L’ ENSEIGNEMENT PRIMAIRE ET SECONDAIRE : APPRENTISSAGE DU POLYGLOTTISME ET ASSIMILATION DE LA CULTURE FRANÇAISE

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Le réinvestissement poétique

Transcriptions, traductions, adaptations : modalités d’emploi de la matière verbale primitive

Dès 1916, la fascination de Tzara pour l’art « nègre » s’exprime par la compilation de pas moins de quatre-vingt-six contes, chants et autres poèmes que celui-ci glane en consultant de nombreux ouvrages et revues d’ethnologie. En effet, sur les quatre-vingt-trois poèmes dont nous sommes parvenus à retrouver l’origine, vingt sont tirés d’articles publiés par la revue Anthropos entre 1906 et 1914. Certains ouvrages constituent par ailleurs un réservoir privilégié de textes, à l’image des publications d’Eugène Casalis, d’Édouard Jacottet ou encore de Carl Strehlow, ainsi que le remarquait déjà Henri Béhar305, mais surtout de Georg Thilenius, Karl Weule, Henri Alexandre Junod, ou encore Karl Bücher, desquels sont respectivement tirés huit, neuf, dix, et onze poèmes. Comme l’illustre la référence à ces auteurs, les sources de Tzara sont exclusivement allemandes et françaises, et ce même si l’on constate une préférence pour les publications germanophones : trente-deux textes sont en effet tirés de publications françaises, contre cinquante-et-un issus de travaux allemands. Ceci pose d’emblée la question de la fidélité avec laquelle Tzara transcrit et traduit ces textes. Si, en 1922, Tzara affirmait avoir « traduit plus de 40 poèmes nègres306 », la consultation des manuscrits de l’auteur indique que seuls quelques poèmes ont en réalité été traduits de la main de Tzara, notamment « Chakalakale enfant de Dieu » (TZR 56825) et « Nous étions jour et nuit » (TZR 56826), deux poèmes dont la traduction en français figure immédiatement à côté de leur transcription en allemand. D’autres poèmes sont quant à eux directement traduits en français, sans qu’ait été recopiée la version allemande. Tzara conserve entre parenthèses certains termes allemands qu’il ne parvient pas immédiatement à traduire, notamment dans « La Danse des femmes graissées » (TZR 5683) et « Chanson de Akouesihou » (TZR 567) : (Steingeröll) de nouveaux signes mettant / courtes mettant de nouveaux signes / signes tête (tupend) étendre […] les (wassersäbler) marchent autour / lacs de sel aux rivages debout / (wassersäbler) hautes debout […]
Fer devenu feu ne bat pas le (schmied). Pensez à cela (schmiede) de la terre […] Mais la paresse tue les (Aasgeier). (Der Geier) même dit : « c’est comme ça une question du corps !»

Geste et rythme primitifs : Dada et la mise en valeur du corps

Parallèlement à la posture anti-intellectualiste qu’ils adoptent, les artistes Dada développent une réflexion sur la place donnée au corps au sein des leurs manifestations. Cette approche renouvelée de la praxis poétique se concrétise dès 1916 par la théorisation d’une expérience poétique mettant l’accent sur l’expressivité corporelle, le poème mouvementiste :
Le poème mouvementiste a comme principe l’effort d’accentuer et de mettre en évidence le sens des mots par des mouvements primitifs […] C’est pour cela que nous retournons vers les éléments primaires. Les enfants récitent les vers en scandant ; à chaque sonorité correspond un mouvement spécial et défini de direction et de sonorité. Le mouvement le plus primitif est la gymnastique liée à la monotonie et à l’idée de rythme […] L’acteur doit ajouter la voix les mouvements primitifs et les bruits, de sorte que l’expression extérieure s’adapte au sens de la poésie. L’artiste a la liberté d’arranger et de composer les mouvements et les bruits d’après sa manière personnelle de comprendre le poème366.
Le mouvement et le bruit apparaissent désormais comme des éléments indissociables du poème367. Si celui-ci est « primitif », c’est qu’il échappe à toute codification artistique et intellectuelle au profit d’une quête de spontanéité. En cela, il touche au geste, voire à la gesticulation, ainsi que le notait déjà Michel Sanouillet à propos de l’esthétique dadaïste : « On recherche le geste, expression gratuite et immédiate d’un état de sensibilité individuel ou collectif et qui s’oppose à l’action, laquelle implique la préméditation et la fixation d’une ligne directrice, voire d’un but368 ». La même année, dans « La Première aventure céleste de Monsieur Antipyrine », Tzara convoque à nouveau la figure de l’enfant, à laquelle s’ajoute celle du « nègre », pour évoquer un état originel de l’art perverti par les « grands Ambassadeurs du sentiment », en insistant cette fois-ci sur la recherche d’expressivité vocale : « l’art était un jeu, les enfants assemblaient les mots qui ont une sonnerie à la fin, puis ils pleuraient et criaient la strophe […] l’art n’est pas sérieux, je vous assure, et si nous montrons le Sud pour dire doctement : l’art nègre sans humanité c’est pour vous faire plaisir bons auditeurs369 ». Cette première approche dadaïste de la « poésie nègre » révèle déjà une conception toute particulière d’un art récréatif et performatif situé bien loin des académismes occidentaux. Dans sa « Note sur la poésie nègre » (1917), Tzara affirme encore que « la poésie vit surtout pour des fonctions de danse, de religion, de musique, de travail370 ». Compte tenu de l’importance accordée au jeu et au rythme dans la poésie dada, la connivence ainsi établie entre poésie et travail évoque les théories formulées à la fin du XIXe siècle par l’économiste allemand et passionné d’ethnologie Karl Bücher371.
Nous avons pour la première fois décelé la présence de onze des « poèmes nègres » compilés par Tzara372 au sein de l’ouvrage Arbeit und Rhythmus, au moment même où Cécile Debray373 y découvrait la source du poème « Toto-Vaca ». Publié en 1896, l’ouvrage connaît un succès retentissant, comme l’illustre le nombre de rééditions dont il fait alors l’objet. Celles-ci sont au nombre de cinq – 1899, 1902, 1909, 1919 et 1924 – et chacune d’entre elle est une version revue et augmentée de la précédente. Tandis que la première édition de 1896 était un essai de cent trente pages, la seconde dépasse les quatre cents pages et comporte près de deux cents chants de travail. La troisième accueille une quarantaine de pages supplémentaires et près de deux cent soixante-dix chants, alors que celle de 1909 est augmentée d’une vingtaine de pages supplémentaires. Tzara n’a donc certainement pas eu accès à l’édition originale mais plutôt à l’édition la plus récente et donc la plus complète, comme le prouvent trois des poèmes recueillis par le poète – le « Chant des porte-faix », le « Chant pour le homard » et « Nous balancer iyo » – absents des éditions précédant celle de 1909. Bücher y développe la théorie selon laquelle le rapport au travail est résolument différent chez les primitifs et l’homme moderne. L’économiste se livre en effet à une critique de l’organisation du travail telle qu’il la perçoit dans la société moderne. Selon lui, l’industrialisation et les cadences de travail imposées par la machine asservissent l’homme en lui faisant perdre le rythme naturel et biologique de ses mouvements : « L’outil est devenu son maître ; il lui dicte la mesure de ses mouvements […] C’est là que réside la partie exténuante et déprimante du travail d’usine : l’homme est devenu le serviteur des moyens de travail qui ne se reposent jamais, ne se fatiguent jamais, presque une partie du mécanisme374 ». Or, Bücher postule qu’un tel rapport au travail n’a pas toujours existé au cours de l’histoire humaine. En puisant des exemples parmi les civilisations égyptienne, grecque et romaine375, il constate que cette activité a pu être considérée comme un moment de fête et de jeu. De même, en s’appuyant sur une documentation ethnographique conséquente, il remarque qu’un phénomène similaire se produit au sein des sociétés primitives où le travail est organisé selon une rythmique sonore adaptée au rythme physiologique du corps, car calquée sur le geste et la respiration. Le plaisir pris à travailler en rythme aide ainsi les hommes primitifs » à accomplir les tâches les plus ingrates et difficiles. Ce faisant, Bücher déconstruit le poncif, véhiculé jusque dans les commentaires ethnographiques de son époque, selon lequel les primitifs seraient oisifs, voire paresseux, et pour lesquels « seul le besoin le plus urgent ou la contrainte la plus sévère les amène à une activité exercée à contrecœur, et même cela uniquement lorsque les autres moyens de satisfaire les besoins échouent376 ». Il poursuit en affirmant que ce rythme sonore, notamment favorisé par la percussion des outils, a progressivement évolué en chants et en danses, chacun étant réservé à une activité précise compte-tenu de la spécificité des gestes à accomplir pour chaque tâche : « L’élément rythmique n’est à l’origine inhérent ni à la musique ni au langage ; il vient de l’extérieur et provient du mouvement corporel que le chant est destiné à accompagner et sans lequel il ne se produit pas du tout. C’est la raison pour laquelle tout travail, tout jeu et toute danse ont leur propre chant, qui n’est chanté à aucune autre occasion 377 ». Afin d’illustrer son argumentaire, Bücher présente de nombreux chants de travail, dont un « chant pour hacher », un « chant pour construire », ou encore un « chant des porte-faix378 » que l’on retrouve également parmi les poèmes nègres » compilés par Tzara. Selon l’économiste, la collusion entre le travail, la musique et le chant est si forte qu’il en vient à postuler que l’organisation festive et joyeuse du travail primitif, à travers un perfectionnement progressif, est à l’origine des arts que sont la danse, la musique ou encore la poésie : « c’est le mouvement rythmique énergétique du corps qui a conduit à la création de la poésie, en particulier le mouvement que nous appelons le travail379 ».
Le primitif de jadis : un éclectisme archaïsant
Le préhistorique, premier des primitifs
Lorsqu’il évoque, au cours de son entretien avec Francis M. Naumann, sa découverte puis sa familiarisation avec l’art abstrait, contemporaine de l’émergence du mouvement Dada, Marcel Janco établit un parallèle avec l’art pariétal dont l’authenticité venait tout juste d’être reconnue par les préhistoriens à l’occasion du Congrès préhistorique de Montauban de 1902 : […] n’oubliez pas que c’est à cette époque que l’on a découvert les peintures dans les grottes où les hommes primitifs, dans toute leur nudité, peignaient des choses merveilleuses, sans avoir profité d’un enseignement académique. C’était l’époque à laquelle l’homme pouvait faire de l’art sans sujet, en n’utilisant que la couleur, c’était pareil pour la musique536.
Un témoignage semble-t-il corroboré par les déclarations de deux autres dadaïstes de la première heure : celle de Raoul Hausmann, auteur en 1953 d’ « Aperception et vision de l’homme préhistorique537 », et de Richard Huelsenbeck. Dans ses Memoirs of a Dada Drummer, ce dernier souligne le rôle joué par l’art rupestre dans l’invention du poème phonétique par Hugo Ball en 1916:
C’est probablement l’une des nombreuses manifestations à notre époque de la tendance primitiviste. Je me souviens de la redécouverte de l’art nègre, des dessins dans les grottes d’Altamira et de Lascaux, de la redécouverte de l’art des enfants, de l’art populaire, etc. Tout cela s’inscrit dans un renouveau esthétique et moral538.
L’art pariétal aurait donc occupé une place significative au sein du panthéon primitiviste Dada. Néanmoins, le caractère rétrospectif de ces déclarations – respectivement trente-et-un, cinquante-huit et soixante ans après la fin du mouvement d’avant-garde – incite à les considérer avec prudence, notamment en raison de certaines imprécisions chronologiques. En effet, si les peintures rupestres de la grotte d’Altamira sont découvertes en 1879, celles de Lascaux ne le sont qu’en 1940. D’ailleurs, dans un premier temps, cette époque reculée ne semble pas non plus retenir l’intérêt de Tzara, bien que celui-ci manie déjà certains éléments du vocabulaire scientifique préhistorique, notamment par la référence répétée au « pithécantrope539 [sic] » – une espèce d’hominidés décrite en 1894 par Eugène Dubois et considérée alors comme le chaînon manquant de l’arbre généalogique humain540, ou bien par l’invention d’une espèce atypique, l’ « hypécantrope541 [sic] », remettant radicalement en cause les classifications anthropologiques. Or, c’est véritablement au cours des années 1930 que la préhistoire commence à retenir l’attention du poète. Depuis plusieurs années déjà, l’homme préhistorique et ses créations artistiques font l’objet d’une curiosité qui s’exprime notamment dans Cahiers d’art, revue dirigée par Christian Zervos et dans laquelle Tzara participe de nombreuses fois entre 1928 et 1937. En effet, dès 1926, Jean Cassou y publiait un article vantant le degré d’accomplissement atteint par la « Peinture des temps préhistoriques » : « En art, les civilisations se succèdent et s’effacent, mais en laissant des sommets égaux. Nous pourrons aller aussi loin que possible, nous ne dépasserons pas la perfection inscrite dans les grottes d’Altamira et de la Dordogne542 ». Trois ans plus tard, en septembre 1929, Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay et leurs compagnons Hans Arp et Robert Delaunay découvrent le village de Carnac. Durant trois semaines, au cours desquelles Tristan Tzara leur rend visite, ils explorent les sites préhistoriques et gallo-romains de la région543. L’année suivante, l’ethnologue Léo Frobenius organise, sous la direction du Musée d’ethnographie du Trocadéro et avec l’aide de son sous-directeur Georges-Henri Rivière et du directeur de la revue Cahiers d’art Christian Zervos, une exposition de dessins rupestres sud-africains qui se déroule du 20 novembre au 20 décembre à la Galerie Pleyel544. À cette occasion, le numéro 8/9 des Cahiers d’art est consacré à l’étude de l’art préhistorique africain, à travers les travaux du préhistorien Henri Breuil et de Frobenius. Ce dernier publie d’ailleurs un second article dans la revue Documents, « Dessins rupestres du Sud de la Rhodésie545 », auquel Tzara fera référence dans son article « Art primitif et art populaire » trois ans plus tard546. L’art pariétal devient petit-à-petit un nouveau modèle artistique, ainsi qu’une source nouvelle de réflexion sur l’origine et le développement de la pratique artistique chez l’homme.
Nous l’avons vu, dès 1931, dans son Essai sur la situation de la poésie, Tzara reprend son compte la distinction opérée par le psychanalyste Carl Gustav Jung entre les deux modes de pensée qui seraient à l’œuvre dans l’esprit humain – d’une part, le penser dirigé, logique et utilitaire ; d’autre part, le penser non-dirigé, improductif et onirique – chacun prenant périodiquement l’ascendant sur l’autre au cours de l’histoire. Un basculement que Tzara perçoit dans les résultats des recherches alors menées dans le domaine de l’archéologie préhistorique : Un fait troublant que les archéologues et les préhistoriens n’ont jamais expliqué de façon satisfaisante, une cassure qu’on n’arrive pas à combler, apparaît chaque fois qu’on étudie les civilisations anciennes. […] Ce phénomène de rupture peut être signalé, à des époques différentes, partout où les fouilles ont décelé l’existence d’une culture préhistorique, sauf là où celle-ci s’est continuée pendant assez longtemps (Australie, Océanie, Afrique) et où nous en recueillons les derniers débris547.
Aux sources de l’antiphilosophie
La tendance anarchiste
Compte-tenu de l’essor de l’anarchisme politique et intellectuel en Europe de l’Ouest depuis la seconde moitié du XIXe siècle et de la déflagration engendrée par l’émergence de Dada dans le monde de l’art, les frontières entre le politique et l’artistique semblent à première vue particulièrement poreuses chez les membres fondateurs du Cabaret Voltaire. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer le titre et les premières lignes de l’article du Monde annonçant la mort de Tristan Tzara le 25 décembre 1963 : « C’est un des grands anarchistes du langage qui disparaît, et une sorte de prophète du doute688 ». Il est vrai que la comparaison paraît des plus évidentes : la lutte « contre le principe de propriété689 », la haine du bourgeois », ou encore l’abolition « de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets690 » au moyen de la violence691 laissent à première vue peu de doutes quant au bien-fondé de cette association. Or, cette homologie ne doit pas camoufler les liens, subtils et complexes, qui unissent l’« état d’esprit » artistique au courant de philosophie politique. En effet, entre 1916 et 1919, la revue Dada692 est publiée chez l’imprimeur anarchiste Julius Heuberger, comme le précise le commentaire de Hans Richter : Heuberger, notre modeste imprimeur, était plus souvent en prison qu’en liberté (pour ses tracts révolutionnaires) mais Mme Heuberger, qui avait l’habitude de ces choses, faisait marcher l’affaire dans les caves de l’imprimerie les yeux pleins de larmes. Il fallait l’aider lorsque son mari était “empêché” et produire les numéros de DADA au mieux, coûte que coûte. C’était chaque fois un accouchement693.
L’indifférentisme, de la spiritualité orientale à la philosophie Dada
Dans leur quête d’une nouvelle sensibilité, la plupart des artistes Dada, héritiers de l’expressionnisme, ont opéré un décentrement culturel à la fois spatial et temporel. Les conquêtes intellectuelles et esthétiques de l’Occident ne captivent plus. À l’inverse, l’ « Autre » et l’ « Ailleurs » fascinent. Aussitôt après son entrée au Cabaret Voltaire, Huelsenbeck « plaide pour un renforcement du rythme (le rythme nègre)758 », tandis que Tzara fait appel à la mystique renaissante en insérant des fragments de Centuries de Nostradamus au sein de ses poèmes759. Marcel Janco réalise quant à lui des masques inspirés du folklore roumain760 là où Sophie Taeuber est influencée par la statuaire amérindienne761. Mais ce décentrement touche aussi au domaine de la religion. Un intérêt nouveau pour la spiritualité orientale se dessine et offre une alternative aux dogmes chrétiens jugés trop répressifs. Comme le remarque Hugo Friedrich dans Structure de la poésie moderne, « à cette rupture déclarée avec la tradition s’oppose sans doute une réceptivité particulière à toutes les littératures, à toutes les religions, une volonté de se replonger dans le monde psychique le plus profond, là où se rejoignent l’Europe et l’Asie762 ». Dès l’été 1913, Hugo Ball, alors en quête d’une « hiérarchie des valeurs individuelles et sociales763 » qui n’est pas sans rappeler l’individualisme aristocratique d’un Nietzsche, lit le Mânava Dharma çâstra764, un traité brahmanique du IIe siècle avant notre ère, dictant les devoirs de l’individu et des différentes castes afin de perpétuer l’ordre humain, naturel et cosmique dans une société idéale : Jadis, le Code des lois de Manu et l’Église catholique ont eu connaissance d’autres critères de valeurs que ceux d’aujourd’hui. Qui sait encore ce qui est bien et ce qui est mal ? Le nivellement, c’est la fin du monde. Peut-être existe-il quelque part dans l’océan Pacifique une petite île qui n’a pas encore été touchée, que nos tourments n’ont pas encore envahie. Combien de temps encore, et cela aussi sera du passé765.
C’est dire combien la recherche d’un « ailleurs » spirituel est à la fois déterminante mais encore teintée de pessimisme. Néanmoins, cet attrait pour la religion hindouiste restera sans véritable écho chez les futurs dadaïstes zurichois, et se transformera rapidement en une attirance pour la spiritualité taoïste. En effet, dans son roman autobiographique encore méconnu Nein und Ja (1920) le dadaïste Otto Flake fait pénétrer son lecteur dans l’intimité des discussions au sein du cercle zurichois qu’il rejoint en 1918, tout en renommant les acteurs du mouvement766 : Lauda (Otto Flake), Lisbao (Tristan Tzara), Hans (Hans/Jean Arp), Fünfkorn (Hugo Ball), Elena (Emmy Hennings), Der Rumäne (Marcel Janco), Hispanofranzose (Francis Picabia), Siriwan (Walter Serner). On y apprend ainsi qu’Hans Arp manifeste un intérêt pour le premier des grands maîtres taoïstes, Lao-Tseu : « Où et comment vit-il [Arp] ? demanda Lauda.
Zurich, de façon si pure qu’à l’époque des bureaux, des banques et des bourses, cela paraît invraisemblable ; il n’a pas vu un seul critique, ne dîne pas avec des collectionneurs ni ne paye l’invitation par flatterie, lit Lao-Tseu et Jacob Böhme, a les mains et les pieds d’une femme et son organisme est si brutal que lorsqu’il mange de la viande, il a une éruption cutanée767 ».
De même, le roman de Flake montre que la pensée de Lao-Tseu s’immisce parfois au cœur de certaines discussions des membres du groupe, tant et si bien que les sections 1 et 29 du Tao Te King sont citées en intégralité. De même, dans une entrée de décembre 1918 de sa Chronique zurichoise, Tzara fait également référence à une autre grande figure taoïste, Tchouang-Tseu, au moment même où s’achève la composition de son « Manifeste Dada 1918 » en vue de sa publication dans Dada 3 : « vive dada Dchouang-Dsi le premier dadaïste768 ». Bien que celui-ci ait probablement vécu dans l’Antiquité préimpériale chinoise, entre 369 et 286 avant notre ère769, sa caractérisation en tant que premier dadaïste n’a rien de surprenant étant entendu que Dada existait avant Dada770 ». En revanche, attribuer à celui-ci l’origine même de l’état d’esprit Dada revient à lui conférer une place de choix dans le panthéon culturel du mouvement.
Une fois n’est pas coutume, Tzara réitérera la référence quatre ans plus tard, dans sa « Conférence sur Dada », prononcée à Iéna et Weimar les 23 et 25 septembre 1922 : […] Dchouang-Dsi était aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une école moderne, ou même pour une réaction contre les écoles actuelles. Plusieurs de mes affirmations vous ont paru vieilles et naturelles, c’est la meilleure preuve que vous étiez dadaïstes sans le savoir et peut-être avant la naissance de dada771.
Ici, la référence à Tchouang-Tseu n’apparaît pas seulement comme un contrepoint à la dénonciation de la modernité, mais semble au contraire souligner une profonde correspondance entre l’état d’esprit dadaïste et la philosophie taoïste, d’ores et déjà repérée par de nombreux commentateurs tels que Núria López Lupiáñez772, Erin Megan Lochmann773, ou encore Richard Sheppard : Les écrivains orientaux qui ont eu la signification la plus profonde et la plus cohérente pour Dada sont sans aucun doute le sage taoïste Lao-Tseu et Tchouang-Tseu. Il y a, par exemple, une analogie évidente entre la vision dadaïste de la réalité en tant que processus sans fin et le concept taoïste du Tao (la Voie) qui coule librement, mystérieusement et indifféremment comme le fondement créatif de toute chose774.

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Table des matières

INTRODUCTION
PRÉAMBULE : LA FORMATION INTELLECTUELLE DE SAMUEL ROSENSTOCK
INTRODUCTION : L’OCCULTATION DES ORIGINES
I. L’ ENSEIGNEMENT PRIMAIRE ET SECONDAIRE : APPRENTISSAGE DU POLYGLOTTISME ET ASSIMILATION DE LA CULTURE FRANÇAISE
II. LES ETUDES SUPERIEURES : UN PARCOURS HETEROCLITE
CONCLUSION : QUELQUES SIGNES AVANT-COUREURS
CHAPITRE 1 : LE PRIMITIVISME, UNE FASCINATION TRANSVERSALE
INTRODUCTION : QU’EST-CE QUE LE PRIMITIF ?
I. UN MODELE ARTISTIQUE ET THEORIQUE
A- Tzara et le monde de l’art
1. Le collectionneur
2. Visiteur, prêteur ou organisateur : les rôles de Tzara dans les expositions d’art premier
3. L’appel au remaniement des musées
B- Le réinvestissement poétique
1. Transcriptions, traductions, adaptations : modalités d’emploi de la matière verbale primitive
2. La réappropriation des procédés « primitifs »
a. L’esthétique du périssable
b. Geste et rythme primitifs : Dada et la mise en valeur du corps
C- La tension entre « mélanomanie » et racisme
1. « Cannibale », « barbare », « artiste » ou « bon sauvage » : des stéréotypes rebours
2. Mise en scène et dénonciation du racisme et du colonialisme
3. Une attitude néanmoins paradoxale
II. UNE ENTITE AUX CONTOURS FLOUS
A- Les primitifs de l’Occident
1. L’enfant et le fou
2. « L’homme de culture rudimentaire »
B- Le primitif de jadis : un éclectisme archaïsant
1. Le préhistorique, premier des primitifs
2. Un contre-modèle antique
3. Le médiévisme contre l’art renaissant
a. Dada et le Moyen-Âge
b. Moyen-Âge/Renaissance, une périodisation indécise
c. Les cas des primitifs pré-renaissants
CONCLUSION : DES PRIMITIVISMES ERUDITS
CHAPITRE 2 : VERS UNE REVOLUTION PSYCHIQUE ET SOCIALE
INTRODUCTION : LA LENTE CONVSERION AU MARXISME ET A LA PSYCHANALYSE
I. LA POSITION TZARISTE AVANT L’ENGAGEMENT SURREALISTE
A- Aux sources de l’antiphilosophie
1. La tendance anarchiste
2. Un nietzschéisme diffus
3. L’indifférentisme, de la spiritualité orientale à la philosophie Dada
B- La première réception de la philosophie idéaliste et dialectique allemande
C- Le cas de la psychanalyse
II. LA TRANSFORMATION DE LA SOCIETE
A- La conversion au marxisme
1. La question de l’engagement du poète
2. Les multiples prises de position tzaristes
a. Le communisme et l’antifascisme
b. La guerre d’Espagne
B- La libération psychique de l’homme
1. Un rapport complexe à la psychanalyse
2. La question de l’angoisse de vivre
a. La situation psychique dans la société capitaliste
b. L’analyse des causes de la guerre
3. Retrouver un équilibre psychique dans la société future
a. L’instauration de nouveaux rites sociaux
b. L’acceptation de l’ambivalence des sentiments
c. L’élaboration d’une architecture intra-utérine
d. L’instauration de l’oubli et de la paresse
C- Le problème du « freudo-marxisme »
1. Un débat critique
2. Le positionnement de Tzara
CONCLUSION : LA POESIE, ENTRE CONNAISSANCE ET ACTION
CHAPITRE 3 : L’APPORT SPECIFIQUE DES SCIENCES DE LA NATURE ET DU VIVANT
INTRODUCTION : DADA, LE SURREALISME ET LA SCIENCE
I. LA PLACE DES SCIENCES DANS L’ESTHETHIQUE DADA
A- Un rejet de la science ?
1. L’emploi d’un langage spécialisé
2. Des mathématiques aux sciences physiques
B- La déduction relativiste
II. LA BIOLOGIE AUX SOURCES DE L’IMAGINAIRE TZARISTE
A- L’image d’un univers éclaté
1. Une mise en accusation des sciences
a. L’impossible connaissance objective de la nature
b. L’amoralité des hommes de science
c. Remettre l’Homme à sa place
d. Le jeu de l’humour et du hasard
2. Un évolutionnisme dynamisé
a. L’hybridation des règnes
b. Le principe d’une correspondance universelle, l’exemple du mimétisme animal
c. Lamarck, Haeckel, Darwin : quel apport des sciences du vivant ?
B- Redéfinir l’œuvre d’art
1. Une approche organique
a. La métaphore de l’organisme
b. Les fondements biologiques de l’art
c. Une conception néanmoins singulière de l’organisme
2. Pour un art de l’assemblage
C- Le tropisme du corps précaire
1. La critique d’une société malade
2. La métaphore du microbe et l’influence pasteurienne
3. L’omniprésence du pathologique
III. REPENSER L’ART ET LE MONDE A TRAVERS LES SCIENCES PHYSIQUES
A- « Le problème du langage en tant qu’attitude mentale », Grains et issues
1. Rénover la langue
2. La science au croisement du marxisme
B- La revue Inquisitions
1. Le combat contre le rationnalisme
2. La rencontre avec Gaston Bachelard
C- Une relecture scientifique du fantastique
1. L’exemple de l’exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism »
a. Un problème de titre
b. Tzara et le marché de l’art moderne
2. « Le Fantastique comme déformation du temps » (1937)
a. Un texte riche de références scientifiques
b. L’invention d’un fantastique scientifique
3. L’art « fantastique » comme anticipation scientifique : l’exemple de Bracelli et de Jarry
CONCLUSION : L’INTERDEPDENDANCE DU SCIENTIFIQUE ET DU POETIQUE
CONCLUSION
ANNEXES
ANNEXE N°1 : LA BIBLIOTHEQUE ETHNOLOGIQUE DADAÏSTE DE TRISTAN TZARA
ANNEXE N°2 : SEPT « POEMES NEGRES » INEDITS RELEVES PAR TRISTAN TZARA
ANNEXE N°3 : SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES DES « POEMES NEGRES » DE TRISTAN TZARA
ANNEXE N°4 : LISTES DE NOTATIONS
ANNEXE N°5 : LETTRES DE PAUL GUILLAUME A TRISTAN TZARA
ANNEXE N°6 : LETTRE DE HENRI PAREYN A TRISTAN TZARA
ANNEXE N°7 : LISTES DE MOTS
ANNEXE N°8 : LISTE D’ECRIVAINS ET INTELLECTUELS
ANNEXE N°9 : LES DEPLACEMENTS ADJECTIVAUX DANS L’HOMME APPROXIMATIF
BIBLIOGRAPHIE

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