L’ART DE THOMAS HARDY
La nature du roman
Le monde de Jude est marqué par l’absence du père. Le seul substitut symbolique pourrait en être Phillotson, mais il disparaît à son tour, ne laissant à Jude qu’un modèle illusoire de réalisation de soi par la lecture et les études, et ne réapparaît que pour épouser celle que le fils désire : Jude est alors dans la position d’un Œdipe gêné par le père, et la tragédie s’inscrit. Cependant, il est la victime et ne souhaite pas la mort du père. De plus, la mère manque elle aussi et la tante de Jude n’est qu’un ersatz qui ne lui apporte pas d’amour mais lui rappelle sans cesse qu’une existence solitaire et la mort sont tout ce qu’il devrait attendre de la vie. Car Jude n’est pas une tragédie antique, mais moderne.
La perte des repères – représentée par l’absence de filiation – va alors permettre la venue dans le roman de l’enfant appelé “Little Father Time” et qui préfère que ceux qu’il appelle père et mère ne se marient pas. Il n’est d’ailleurs pas le fruit de leur union, peut-être même n’est-il pas le fils de Jude.
Tout ce qui semble bon et agréable dans le texte se situe hors mariage, hors conventions et donc subit la condamnation de la loi sociale. Ce triste constat d’un univers qui interdit le bonheur simple et naturel d’êtres qui s’aiment amène le narrateur à glisser une prophétie dans les paroles de Jude qui répète les mots du médecin après la mort des enfants : “The doctor says there are such boys springing up among us – boys of a sort unknown in the last generation – the outcome of new views of life. They seem to see all its terrors before they are old enough to have staying powers to resist them. He says it is the beginning of the coming universal wish not to live.” (J 402)
La tragédie est donc la trame qui sous-tend l’œuvre, la mort est toujours aux aguets. Cela apparaît dans la nature du texte qui se décline en plusieurs nuances, alliant les descriptions détaillées du régionalisme aux ingrédients tragiques. De même, dans la structure du roman, chaque élément laisse entrevoir sa contrepartie négative. Ensuite la narration dévoile un regard du narrateur qui se fragmente peu à peu jusqu’à s’éclater en une multitude d’autres regards et de voix. Face à cette brèche qui ne cesse de s’agrandir en une béance inquiétante, où le narrataire trouvera-t-il sa place (si tant est qu’elle puisse se définir dans le roman moderne) ?
Régionalisme
The regional novel focuses on the life of a well defined geographical area. Traditionally the locale is a small town or rural district rather than a large urban centre like London or New-York […]. Regional novelists often compose cycles of works set in the same area. Thomas Hardy’s Wessex novels […], despite their fictitious names, are closely modelled on the reality of specific areas of England[…].
L’auteur choisit ici de ne pas conserver le nom des lieux que sa plume visite, mais tout lecteur attentif au réalisme et à la crédibilité des informations données par le texte n’aura aucune difficulté à établir des comparaisons et évaluer la qualité de lacopie. Thomas Hardy est ainsi celui qui a rendu célèbres les plaines du Sud-Ouest del’Angleterre.
Notre intérêt n’est pas ici de vérifier la ressemblance avec les originaux mais d’étudier certaines de ces descriptions afin de découvrir le Wessex de Hardy plutôt que celui que l’on peut voir dans le sud de l’Angleterre. Il apparaîtra très vite que cet environnement bien connu de l’auteur n’est autre que la matière première du roman,la trame de fond qui supportera l’édifice littéraire de l’œuvre et lui donnera sa cohérence.
La mort du romantisme
Comme un air romantique
Au travers de l’étude des paysages dans le roman il apparaît clairement que l’on est loin avec Jude d’une poésie romantique idéalisant la nature ou lui attribuant quelque pouvoir divin. Chez Hardy, le romantisme – si romantisme il y a – se loge ailleurs : dans le traitement des thèmes et des personnages.
Les protagonistes sont deux êtres qui se veulent libres, deux ego qui pensent pouvoir n’être plus qu’un à cause de leur inhabituelle complicité. Ils veulent vivre à l’intérieur de leur microcosme et suivre la loi de la nature qui ne connaît pas d’autre contrainte que la recherche du bonheur : “[…] it was Nature’s intention, Nature’s law and raison d’être that we should be joyful in what instincts she afforded us –” (J 405).
Ils pêchent par hubris : artistes et non-conformistes, ils se croient indépendants de la loi imposée par le Dieu de l’Ancien Testament. Toutes ces caractéristiques font écho au moi valorisé par l’écriture romantique : l’anti-héros rebelle au cœur à vif.
Le choix de vie de Sue et Jude est contraire à la morale victorienne. Ils sont les précurseurs d’un futur mode d’existence. Jude le sait d’ailleurs : il a vécu trop tôt dans un monde qui n’était pas prêt à accepter sa différence, et il se voit dans l’immédiat (“at least in our time” J 390) comme un contre-exemple : “I may […] be a sort of frightful example of what not to do; and so illustrate a moral story.” (J 389)
L’auteur se place lui aussi dans un avenir qui sait reconnaître la singularité et l’honnêteté du protagoniste. Il pourrait même paraître contemporain du lecteur du vingt-et-unième siècle : c’est un moderne qui prend subrepticement parti pour son personnage principal. Le récit est donc bien plus qu’une fable moralisante ; il est même tout le contraire : un appel à la réalisation de soi et à l’évolution des formes sociales. Jude est une victime, mais sa souffrance permet au lecteur d’oser critiquer l’univers auquel il appartient et dont il accepte les règles instinctivement.
La discrétion de l’instance narrative laisse la place à l’esprit du lecteur qui peut prendre possession de l’œuvre. Mais il est clair que le regard de Hardy diffère du regard social. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, Jude est souvent présenté tel un enfant innocent et naïf que la vie trompera. Il vit dans son rêve et le roman revendique la beauté du rêve tout en dénonçant son caractère illusoire. Jude vit alors dans un chaos moral (“a chaos of principles” J 390), mais cela parce que les normes en place sont aussi pourries que le Royaume du Danemark (“there is something wrong somewhere in our social formulas” J 390).
A plusieurs égards le texte fait donc écho à l’écriture romantique du début du dix-neuvième siècle. L’un des points essentiels des Lyrical Ballads était de rendre compte du langage ordinaire, “language really used by men”, “a plainer and more emphatic language”. Or voici ce qu’écrit Hardy dans sa préface aux Wessex Poems : Whenever an ancient and legitimate word of the district, for which there was no equivalent in received English, suggested itself as the most natural, nearest, and often only expression of a thought, it has been made use of, on what seemed good grounds . Les deux poètes montrent un réel attachement à une langue naturelle, libérée de toute sophistication et qui ne chercherait qu’à dire la vérité humaine, “the essential passions of the heart ”. Tous deux choisirent de dépeindre les gens du peuple – “[l]ow and rusic life ” – pour que l’œuvre gagne en force et simplicité. En outre, Hardy choisit de ramener son personnage à Christminster à l’occasion du jour du souvenir (“Remembrance Day”). On se souvient que pour Wordsworth et les romantiques, le passé rapproche de l’enfance, de l’innocence, de cet état où l’on semble un avec la nature.
“Hardy’s pessimistic vision ” : une écriture naturaliste ?
Parfois donc le romantisme éclate comme une bulle de savon à la manière du rêve de Jude (J 138) alors que pointe le naturalisme. Certains passages sont présentés par un narrateur qui se veut observateur, se refusant à tout commentaire. Le regard qui circule alors est celui du scientifique. Or Zola, figure de proue du naturalisme, revendiquait le statut scientifique de son œuvre, comme le suggère cette évocation de son art :
Définition de l’ironie
Il convient d’être prudent lorsque intervient le concept d’ironie, puisqu’elle évoque l’incertitude du sens, l’effondrement des garanties, un jeu de dissimulationrévélation. Selon Guido Almansi, « [l]’ironie parfaite ne se manifeste pas quand elle est reconnue, mais lorsqu’elle est à l’état latent ». De même, pour Beda Allemann, « [l]e texte ironique idéal sera celui dont l’ironie peut être présupposée en l’absence complète de tout signal . » Ce procédé stylistique consiste à formuler un énoncé qui cache – ou révèle – un ou plusieurs sens seconds que le lecteur devra découvrir pour saisir l’ampleur du texte. Pour Linda Hutcheon, qui traite de l’usage moderne de la parodie, l’ironie.
Jim, personnage spectral
Le caractère énigmatique de Jim tient en partie au fait qu’il s’identifie aisément aux héros des livres d’aventure qu’il affectionne. Il se perd dans cet imaginaire et ne parvient pas à s’enraciner dans la réalité. Ainsi, sur le bateau école, il s’invente une vie de justicier aux aventures innombrables, “always an example of devotion to duty, and as unflinching as a hero in a book” (LJ 47). Au même titre que Jude, il se projette dans une vision de l’avenir qui annihile les obstacles et les interdits : Jude Voir supra, pp. 278-279.opte pour la vie avec Sue à l’encontre de toute loi et des leçons de son histoirefamiliale. Jim, quant à lui, s’en va au Patusan pour s’affranchir de son passé. Dans ce pays lointain,il est partagé entre son inaction face au danger et l’acte de bravoure dont il rêve. L’ironie du texte consiste alors à ancrer le désir de Jim dans la réalité diégétique, dans le “now” de l’histoire, reléguant le réel de sa peur dans le non-dit :
Un regard sur la mort
Lorsque Jim est au Patusan, son passé continue de le ramener au souvenir du Patna. Le saut hors du navire ne s’efface pas mais plutôt se duplique avec les sauts qui marquent son entrée dans le Patusan : “This is where I leaped over on my third day in Patusan. They haven’t put new stakes there yet. Good leap, eh?” A moment later we passed the mouth of a muddy creek. “This is my second leap […].” (LJ 228)
Le passé ne disparaît pas, à plus forte raison puisque Marlow s’applique à le consigner non seulement oralement mais également par écrit. La lettre de l’écriture fige le personnage de Jim dans une trajectoire qui s’inscrit sur la page et dans l’acte de lecture.
Cependant, Jim accomplit un ultime saut hors du récit en se présentant, après la mort de Dain Waris, devant Doramin dont il connaît par avance la sentence. Dans la mort Jim devient autre, exclu du monde des parlêtres, renaissant dans un espace où la voix remplace la lettre. Libéré de la loi du langage par son choix du silence, il est en même temps réduit à l’état de signe (comme Tess) dans le texte, désormais semblable aux papillons immobiles de Stein sur lesquels s’achève le roman. Il est un signe qui fait trace et conduit le lecteur dans son sillage, de même que les références aux papillons nous renvoient à divers points de l’histoire qui à leur tour nous Acheraïou, “Joseph Conrad’s Poetics : Space and Time”, p. 49. éclairent au sujet du protagoniste. Jim se fait objet regard, aussi insaisissable que fascinant. Il est totalement absent et totalement présent, tout à la fois “one of us” (LJ 351) et “one of them”, tout de blanc vêtu et irrémédiablement « obscur » (LJ 351).
On se souvient alors de Jude qui lui aussi finit hors scène. Il accepte que son désir demeure sans réponse et par ce silence il contourne la lettre, permettant du même coup à l’objet voix d’advenir. La position du lecteur de Jude est identique à celle du lecteur de Lord Jim car dans ces deux œuvres il est nécessaire que le protagoniste disparaisse pour que s’élève la voix poétique et que se dessine la possibilité d’un renouveau au travers de l’écriture et de la lecture. “And, suddenly, I lost him…” (LJ 291). Jim disparaît donc, mais Marlow n’abandonne pas le récit pour autant. Il est incapable de se défaire définitivement de lui : “My last words about Jim shall be few” (LJ 209) nous dit-il quelques cent cinquante pages avant la clôture du roman. L’histoire doit se dire et se redire encore, par le biais de narrateurs, d’auditeurs et de lecteurs multiples. Les positions narratives évoluent : Jim est parfois celui qui raconte ou qui écrit ; Marlow se fait le narrateur principal, mais il est aussi le premier à écouter Jim. Jewel parle à son tour tandis que Marlow tend l’oreille :
Jim, Jude : deux voix pour le tragique
L’intrigue de chacun des deux romans repose sur l’échec du Nom-du-Père et la puissance de l’imaginaire. Face à ce dysfonctionnement de l’ordre symbolique, le positionnement des protagonistes autorise l’émergence d’un autre langage où l’objet voix résonne. Un espace s’ouvre où l’objet regard fait vaciller le visible.
Le Patusan, c’est le Christminster de Jim, l’endroit d’un retour inéluctable et éternel, le lieu du sacrifice à un savoir autre. Croyant fuir son passé, Jim s’y retrouve en réalité confronté : Brown le ramène face à son déshonneur sur le Patna. Le nom du navire, c’est le S1 qui fait retour dans le mot “Patusan” ; c’est le partenaire (“Patna / partner ”) inséparable, qui tourmente Jim comme le nom des d’Urberville poursuit Tess.
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Table des matières
DE THOMAS HARDY A JOSEPH CONRAD : VERS UNE ECRITURE DE LA MODERNITE
INTRODUCTION
CHAPITRE I : L’ART DE THOMAS HARDY
I. LA NATURE DU ROMAN
A. Régionalisme
1. Les lieux du roman
2. Leur signification
3. Le Wessex comme microcosme
B. La mort du romantisme
1. Comme un air romantique
2. “Hardy’s pessimisticvision” : une écriture naturaliste ?
C. L’ironie
1. Définition de l’ironie
2. Ironie dramatique
3. Ironie cosmique
D. La tragédie
1. L’épopée
2. La tragédie classique
3. La tragédie élisabéthaine
4. Une tragédie moderne
II. STRUCTURE DE L’ŒUVRE ET NARRATION
A. “The rectangular lines of the story”
1. Structure spatio-temporelle
a. Lieux croisés
b. Temps télescopique : les coïncidences
2. Un texte renversant
a. “slightly modified repetition”
b. D’une structure binaire à un rythme ternaire
B. La narration
1. Dans l’œil du narrateur
a. La diégèse
b. L’intertextualité
2. La vision fragmentée
a. L’éclatement de la focalisation
b. D’autres voix et d’autres silences
c. Le narrataire
CHAPITRE II : LES PROTAGONISTES
I. JUDE, ARTISTE MAUDIT
A. Jude contemplateur
B. Un autre regard ?
C. Les yeux de l’artiste
II. SUE
A. Sue l’obscure
B . Confrontée à la loi
C. Sue sur le bord du réel
III. LE REEL, LE SYMBOLIQUE ET L’IMAGINAIRE
CHAPITRE III : TESS OF THE D’URBERVILLES ET JUDE THE OSCURE : JEUX DE MIROIR
I. DEDOUBLEMENTS
A. Jude comme le double masculin de Tess
B. Deux histoires d’amour
1. La Dame et le chevalier
2. Amour courtois et tragédie
3. L’amour narcissique de Sue et Jude
II. TRAGÉDIE
A. La loi et ses interdits
B. Quand la loi fait défaut
1. Arabella, femme phallique
2. Phillotson, l’échec de la fonction paternelle
3. La guerre des sexes
C. Les trois dimensions de la tragédie chez Hardy
1. Espace
2. Temps
3. L’Action : le pouvoir de l’Autre
D. La tragédie : une marque indélébile, une trace sur le corps
CHAPITRE IV : THOMAS HARDY ET JOSEPH CONRAD : RÉÉCRIRE LE TRAGIQUE
I. HARDY, CONRAD ET L’ECRITURE
II. LORD JIM FACE A JUDE
A. Lord Jim : brillance obscure
1. A la recherche d’une voix
2. Jim, personnage imaginaire
3. Jim, personnage spectral
4. Un regard sur la mort
B. Lord Jim : tragique de l’ombre
1. Dans l’ombre de Shakespeare.
2. Le tragique conradien, « miracle pitoyable »
3. Jim, Jude : deux voix pour le tragique
III. JUDE, LORD JIM ET UNDER WESTERN EYES : SOUS LES YEUX DU VINGTIÈME SIÈCLE
A. Lord Jim et Under Western Eyes : du regard à la voix
1. Romans miroirs
2. Variations ironiques
3. Tragédie silencieuse
B. Jude “under modern eyes”
1. La langue des narrateurs
2. Hommes de peu de mots
3. Les femmes ont-elles leur mot à dire ?
CONCLUSION : HARDY, UN MODERNE ?