Hikikomori, les ermites des temps modernes
En lien avec les notions de l’intime, de l’environnement domestique, d’un espace restreint (ma chambre à Waseda Hōshien, dans laquelle j’ai photographié) et de l’intérieur/extérieur (honne et tatemae) qui découlent de mon travail plastique, ainsi bien évidemment que des relations humaines au Japon, je me suis intéressé à un mode de vie singulier existant au sein de la société japonaise qui pousse jusqu’à son paroxysme la notion de solitude et d’isolement. Ce mode de vie dont les Japonais se sont rendu compte à la fin des années 90, du fait que de nombreux médias japonais commençaient à s’y intéresser, c’est celui qu’ont choisi les hikikomori (引きこもり). Le terme hikikomori, que l’on peut traduire par « retrait » ou « repli sur soi », désigne une catégorie de personnes comptant plusieurs centaines de milliers sur l’archipel nippon, dont majoritairement des adolescents et des jeunes hommes. Tamaki Saitō (環斎藤) – psychologue japonais spécialisé dans l’étude du comportement adolescent et directeur du Service Médical du Sofukai Sasaki Hospital à Chiba (千葉) – évalue entre 70% et 80% des hikikomori comme étant de sexe masculin.
Leur existence se limite à rester cloîtrés dans leur chambre, tels des ermites, le plus souvent à regarder la télévision, à jouer à la console de jeux vidéo ou à rester scotchés devant leur écran d’ordinateur dans le but de « tuer le temps ».
Seuls et retirés du reste du monde pendant des mois, voire plusieurs années, les individus les plus durement atteints ne sortent même pas de leur chambre pour aller aux toilettes ou se laver. Et ils n’adressent plus la parole à leurs proches, dans le cas où ils habitent encore chez leurs parents. Ces adolescents « sont souvent choyés par leurs parents, qui refusent évidemment de les laisser mourir de faim, et leur fournissent même de quoi s’assurer un minimum d’hygiène au sein de leur chambre. Des systèmes complexes sont parfois mis en place, notamment pour ceux qui n’ont pas accès à des toilettes ou à un point d’eau dans la geôle qu’ils se sont choisie. Beaucoup font leurs besoins dans des seaux et des bouteilles, dont ils se débarrassent avec les déchets du quotidien ». Les familles restent le plus souvent démunies face à cette situation et de peur d’être moquées et montrées du doigt la cachent au voisinage. C’est ce que l’on constate dans Mystery of the Missing Million, un documentaire sur les hikikomori réalisé par la chaîne de télévision anglaise BBC, en 2002.
Dans certains cas, cette attitude de repli a pour origine le manque de communication existant entre le père et le fils au sein des foyers japonais. Cela expliquerait, entre autres, pourquoi il s’agit le plus souvent de garçons hikikomori ; et que ce phénomène affecte beaucoup plus rarement les filles. Thierry Guthmann, professeur français de sciences humaines, juridiques et économiques à l’Université de la préfecture de Mie (三重) au Japon, explique : « Lorsque l’enfant est un garçon, son père a tendance à se montrer plus sévère et de communiquer avec lui de façon plus autoritaire. Tandis que les filles se mettent à disposition de leur mère, les garçons ont souvent un fort problème de construction identitaire ». Dans d’autres cas, cette attitude de désintérêt total pour le monde extérieur, associée à un manque d’ambition et de considération pour leur avenir – ou tout simplement envie de rien – viendrait d’une phobie sociale émanant de la pression exercée sur les jeunes gens par la société japonaise. Enfin, certains se mettent en retrait de la société après avoir subi des harcèlements scolaires, courants au Japon et qu’on appelle l’ijime (苛め ou 虐). Pour les hikikomori, il s’agit vraisemblablement avant tout de couper toute communication verbale, dans le but de se protéger du jugement (les individus qui ne rentrent pas dans le rang sont souvent mis à l’écart) et de l’évaluation continus que l’on subit au sein de la société japonaise. Avec l’exigence de bons résultats permanents, que cela soit à l’université ou plus tard, dans le monde du travail.
Après ces explications d’ordre sociologique, revenons donc à des considérations plus artistiques. La première fois qu’un hikikomori m’a été donné à voir, à l’écran, ce fut en visionnant Shaking Tokyo, tourné par le réalisateur coréen Joon-ho Bong en 2008. Ce film fait partie de Tokyo!, une oeuvre cinématographique regroupant 3 courts-métrages tournés dans la capitale nipponne : Interior Design, de Michel Gondry ; Merde, de Leos Carax ; et Shaking Tokyo, donc, de Joon-ho Bong. Shaking Tokyo raconte l’histoire d’un hikikomori – dont on ne sait pas le nom, interprété par l’acteur japonais Teruyuki Kagawa, (⾹川照之) – qui n’a pas quitté sa maison depuis 10 ans. Contrairement à certains autres, il ne passe pas tout son temps à regarder la télévision ou à jouer aux jeux vidéo, mais il lit beaucoup. Son appartement est rempli de hautes piles de livres, toutes rangées de la manière la plus soignée qui soit. L’intérieur de sa maison est loin d’être un dépotoir. Bien au contraire, chaque chose est rangée de façon méthodique et ordonnée. Sa cuisine et une partie de son salon où il range ses provisions donnent même l’impression que l’on se trouve dans un de ces supermarchés japonais – qui sont par ailleurs les plus propres et les mieux rangés qu’il m’ait été donné de voir. Alors que l’on voit ce hikikomori évoluer dans sa demeure, son quotidien nous est raconté par lui-même, avec l’utilisation d’une voix off. Joon-ho Bong ayant parfois choisi de placer la caméra au plus près de l’acteur, la sensation de confinement s’en voit renforcée. Le hikikomori recevant chaque mois une enveloppe contenant de l’argent de la part de son père, malgré son enfermement il parvient à subsister grâce à son téléphone fixe, avec lequel il effectue toutes ses commandes nécessaires. Depuis toutes ces années, il se fait ainsi quotidiennement livrer ses repas et ses boissons à domicile. Le samedi, c’est le jour où il se fait livrer des pizzas. Il en garde d’ailleurs toutes les boîtes vides, entreposées en un véritable mur de boîtes, dans son salon. Quand il est en contact direct avec les livreurs qui se trouvent sur le pas de la porte, il prend grand soin de ne jamais, au grand jamais, les regarder dans les yeux. Jusqu’à ce qu’un jour… Levant les yeux, il s’aperçoit alors que le livreur est en réalité une livreuse (jouée par Yū Aoi, 蒼井優). Ils se regardent. C’est son premier regard accordé à autrui depuis plus de 10 ans. Au même moment, un puissant tremblement de terre a lieu, faisant tomber de nombreux objets dans sa maison et laissant la jeune livreuse inconsciente, sur son palier. Tentant de réveiller la belle endormie, le hikikomori découvre alors sur sa jambe d’étranges dessins et inscriptions en anglais semblables à des tatouages : « Sadness », « Hysteria », « Headache » et « Coma ». Après avoir cherché la définition de ces mots inconnus dans le dictionnaire, il décide d’appuyer sur le bouton « Coma », ce qui a pour effet de réveiller la jeune fille qui après avoir félicité l’homme pour la perfection de son rangement intérieur, repart sans tarder sur son scooter de livraison. Bouleversé par cette rencontre, le hikikomori est comme pétrifié d’amour et ne peut absolument rien entreprendre pendant deux jours entiers. Sentant une nouvelle secousse tellurique, il appelle alors à nouveau la boutique de livraison de pizzas dans le but de revoir la jeune fille, mais c’est un drôle de livreur plutôt marginal et grossier qui débarque chez lui, pour lui annoncer que la livreuse a démissionné et qu’elle ne viendra plus. Décidé à la revoir coûte que coûte, le hikikomori finit par trouver le courage de sortir de chez lui afin de partir à sa recherche. Avec cette sortie, il franchit quasiment la frontière d’un autre monde. Cette frontière est matérialisée par le pas de la porte d’entrée ainsi que par la ligne de démarcation séparant l’intérieur obscur du logis d’un côté et la lumière extérieure du soleil de l’autre. Au lieu de cette lumière cachée dont on ne percevait que de rares rayons chez lui, on voit à présent un monde immaculé sous une lumière blanche et éblouissante, contrastant avec l’intérieur sombre de la maison. Et l’on entend le vacarme des semi (蝉) qui nous fait presque ressentir la chaleur moite des étés japonais. L’homme ne s’exprime pas mais on entend ses pensées, qui trahissent sa nervosité et son stress intenses. Après quelques instants, il se retourne vers sa maison et constate qu’au bout de tout ce temps ses murs et son toit ont été recouverts d’une épaisse vigne vierge, sauvage et foisonnante. De mon point de vue, on pourrait voir cela comme une métaphore des hikikomori eux-mêmes, qui après avoir passé des mois voire des années enfermés, sont en quelque sorte retournés à un état sauvage dont il est difficile de les sortir, une fois revenus dans le monde réel. Après avoir été longuement habitués au mutisme qu’impose la solitude, la réadaptation à l’autre et la capacité à communiquer de nouveau leur prend en général un certain temps.
Parcourant les rues de Tokyo, le hikikomori se rend compte peu à peu qu’elles sont étrangement désertes. Mais les gens n’ont pas disparu… Non, ils sont tout simplement cloîtrés chez eux, comme si la ville entière était peuplée de hikikomori dont on ne distingue que les silhouettes aux fenêtres. Au bout d’un moment, il aperçoit enfin la jeune fille, enfermée chez elle comme tous les autres. Il tente de la raisonner, mais elle ne veut rien entendre. C’est alors qu’un autre puissant tremblement de terre oblige tous les habitants, pris de panique, à sortir. Mais une fois la secousse passée, tous rentrent à nouveau chez eux pour s’enfermer. C’est à ce moment-là que l’ex-hikikomori rattrape la jeune fille par le bras en l’exhortant à ne pas retourner à l’intérieur. Ce faisant, il appuie sur le bouton « Love » qui se trouve sur le bras de celle-ci et qu’il n’avait pas vu lors de leur première rencontre. À ce moment-là, ils se regardent alors pendant de nombreuses secondes, les yeux dans les yeux et immobiles, avant qu’une réplique destructrice du séisme ne se produise… et marque soudain la fin du court-métrage. Cette scène finale de Shaking Tokyo semble vouloir signifier qu’une mort, amoureux et libre, vaut toujours mieux qu’une vie, solitaire et enfermé.
Ces dernière années, de nombreuses créations cinématographiques, littéraires, anime et même théâtrales se sont intéressées au phénomène hikikomori. Il y a par exemple, le film de fiction Left Handed (De l’autre côté de la porte, en français) réalisé par Laurence Trush en 2008, qui relate les 2 années d’enfermement d’Hiroshi du point de vue de sa mère, dépassée par cette situation, et de son jeune frère qui tente pour sa part de continuer une vie normale ; Castaway on the Moon (Kimssi pyoryugi dans sa version originale ou Des nouilles aux haricots noirs, en français), autre film de fiction coréen – réalisé par Hae-jun Lee en 2009 – où Jung-yeon Kim, jeune hikikomori, observe depuis la fenêtre de sa chambre un homme échoué sur une île qui va au fur et mesure devenir une source d’inspiration pour la jeune femme, jusqu’à l’extraire de son isolement. Au Japon, des manga très populaires auprès des jeunes (tous deux adaptés par la suite en anime, pour la télévision), tels que Bienvenue dans la NHK (NHK にようこそ!, NHK ni yōkoso!) ou Death Note (デスノート, Desu Nōto) comptent parmi leurs personnages principaux des hikikomori. Retour progressif au monde réel avec l’aide de ses amis pour le premier ; enquêtes policières depuis sa chambre d’hôtel dans le but de trouver le plus grand criminel du Japon, pour le second : ces personnages hikikomori jouent des rôles clefs dans leur série respective. Les Japonais ou les Coréens (pays géographiquement le plus proche de l’archipel nippon) n’étant pas les seuls à s’intéresser à ce phénomène, on voit aussi fleurir des créations telles que Hikikomori, le refuge (2016), pièce de théâtre du metteur en scène français Joris Mathieu qui utilise un dispositif sonore particulièrement intéressant : pour un même spectacle visuel, les spectateurs se voient chacun attribuer des casques dans lesquels, selon leur tranche d’âge, leur est contée une narration différente. À l’issue de la représentation, les spectateurs plus jeunes peuvent ainsi partager avec leurs aînés et inversement, l’expérience qu’ils ont vécue et échanger leurs différents points de vue et réflexions.
Anciens étudiants des Beaux-arts de Nantes, Dorothée et David ont réalisé un film esthétique et sensible, présentant différents portraits de personnes qui souffrent de ce malêtre ou bien revendiquant leur statut d’hikikomori. On y retrouve notamment les notions d’environnement domestique et de portraits qui sont en lien avec Laylayé, le moyen-métrage documentaire sur lequel je travaillais avant de partir pour mon échange à Tokyo, précédemment évoqué dans ce mémoire. Les deux artistes se sont rendus une première fois au Japon, grâce à un échange international étudiant entre leur école des Beaux-arts française de l’époque et une université tokyoïte. Leur découverte du Japon les avait alors beaucoup marqués et cela allait les amener à y retourner quelques mois plus tard pour réaliser un court-métrage documentaire intitulé City Lights, Portraits d’une génération perdue(2010) qui se concentrait sur les 4 membres d’un groupe de musique. Pour ce projet, leur but était de réaliser le portrait de jeunes Japonais qui appartenaient à une jeunesse que certains médias de l’époque considéraient comme à la dérive : de plus en plus éloignée des valeurs traditionnelles japonaises et tournée vers un désir d’Occident et de toujours plus d’individualisme. Ne connaissant personne au Japon avant leur départ, leur mode d’approche initiale afin de débusquer les personnages de leur film fut d’envoyer plusieurs centaines de messages via le réseau social Myspace81 à de jeunes créatifs japonais (peintres, illustrateurs, musiciens ou danseurs…). Selon David, Dorothée et lui-même s’étaient concentrés sur ce type de personnes à la fibre artistique, car ils les imaginaient plus « ouvertes d’esprit » et donc sans doute plus faciles à approcher et à filmer. Ils sont alors entrés en contact avec un jeune pianiste japonais, qui s’est montré très intéressé par leur projet de film et tout à fait disposé à se laisser filmer, en compagnie de ses amis musiciens.
À la suite de nombreux échanges sur Internet et au vu de sa motivation et de son sérieux, ils avaient alors décidé que ce pianiste serait le personnage principal de leur film. David et Dorothée s’étaient alors envolés une nouvelle fois pour Tokyo où, fait rare dans ce pays, ils avaient résidé chez ce musicien freeter (フリーター, furītā) de 25 ans qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais rencontré, partageant à 3 l’unique pièce dans laquelle il vivait.
C’est au cours du tournage que les deux Français ont découvert ce qu’était un (une, en l’occurrence) hikikomori. Une jeune fille, membre du groupe, avait quitté son activité professionnelle sous la pression quotidienne qui lui était imposée et ne sortait de sa chambre que pour participer aux quelques répétitions et concerts donnés par son groupe. Dans City Lights, Portraits d’une génération perdue, ce personnage se détache des autres par la souffrance qu’elle incarne. C’est à ce moment-là qu’est né l’intérêt des deux réalisateurs pour ce phénomène. David témoigne : « À ce moment-là, on ne savait pas du tout ce que c’était et comme ça nous intéressait, on a creusé le sujet. On a constaté qu’il n’y avait pas grand-chose qui avait été fait si ce n’est de petits reportages télé, mais cela n’était pas assez immersif». L’idée mise de côté, le tournage a continué de se dérouler comme prévu et David me raconta qu’à son terme, s’étant liés d’amitié avec nos deux Français, les membres du groupe avaient voulu se rassembler afin de leur dire au revoir, juste avant qu’ils ne prennent leur vol du retour pour la France. À cette occasion et pour la première fois, alors qu’ils se connaissaient depuis plusieurs années et qu’ils se voyaient quasiment tous les jours, les membres du groupe sont venus au domicile de leur ami pianiste. Ont-ils continué à se voir chez les uns et les autres après cela ? On ne le sait pas…
C’est donc à l’issue de ce premier film court tourné à Tokyo et suite à la découverte des hikikomori, qu’est né le projet de film Hikikomori, à l’écoute du silence. De retour en France, Dorothée Lorang et David Beautru s’étaient alors renseignés sur les différentes méthodes de traitement utilisées pour permettre à ces « malades » de retrouver du lien social et de se réinsérer dans la société. Ils ont alors découvert qu’il s’agissait le plus souvent de traitements médicamenteux pour personnes dépressives ou atteintes de profonds troubles psychiques. Les résultats de ces traitements ne sont pas probants, et ces derniers plongent même parfois les jeunes dans des états pires qu’à l’origine. Il existe d’autre part des centres qui fonctionnent par châtiments, mais les deux Français n’avaient pas envie de montrer de telles images, choquantes. Sans compter que le fait de faire entrer une caméra dans ce genre d’endroit paraît difficile. « C’est là qu’on a trouvé New Start, un centre en marge avec des méthodes à la cool des années 70, qui semblait correspondre à nos attentes et nos idéaux ».
Dès lors, ils ont tenté d’entrer en contact avec New Start dans le but de se présenter et d’expliquer leur projet de film. Le personnel du Centre ne parlant que japonais, c’est l’aide linguistique d’un « acteur » (américano-japonais) jouant un personnage de leur précédent film qui a rendu possibles les premiers échanges. Cet ami a expliqué le parcours des deux Français et s’est également chargé de montrer leurs créations précédentes. Le plus important était d’insister sur le fait que les deux Français étaient des artistes et non pas « des gens de la télé » venant dans le simple but de piller des images, pour repartir aussitôt. David et Dorothée ont alors affirmé leur volonté de s’engager dans le Centre, où des bénévoles – et parmi eux, des étrangers – étaient déjà présents. Le rôle de ces bénévoles consiste principalement à faire la cuisine et à occuper un peu les jeunes, en échange d’un hébergement cédé à titre gratuit. Selon David, les conditions matérielles sont tout de même assez déplorables (avec la présence de cafards), dans un bâtiment qui n’est pas de première jeunesse. Le bénévolat des uns n’empêche pas les jeunes hikikomori de débourser 2000 à 3000 euros par mois pour cette « cure de désintoxication ». New Start a finalement autorisé les deux artistes à venir faire 2 semaines de repérages. Ceux-ci étant concluants, David et Dorothée de retour en France ont alors fait des demandes de subventions afin de financer leur projet. Mais quelques semaines plus tard ce fut le 11 mars 2011, avec la catastrophe de Fukushima. Dans ce contexte singulier, l’aide (financière) à la création de projets artistiques en lien avec le Japon fut naturellement réservée à des projets sur le thème de la catastrophe, ce qui obligea les deux Français à réaliser de nouveaux dossiers de demande de subventions qui en tenant compte des événements récents, affirmaient néanmoins leur démarche de créer un film immersif au sein de New Start. Ce n’est que 2 années plus tard qu’ils se virent attribuer les subventions escomptées (de la part de la Fondation de France, notamment) et qu’ils purent donc partir filmer pendant 3 mois à Tokyo.
Otaku, la passion comme source d’évasion
Il existe une autre catégorie de personnes qui illustre bien le fait qu’au sein de la société japonaise, les hikikomori ne sont pas les seuls à éprouver le désir de rester « dans leur monde ». Cette catégorie d’individus – encore une fois, principalement des hommes – ce sont les otaku89 (おたく). Ayant débusqué une excellente définition de ce terme lors de mes lectures, je vais me permettre de la citer : « Otaku, traduit en anglais par le terme nerd, était à l’origine un mot argotique employé par les artistes et passionnés de mangas amateurs des années 1980 pour désigner des ‘types bizarres’ (henjin). La signification littérale d’otaku est ‘ta maison’ et par extension, ‘ton toit’, ‘tes affaires’ ou ‘ton espace’. Le mot argotique otaku désigne également une personne qui n’a pas l’habitude de nouer des amitiés étroites et cherche par conséquent à communiquer en utilisant cette formule distante et très formelle à la place du tutoiement, ainsi qu’un individu solitaire qui passe le plus clair de son temps chez lui. Officiellement, le terme fut inventé par l’artiste de dōshinji Nakamori Akio en 198391 ». Sans être enfermés de manière drastique à leur domicile durant des mois ou des années sans en sortir, comme les hikikomori, cette définition nous apprend que l’origine du terme vient néanmoins du fait que les otaku passeraient le plus clair de leur temps chez eux, occupés à des activités solitaires, renfermés sur eux-mêmes. L’enfermement peut donc être physique mais aussi – et c’est là la notion centrale – mental. En effet, les otaku sont souvent perçus par la société japonaise comme des êtres sombres et mystérieux, qui n’ont pas d’amis du fait de leurs difficultés ou du peu d’intérêt qu’ils portent à tisser du lien social avec autrui, et qui ne sortent de chez eux qu’en cas de nécessité : pour aller au travail, faire des courses alimentaires au konbini ou se rendre dans certaines boutiques ou à des événements en lien avec leurs passions. Parmi eux, certains ont même renoncé à exercer une activité professionnelle et se consacrent exclusivement à leur hobby prenant le plus souvent la forme de collections, qui est une autre de leurs caractéristiques. Dans ce cas de figure radical, en retrait du monde du travail, il s’agit de NEET. Quasi « monomaniaques », certains ne sont intéressés que par une unique chose, jusqu’à l’obsession. De manière générale, les centres d’intérêt des personnes dont on dit qu’ils sont otaku, tournent autour des manga, des anime, des jeux vidéo, des films, de la musique ou des idol93 (アイドル, aidoru). Mais quelle que soit sa passion, tout ne se collectionne pas…
En plus de ce qui a été évoqué précédemment quant à sa définition, le terme otaku signifie également « vous », de la manière la plus formelle qui soit. Cette formalité de langage est d’ailleurs la plus utilisée par les otaku. La langue japonaise possède de nombreuses et subtiles nuances et la manière dont on doit s’exprimer varie systématiquement en fonction de la personne à qui l’on s’adresse, où cela se passe et de la situation – comme je l’avais très brièvement évoqué dans l’Introduction à ce mémoire. En réalité, en japonais l’on distingue essentiellement quatre niveaux de langage. Il y a tout d’abord l’argot, utilisé par les jeunes, les voyous ou les yakuza96 (ヤクザ ou やくざ) ; le langage familier, qui est utilisé en famille ou entre amis ; le langage formel, qui est destiné à une personne que l’on ne connaît pas, à son professeur ou à son patron, par exemple ; et le langage poli, le keigo (敬語), utilisé principalement dans le monde de l’entreprise ou lorsqu’un employé s’adresse à un client. Le langage poli se divise lui-même en trois catégories respectueuses que sont le teineigo (丁寧語) dit « langage poli », le sonkeigo (尊敬語) dit « langage du respect » et le kenjōgo (謙譲語) dit « langage de la modestie ». À titre d’exemple, voici différentes façons de dire « Je » que j’ai pu entendre lors de mon séjour nippon, de la plus familière à la plus respectueuse : ore (俺) , boku (僕) , watashi (私) et watakushi (私). À noter que les deux premières, trop familières voire vulgaires dans certains cas, ne sont pas utilisées par les femmes. Sans trop rentrer dans les détails – car ce sont là, certes, des considérations linguistiques un peu techniques – l’utilisation de la façon formelle et polie de la langue japonaise par les otaku nous indique la distance qu’ils souhaitent instaurer avec leurs différents interlocuteurs.
Otaku : fils de l’empire du virtuel (1994), des réalisateurs français Jean-Jacques Beineix et Jackie Bastide, est un long-métrage documentaire de presque 3 heures qui s’est intéressé à la figure de l’otaku au Japon. Bien que ce film – diffusé à l’époque sur les chaînes de télévision France 2 et Canal+ – présente les otaku de manière assez subjective comme une nouvelle pathologie nipponne, il a au moins le mérite de nous éclairer sur l’otakisme et les différentes formes qu’il peut prendre, ainsi que de donner la parole à un artiste alors poète et activiste – avant qu’il ne devienne l’un des réalisateurs les plus célèbres du Japon : je veux ici parler de Sono Sion, qui n’avait que 33 ans. C’est d’ailleurs avec Sono Sion et son collectif éphémère d’artistes Tokyo GAGAGA que commence le film. On assiste alors à une manifestation sauvage organisée par le collectif non loin de la gare de Shibuya à Tokyo, dans le but de dénoncer le fonctionnement de la société japonaise. Cette scène insolite dans les rues de la capitale nous montre un groupe d’individus qui marchent au milieu de la rue, bloquant la circulation et vociférant violemment – où Sono Sion se fait entendre à l’aide d’un mégaphone – des slogans anti système tels que « Quel est le statut d’un homme aujourd’hui ? Où est la ville de mon enfance ? Qu’est-ce que ça vaut de vivre les dimanches sans but, quand on est oppressés tous les jours de la semaine ?». Les membres du collectif, déguisés pour certains, à moitié nus pour d’autres, se roulent par terre ou gesticulent en brandissant des drapeaux couleur rouge sang sur lesquels sont écrits des poèmes en lettres blanches. Dans un interview réalisé le 5 février 2010 à l’occasion du festival de cinéma de Saint-Denis intitulé Voir L’invisible, Sono Sion revient sur cette époque et dit : « Nous étions environ 200 personnes à descendre dans la rue et je pense que personne ne pensait faire quelque chose d’artistique». Bien qu’il se défende que ces regroupements correspondent à une quelconque forme artistique, cela prenait néanmoins l’allure d’une performance, photographiée et filmée, qui laissait les passants sans voix. Plus loin dans le documentaire, Sono parle de Tokyo GAGAGA, de Tokyo et des otaku : il considère que son collectif de poètes est comme une « voix contre l’incommunicabilité qui existe dans tout le Japon. La ville elle-même ne fonctionne plus. On ne passe plus que d’une pièce à l’autre. Les rues ne sont qu’un passage d’un lieu à un autre. Autrefois, la rue offrait un espace pour s’exprimer. Maintenant ce n’est qu’un couloir. Avant, la ville elle-même s’exprimait. Nous, on s’exprime dans cette ville réduite au transport… tout le monde cherche à préserver sa stabilité en s’enfermant dans un espace. Les otaku sont des gens qui ne se lancent pas dans l’action. Ils vivent seulement à travers les expériences des autres».
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Table des matières
Introduction
Chapitre I – PRÉMICES AU VOYAGE
1 – L’environnement domestique
a. Laylayé, portrait de l’habitante et de son habitat
b. Tokyo, machine à broyer
2 – Rencontrer l’Autre
a. Honne et tatemae, l’homme à plusieurs visages
b. Les nouvelles femmes de l’archipel japonais (2013 – en cours)
c. Waseda Hōshien, ma chambre en guise d’atelier
Chapitre II – D’UN MONDE À L’AUTRE
1 – Dans son monde
Introduction : Poème Sans titre
a. Hikikomori, les ermites des temps modernes
b. Otaku, la passion comme source d’évasion
2 – Besoin de compagnie
Introduction : Ta langue contre des yens
a. Enjo kōsai, des rendez-vous pour un bijou
b. Kyabakura, quand la psychologue porte des bas résille
Chapitre III – CORPS ET SEXUALITÉ
Introduction : Corps insulaires
1 – Corps cachés
a. Love Hotel, îlots de liberté .
b. Manko, couvrez ce vagin que je ne saurais voir
2 – Corps dévoilés
a. Sada et Kichizo, une mort qui scelle leur Amour à jamais
b. « Hey! You like what? S or M? », jeux de domination
Conclusion
Illustrations
Bibliographie
Annexe – Interview de Hideto Iwai
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