Frontières génériques et volonté de synthèse
Certes, de telles affirmations peuvent sembler, de prime abord, résoudre le conflit entre les domaines poétique et narratif. Un examen plus attentif permet toutefois d’en éprouver les failles. Ainsi, le qualificatif « vrais » utilisé par Duras pose problème : qu’est-ce donc qu’un roman vrai ? L’auteure ne fait pas ici référence au genre romanesque dans sa globalité, mais à une fraction de la production romanesque dont certains critères subjectifs fonderaient le caractère « authentique ». Dès lors, cette « fusion », fondée sur l’appréciation, s’avère impuissante à opérer une synthèse effective des termes. La synthèse se révèle également impossible par les propos d’Anne Hébert : le récit y est subordonné à la poésie, dans un « glissement des catégories génériques où [la poésie] prend en charge [le récit] parce qu’il est lui-même d’essence poétique, de sorte que […] tout peut être tenu pour poésie 88 ». En un mot, le récit « est [simplement] apparu comme poésie, ce qui est exclusivement une affaire de point de vue. » .
Aucune synthèse n’est par conséquent accomplie par ces propos, la tentative reposant, dans les deux cas, sur des préférences, des idées subjectives de ce qui constitue (ou devrait constituer) le narratif et le poétique. Dominique Combe appelle « réduction » cette association par des auteurs ou des critiques d’un genre à un autre, qui, loin d’autoriser leur fusion, paraît attester au contraire de leur antinomie fondamentale (« tant il est vrai que l’on ne réconcilie que ce que l’on a divisé 90»).
Il demeure que ces déclarations d’auteures sur leur pratique d’écriture ou sur la littérature en général ne doivent pas être négligées pour autant : elles sont en effet symptomatiques d’une volonté esthétique particulière, qui, à défaut de réunir les termes du système rhétorique, met en évidence l’intérêt d’interroger la relation entre récit et poésie dans des textes narratifs.
Représentation des personnages
Cette dernière tiendrait aussi à la représentation des personnages. L’ensemble des textes étudiés par Tadié lui permet de déduire certains traits communs aux protagonistes du récit poétique. Le chercheur les présente comme généralement vides, désincarnés, évanescents. Peu caractérisés, ils donnent une impression d’irréel, ils sont « le support d’une expérience, non plus agent[s] mais patient[s]. » (T-18) Tadié note encore que les figures qui peuplent ces récits sont comme « dévoré[e]s » (T-9) par le narrateur (qui est le plus souvent auto-diégétique), qui possède sur les autres personnages un pouvoir d’évocation et de révocabilité (le lien au souvenir est ici manifeste).
La présence du narrateur est parfois insistante, renforcée par une « répétition pronominale obsessionnelle, présence multipliée, occurrence incessante » (T-18), ce qui n’ajoute pourtant pas nécessairement à sa consistance. Certains des aspects que mentionne Tadié correspondent plus ou moins aux personnages de Kamouraska et de L’Amant : difficile par exemple de parler dans leur cas d’une désincarnation et d’un « vide sémantique […] qui permet[trait] de faire le plein du texte » (T-45).
Ceux-ci présentent en effet des motivations particulières et, dans une oeuvre comme dans l’autre, sont bien décrits, quoiqu’au moyen d’indices épars : « Mme Rolland […] jette un regard vert entre les lattes » (K-12); « la femme blonde et rousse qui flambe » (K-223); « le corps est mince, presque chétif, des seins d’enfant encore, fardée en rose pâle et en rouge » (A-29), « mes cheveux sont lourds, souples, douloureux, une masse cuivrée qui m’arrive aux reins » (A-24).
Le temps de la fiction
Tadié remarque que, dans un roman traditionnel, il y a coïncidence entre la fin du temps de l’histoire et la fin de la quête. Ce n’est pas le cas dans le récit poétique, où se déploie « un temps quasi immobile. Ce temps stagnant n’est pas sans conséquence 42 sur les concepts qui servent à analyser le récit : « On v[oit] alors l’avantage qu’il y a à parler de richesse et de densité plutôt que de durée. »121 » Justement, la durée est d’une si faible importance dans le récit poétique que le temps de l’histoire racontée ne repose pas, la plupart du temps, sur la succession des heures et des jours (ou très peu), mais plus volontiers sur le défilement des saisons. Une certaine réticence est aussi visible dans ce type de textes par rapport à l’Histoire, à laquelle le temps de la fiction est très souvent hermétique. Dans les récits qui y font malgré tout allusion existe par contre une corrélation entre les événements réellement advenus et la diégèse : ce qui fait que le temps historique n’a pas la simple fonction d’ancrage temporel, mais acquiert un rôle particulier au sein du récit.
C’est pourquoi « la récupération de l’Histoire renforce le temps poétique au lieu de le détruire » (T-95). Elle y parvient par des allusions sommaires, un éloignement des événements ou bien une imitation symbolique des épisodes de l’Histoire, le temps fictionnel dissolvant le temps historique et l’intégrant à ses propres fins. 5.1.1. Les figures micro-structurales Nous le disions plus tôt, le parallélisme décrit par Tadié repose essentiellement sur la comparaison et la métaphore. Il s’agit là de figures microstructurales, c’est-à-dire de figures assez évidentes qui se signalent d’elles-mêmes, qui sont « obligatoire[s] pour l’acceptabilité sémantique » (M-85) d’une proposition et qui sont « isolable[s] sur des éléments formels qui sont inchangeables. » (M-85) Outre la comparaison et la métaphore, il existe un grand nombre de ce type de figures.
Or, Le récit poétique met quelque peu de côté certaines d’entre elles, que notre lecture de Kamouraska ne nous permet pourtant pas d’ignorer. Nous en ciblerons ici quelques-unes. Notre propos n’est pas d’établir une recension exhaustive des figures de style pouvant être répertoriées dans Kamouraska mais plutôt de constater, à partir d’exemples concrets, quels sont les autres moyens littéraires utilisés par Hébert. L’un de ceux-ci est sans conteste la synesthésie, figure voisine de la métaphore, qui procède d’une « combinaison de sensations différentes à travers lesquelles s’exprime une impression unique, mais diffuse154 ».
Son empreinte est évidente dans ce passage de Kamouraska où Élisabeth Tassy se voit contrainte d’écrire une lettre pénible à son mari : « L’odeur de la pluie se mêle à la senteur aigre de l’encre, au goût fade de la feuille de papier blanc155 posée là, devant moi, sur la table. » (K-152). Odeur de pluie, senteur désagréable, goût déplaisant : cet ensemble de sensations exprime l’ennui qui assaille le personnage. La dernière partie de la phrase est certainement la plus révélatrice à cet égard. Car, chose certaine, et à moins d’une fantaisie singulière, ce n’est pas le goût du papier qui est en vérité commenté, mais bien la tâche d’écriture, qui relève du « sale devoir de vacances » (K-152).
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Table des matières
INTRODUCTION
Du système des genres et de l’hybridité générique
Kamouraska et L’Amant, romans poétiques ?
Le Récit poétique de Jean-Yves Tadié
État de la question
Objectif de recherche et méthodologie
PREMIÈRE PARTIE : KAMOURASKA ET L’AMANT AU PRISME DU RÉCIT POÉTIQUE DE JEAN-YVES TADIÉ
1.Poésie, prose, récit : système rhétorique et possibilité de synthèse des genres
1.1. Évolution des termes : un survol
2.De la possibilité d’une synthèse
2.1. Frontières génériques et volonté de synthèse
2.2. Tadié et le récit poétique
2.3. Kamouraska et L’Amant au prisme du Récit poétique de Jean-Yves Tadié
SECONDE PARTIE : POUR UNE ÉTUDE DU STYLE DANS KAMOURASKA ET DANS L’AMANT
3.Le style du récit poétique selon Jean-Yves Tadié
3.1. La densité sonore
3.2. La « puissance imageante »
4.Le style du Récit poétique au banc d’essai
4.1. Le parallélisme dans Kamouraska
4.2. Le parallélisme dans L’Amant
5.La stylistique : quelques avenues pour une analyse du style
5.1. Étude du traitement de la langue dans Kamouraska
5.2. Étude du traitement de la langue dans L’Amant
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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