas avoir le choix d’opter pour la méfiance au vu des forces dont ils disposent. La valeur régulatrice de la confiance sera vue dans la troisième sous-partie.
Les commissions sont donc des métaphores spatiales du projet. C’est là où le principe de démocratie voulu pour la nouvelle économie s’exerce. Elle n’est pour Charles Horton Cooley que « l’application à grande échelle des principes que nous considérons universellement justes de mettre en œuvre dans les petits groupes » [1902] (1963 : 119). Le sentiment de manque de démocratie réelle, notamment rendue visible par la plate-forme ¡ Democracia real YA !, est une des critiques majeures vis-à-vis de la politique espagnole actuelle. Il s’agit donc d’agir en fonction de cette considération et de l’inscrire dans les modes d’organisation interne. En effet, les propos d’une jeune consommatrice, membre d’une coopérative d’investigation sociale et participante active à un centre social témoigne d’une vision de la voie militante que je retrouverai chez d’autres individus du MESM et particulièrement chez ceux agissant au sein d’autres organisations militantes comme des syndicats ou des associations.« C’est capital d’intégrer les critiques que l’on porte au gouvernement, de les insérer en toi, dans ta manière d’agir au quotidien, sinon ça sert à rien, tu parles, tu critiques et t’agis pas en conséquence. On veut bien être contradictoire sur certains points mais bon le but c’est de le tenter. »
Ainsi, à travers les commissions se met en place ce que Alain Caillé appelle « culture primaire de la démocratie » (1994 : 3). Selon lui, la généralisation, voire l’universalisation « des idéaux primaires »émanent de nos expériences ordinaires et familières. C’est en approfondissant et en élargissant en continu cette expérience primaire que l’on atteint « la démocratie véritable » (ibid.). Selon Joan Subirats, « la démocratie ne peut se penser sans parler d’économie » (2011 : 22), faire de l’économie « pour les gens » comme le veulent les acteurs du MESM suppose alors une réflexion émanant d’expériences quotidiennes entreprises dans un cercle familier, celui des commissions. Ceci passe alors à travers une exigence de transparence. À l’heure où cette dernière est questionnée aussi bien en Espagne qu’en France, le projet du MESM s’inscrit dans cette recherche aussi bien au niveau décisionnel que dans les pratiques des entreprises le constituant.
À la recherche de la transparence
Il a souvent été affirmé et notamment par des penseurs comme Alexis de Tocqueville ou Emmanuel Kant, que le fonctionnement démocratique dépendait de la mise en place d’une large transparence. Recouvrant de nombreuses notions, ce terme peut être considéré comme la diffusion claire et sincère d’informations au public. Se posant alors comme garant de la responsabilité morale et éthique de l’organisation, cette notion apparaît comme une arme de contrôle. « Un peuple qui entend être son propre gouverneur doit s’armer lui-même du pouvoir que donne la connaissance » affirme William T. Barry au Président américain James Madison dans une lettre de 1822. En effet, cette notion rencontrant un franc succès depuis les années 2000, apparaît comme un des outils les plus efficaces contre la corruption. Comme je l’ai exprimé précédemment, l’Espagne, en ces années 2010, connaît de nombreux cas de malversations. Perçues aussi bien dans la sphère politique qu’économique, ces affaires ont induit une perte de confiance vis-à-vis de ces « hautes sphères » comme le considère Manuel Castells (2012 : 132). Face à ce diagnostic le MESM, aussi bien dans son organisation que dans ses requêtes vis-à-vis des entités entrantes, s’appuie sur une démarche de transparence à laquelle elle adjoint de nombreux avantages.
Tout d’abord, l’organisation interne des commissions, s’articule selon une volonté de symétrie des informations. Les commissions de gestion et de diffusion sont là pour faire le relais entre les différents espaces du projet. La circulation de mails participe alors à la transmission des avancées des sous-projets et du projet global. Sont mis en ligne les comptes rendus de chaque commission, les bulletins mensuels d’informations, les propositions et autres évènements. Ceci, témoigne de la volonté de transparence. Il s’agit ainsi d’inclure tout le monde dans les processus décisionnels et d’affirmer cette volonté de collaboration générale. C’est l’organisation horizontale qui est promue à travers ce processus, les technologies de communication et notamment internet permettant ce développement. Le MESM, comme espace de communication, recrée le principe d’Agora de la Grèce antique. Ce lieu où se réunissait les grecs pour commercer et se rencontrer était un lieu privilégié de débat.
Par ailleurs, les échanges électroniques destinés à l’ensemble du réseau revivifient l’appartenance au groupe. En effet, selon Erving Goffman, lorsque les individus « manifestent les valeurs sociales officiellement reconnues […]. Il s’agit en quelque sorte d’une cérémonie, de l’expression revivifiée et de la réaffirmation des valeurs morales de la communauté » [1959] (1973 : 41). Ceci sera particulièrement notable lors de l’organisation de la Féria où les acteurs vont avoir une visibilité assez conséquente et doivent ainsi affirmer leurs principes de façon interne pour que le groupe soit bien cohérent.
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Table des matières
Introduction
1. Contexte scientifique et problématique
2. Un contexte global et local
3. L’économie sociale : principes, origine et développement
4. La monnaie locale, une histoire mondiale
5. La situation espagnole
6. Réflexion et méthodologie
7. Présentation du terrain
I. Le formation de la « masse critique »
A. Les besoins et aspirations partagés comme socle d’unité
1. La création du projet comme stratégie de survie
2. Les logiques contestataires
3. La logique palliative et la représentation de l’échange marchand
B. Les commissions comme métaphores spatiales du projet
1. La collaboration et le lien de confiance
2. À la recherche de la transparence
3. L’individu porteur du projet, hybridation entre apprentissage et confiance
II. Les mécanismes du MESM et leurs valeurs
A. Le boniato comme reconquête de l’objet monétaire
1. La monnaie comme forme de contestation symbolique
2. L’usage de la monnaie virtuelle au prisme du temps
3. La part idéelle du boniato
B. L’incorporation de l’entité, un processus de jugement éthique
1. Le questionnaire d’entrée comme le témoin écrit de la philosophie du réseau
2. Juger l’éthique aux sentiments
3. La Balance Social ou la construction d’un outil de régulation par des gens ordinaires
III. La pratique quotidienne de l’interstice
A. Le réseau et la valorisation d’une autre forme d’organisation du travail
1. L’ESA et la coopération
2. Le secteur de la transformation sociale, entre idéologie et profession
3. Quand le réseau change l’activité économique
B. L’enjeu de la consommation dans le réseau
1. La consommation responsable limites et avancées
2. L’encouragement de la consommation alternative par le groupe
3. La consommation et le changement social
Conclusion
Annexes
Annexe 1-Brochure du MESM
Annexe 2-Schéma du réseau lâche
Annexe 3-Brochure de boniato
Annexe 4- Billet de boniato pour la Féria
Annexe 5-Brochure d’accueil des entités
Annexe 6-Questionnaire d’entrée de Cyclos
Annexe 7-Lettre d’engagement dans le MESM
Annexe 8-Fiche Web de Cyclos
Annexe 9- Fiche de monnaie sociale de Cyclos
Annexe 10- Balance Sociale – Politique d’entreprise
Annexe 11- Balance Sociale – Démocratie
Annexe 12- Balance Sociale – Développement durable
Annexe 13- Indicateur de la Balance Sociale de Navarre
Annexe 14- Evolution du boniato (mars 2012-avril 2013)
Bibliographie
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